Par Economic Space Agency (ECSA) 1

Le pouvoir de la finance ne se limite pas à lever des fonds ou gagner de l’argent. Il constitue aussi une invitation à risquer et à spéculer ensemble pour ouvrir de nouvelles possibilités d’agencement collectif. Pour la majorité d’entre nous, la finance est une pratique prédatrice et extractive, qui prend plus qu’elle ne donne. Mais qu’en serait-il d’une finance fondée sur une logique non pas de la capture et de la prise, mais de l’offre et du don ? Un geste rituel d’offrande – la création d’un intervalle de temps selon la forme dérivée du don2 – qui invente de nouveaux espaces économiques ?

L’Economic Space Agency (ECSA) œuvre à la construction d’une plateforme, Space, pour relever un défi économique, éthique, esthétique et politique d’envergure : réinventer la finance en tant que pratique collective d’élaboration du futur et repenser la valeur pour en finir avec l’économie telle que nous la connaissons. Car nous sommes ontologiquement liés les uns aux autres, société de particules élémentaires en partenariats sans cesse renouvelés… Habitants du monde, créatures de toutes sortes, humaines et non-humaines, nous sommes enchevêtrés dans une multitude d’entrelacements et de boucles de rétroaction créatives qui nous tiennent mutuellement en vie. Dans les espaces économiques à venir – le monde que nous voulons – chacun est partie prenante de la vie de l’autre, socialement et financièrement. Nous sommes des entre-preneurs et des entre-donneurs, formant un réseau de partage collectif des risques et des opportunités vitales.

De Robin Hood Asset Management à l’Economic Space Agency

Au départ, nous étions un groupe de chercheurs intéressés par les formes économiques et organisationnelles à venir. Nos analyses d’inspiration post-opéraïstes nous ont amené à conclure que :

– les signes et les significations font partie intégrante de la production réelle et ne sont pas uniquement une sorte d’idéologie ou de superstructure de la production ;

– la dynamique de la production de la valeur réside dans l’agencement de forces hétérogènes et pas seulement dans le rapport entre le capital et le travail ;

– le débordement informationnel et l’inflation sémiotique conduisent à l’imitation ;

– la finance peut configurer le temps, car c’est une technologie qui affecte le futur à partir du présent ;

– l’économie est essentiellement une question d’organisation des potentialités d’agir ;

– l’autonomie trouve son sens dans les changements internes, les mutations, les itérations, les décantations et les dissolutions inhérentes au processus d’auto-composition ; être autonome signifie être capable de mettre en place les attracteurs de nos propres devenirs et comportements.

Les paradoxes de la production immatérielle et du travail précaire ainsi que l’effacement des frontières entre l’économique et le politique bouleversent le fonctionnement de l’économie industrielle, de ses institutions et partant, des manières de l’analyser. Nous pensons que l’art et le politique se trouvent également affectés par l’effondrement des vieilles formes de société, d’économie et de subjectivité C’est là qu’art et politique se rencontrent pour imaginer un avenir différent, et c’est à ce croisement que nous situons notre travail. Nous devons commencer à créer de nouveaux concepts et à imaginer de nouvelles formes sociales et financières. Quelles peuvent être ces nouvelles formes aujourd’hui ? Comment peuvent-elles être créées ?

Notre projet initial pour hacker la finance et créer de nouvelles formes financières et sociales a été Robin Hood Asset Management (Gestion d’actifs Robin des Bois) – un hedge fund unique en son genre et ce, pour trois raisons. D’abord, c’est une société coopérative. Les personnes qui achètent des parts en deviennent membres et décident de la façon dont la coopérative est gérée. Un membre, un vote. Ensuite, une partie des bénéfices générés par le fonds est investie dans des projets ayant pour but la construction des communs. Enfin, l’argent mis dans le fonds est géré par un algorithme appelé « le Parasite ». Celui-ci se connecte aux cerveaux des banquiers de Wall Street, les déconstruit en banques de données et les analyse en utilisant les outils du financement structuré et du Big Data pour partager leurs moyens de production les plus stratégiques avec tout le monde.

L’étape suivante pousse la logique plus loin : il s’agit non seulement de voler les riches pour rendre aux pauvres (à la Robin des Bois), mais d’explorer et construire de nouveaux possibles, de nouveaux écosystèmes, de nouveaux univers, de nouveaux mondes de valeurs. C’est ainsi que l’hydre Robin des Bois s’est vue pousser une nouvelle tête : une start-up appelée Economic Space Agency (ECSA). Voici ce que nous proposons pour réécrire l’ADN de l’économie telle que nous la connaissons.

La plateforme Space : vers des espaces économiques non-linéaires et programmables

Nous vivons un moment historique. Suite à l’émergence de la blockchain3 et de la technologie numérique décentralisée, les formes sociales, économiques et financières deviennent pour la première fois intégralement programmables. La plateforme Space lancée par ECSA est un écosystème ouvert et collaboratif de contrats intelligents basé sur la technologie blockchain de troisième génération Gravity. La plateforme permet de créer de nombreux espaces économiques entièrement modulables et interopérables. Ce que nous dénommons « espaces économiques », ce sont des protocoles d’interaction économique, financière et sociale pour la création de valeur et d’opportunités d’investissement, mais aussi pour le partage et la distribution de ressources. Ce sont des systèmes autogérés, programmables pair-à-pair (peer to peer), qui fonctionnent conjointement dans un réseau émergent formé par les relations qu’ils établissent entre eux. Plutôt que d’envisager une seule économie totalisante, la plateforme Space conçoit l’interopérabilité entre une pluralité de micro-économies, chacune ayant son propre modèle de gouvernance, sa propre logique de création de valeur et sa capacité d’auto-émission monétaire (tokens ou jetons). Ces micro-économies sont autant structurellement interopérables qu’elles le désirent et elles pourront faire usage des structures ou modèles créés par d’autres comme base de leurs propres opérations.

La plateforme Space entend répondre à la nécessité de concrétiser des manières alternatives et non linéaires de s’organiser et de créer des initiatives conjointes. Ces nouveaux modes d’auto-organisation collective et événementielle sont mieux adaptés aux processus de création de valeur déjà existants, mais qui tendent à être minorés par notre système économique actuel. Ce système ne fournit pas de mesure adéquate pour évaluer les types de valeurs qui n’entrent pas dans la quantification économique ou dans les modèles d’évaluation axés sur les résultats, tels que la « profitabilité » psychologique, sociale, esthétique et écologique – laminant ainsi l’hétérogénéité des initiatives collectives et neutralisant leur potentiel à générer et diffuser des valeurs.

De fait, chaque plateforme numérique, depuis les goliaths comme Facebook jusqu’au plus marginal des forums, crée un espace de rencontre et de rassemblement générant des valeurs de genres différents. Nous utilisons le terme d’« espace économique » pour désigner le système immatériel et matériel d’attracteurs et de coordonnées qui configure la façon dont nous créons et interagissons avec les ressources, les biens et les valeurs dont nous disposons et leurs modes d’expression et de représentation propres. Ces espaces économiques, nous les disons « non-euclidiens ». Le terme peut paraître étrange ou même extravagant, mais espace économique non-euclidien a une signification particulière. Un espace économique euclidien est défini par la concurrence des agents économiques pour l’accès à des ressources limitées. Les agents individuels sont définis par des frontières claires et durables ; ils interagissent au moyen de transactions linéaires. Dans un espace économique euclidien, les choses sont pré-produites puis divisées. C’est l’espace dont parlent les politiciens et les experts économiques quand ils affirment qu’il n’y a pas d’alternative au système économique actuel, et qu’ils nous demandent d’adhérer aveuglément à des politiques monétaires d’austérité.

Au contraire, les espaces économiques non-euclidiens défont l’imaginaire de la limitation, de l’austérité, de la rareté et de l’impuissance, pour valoriser un déploiement continu de possibilités, d’options, de connexions et de créativité. Lorsque les ressources et les potentialités sont mises en commun sur une plateforme distribuée, elles deviennent nomades et commencent à muter. Les espaces économiques non-euclidiens supposent une distribution non-linéaire où rien n’appartient à une seule personne, mais où les personnes sont agencées de différentes manières pour générer une plus grande gamme d’interactions. Les espaces économiques nomades sont le milieu associé des tribus en réseau du XXIe siècle. Ce sont des espaces d’innovation et de métamorphose continues. Il faut les considérer comme des organisations programmables et vibratoires à n-dimensions, qui permettent la création et la circulation de nouveaux types de valeur. Les éconautes seront amenés à naviguer dans ces espaces-limites financiers et futuriaux, dont les frontières ne sont ni fixes ni bornées – espaces liminaux et moebiens dans lesquels on se retrouve simultanément au-dedans et au-dehors.

Une finance en open-source

L’objectif de la plateforme Space consiste à offrir une finance en open source : devenir une rampe de lancement facilement utilisable pour la création, le déploiement, le partage, la personnalisation, la copie et le remixage d’espaces économiques modulaires, interopérables et autogérés. La plateforme permet aux groupes et aux individus de faire leurs propres offres, d’émettre leurs propres jetons (tokens) programmables et de définir leurs propres systèmes de valeurs. En tant que tel, le design de l’espace économique devient un moyen d’auto-expression collective, c’est-à-dire une occasion d’énoncer et de définir des valeurs financières échappant à la logique dénaturante de l’équivalence généralisée. Grâce aux capacités modulaires de la plateforme, les utilisateurs ont accès à des outils flexibles pour inventer et élaborer (ou simplement copier) des modèles d’auto-organisation qui savent tirer parti des potentiels latents de la production sociale en réseau.

Actuellement, chaque processus de création de valeur doit se brancher dans une mono-économie extractive4 qui écrase les autres formes d’évaluation. La financiarisation du social qui en a résulté a favorisé la spirale de l’endettement, la baisse du prix du travail et l’érosion de l’État-providence. Pourtant, depuis les ménages jusqu’aux villes, des logiciels au commerce, le travail et l’existence même des individus sont ce sur quoi se fondent les valeurs financières. Qui plus est, nous nous trouvons liés par ces instruments financiers qui prennent nos vies mêmes en gage quand vient le temps d’accéder au crédit.

Nous assistons au tout début d’un processus intensif et protéiforme de décentralisation et de redéfinition des relations socio-financières vers une plus grande multiplicité et autonomie. Une manière de s’engager de façon critique dans cette réingénierie nomade de la finance est de la considérer comme medium expressif. En vérité, la finance n’est pas qu’une question d’argent : c’est un mode de coordination du futur et de ses potentialités d’émergence par le design collectif d’attracteurs et la distribution de flux de désirs. La finance apparaît ainsi comme le moyen d’ouvrir un intervalle temporel partagé, dans lequel de nouvelles choses peuvent se produire en risquant et en spéculant ensemble.

La finance concerne dès lors la capacité à actualiser des potentiels futurs dans le présent par le biais de la monétisation, produisant ainsi de la liquidité pour les investissements. La possibilité de fabriquer des instruments financiers à partir des dettes et des actions, produisant ce faisant un impact important sur la volatilité et la liquidité des marchés, constitue une arme politique stratégique pour organiser et orienter les masses. L’Economic Space Agency répond à cette situation d’extorsion généralisée en abordant la finance avec une attitude de hacker, et en adoptant une poétique de l’expérimentation.

Tel est notre pari : nous voulons que tout le monde soit en mesure de faire usage du pouvoir de la finance comme technique de coordination et de distribution de l’avenir dans lequel nous voulons vivre.

Un bref aperçu technique

Avant l’innovation de la blockchain, il n’y avait aucun moyen d’administrer un registre de données de manière décentralisée ; aucune alternative dès lors au contrôle et à la propriété centralisée des données au niveau de la couche d’application par des firmes monopolistiques telles que Google, Facebook, Amazon et eBay.

Bitcoin a introduit la technologie blockchain et la crypto-monnaie dans le monde, créant un réseau décentralisé sans agent intermédiaire de confiance (trustless) optimisé pour la résilience, la vérifiabilité et l’anonymat. Ethereum s’est ensuite basé sur l’architecture consensuelle et la logique décentralisée de Bitcoin, en y ajoutant un langage de script Turing-complet permettant de construire des applications. Les crypto-monnaies P2P, les contrats intelligents et les jetons blockchain de deuxième génération introduisent de nouvelles façons de coordonner de vastes réseaux, ainsi que de nouveaux modèles de propriété de parties prenantes (mutual stakeholding) développés à même la couche protocole.

Si le financement participatif et le prêt P2P constituent les premiers pas vers la désintermédiation et la personnalisation des relations financières, la prochaine étape du développement technologique et financier doit offrir la possibilité pour chacun d’accéder concrètement à la conception de sa propre agentivité économique. En tant qu’écosystème de contrats intelligents véritablement distribués et permettant une nouvelle façon de concevoir et d’alimenter des organisations programmables au fil des événements (event-based), les plateformes Gravity + Space5 dépassent les restrictions des blockchain centralisées, telles que Bitcoin et Ethereum. Ces deux derniers modèles sont basés sur la même plateforme informatique, un « world computer » exécuté par chaque nœud du réseau, traitant toutes les lignes de code d’application produites par chaque application dans le système. Cette réplication présente un avantage considérable en termes de transparence et de résilience. Cependant, l’architecture world computer introduit des redondances et des limitations qui peuvent s’avérer gênantes et inefficaces pour de nombreuses applications. Les applications basées sur des contrats intelligents sont devenues suffisamment variées pour bénéficier de plus de flexibilité que ne le permet l’architecture world computer.

Au lieu d’une mise en œuvre de type world computer, Gravity offre une plateforme pour construire des réseaux interopérables d’ordinateurs décentralisés – une architecture world computing fabric. Une world computing fabric est une architecture modulaire orientée-capacité en vue de construire des réseaux de machines virtuelles résilients et vérifiables. Cela rend possible une nouvelle approche pour créer des systèmes et des protocoles pour l’économie numérique.

Au-delà de la finance extractive, la finance synthétique mutuelle

Alors que les institutions financières et les entreprises cherchent à tirer parti des potentialités de la blockchain, elles reproduisent simplement les vieux modèles usés et inégalitaires en les plaquant sur des technologies émergentes. Mais les nouvelles plateformes de contrats intelligents n’ont pas encore été irrémédiablement colonisées par les intérêts financiers existants. Nous avons une petite (et étroite) fenêtre temporelle pour créer autre chose. Comme le montre l’histoire d’Internet, les premiers adeptes joueront un rôle fondamental pour donner un sens et une direction aux formes crypto-économiques et organisationnelles émergentes, dont l’usage pourrait, un jour, être aussi répandu que les médias sociaux actuels.

Le système financier actuel est basé sur des relations de dette et d’actionnariat – les premières étant contractées par un grand nombre et les dernières contrôlées par une petite minorité. L’offre croissante d’obligations d’État (moyen sûr de préserver le capital) n’est rendue possible que par la réduction du déficit et l’exclusion de toute dépense inflationniste. En ce moment, l’expansion des formes d’endettement représente la condition même d’accumulation du capital, tout comme l’expansion de la force du travail a été nécessaire à la croissance de la production marchande. Le collectif ECSA veut changer cet état de fait en promouvant des relations de parties prenantes (equity relations) entre les différents espaces économiques. Les espaces économiques développés sur la plateforme Space sont considérés comme d’authentiques partenaires – tout le contraire des relations extractives qui caractérisent le paradigme financier contemporain. Les parts mutuelles agissent comme une force d’horizontalisation, par laquelle tous les éconautes accèdent, récoltent et partagent la valeur dérivée rendue disponible par l’interopérabilité des modes d’évaluation et de mesure hétérogènes. En offrant la possibilité de participer directement (i.e. d’avoir part) à des opportunités de financiarisation, ECSA favorise le pilotage collectif des dynamiques financières et des mécanismes de redistribution, ainsi que la joyeuse prolifération de valeurs hétérogènes. Il le fait concrètement en donnant aux éconautes la possibilité d’émettre leurs propres offres, organisations et jetons (et d’autres types d’instruments), c’est-à-dire d’indexer eux-mêmes les valeurs qu’ils souhaitent partager et les modifier en fonction de mesures qu’ils déterminent. Ce mécanisme unique fournit de la liquidité à la production de valeur sociale et relationnelle. Il permet la circulation/distribution de cette liquidité dans un écosystème qui adhère collectivement à ces valeurs – et par-là même, il participe à la croissance de cet écosystème.

En dynamisant nos relations d’entre-prises mutuelles et de partenariat par actions, nous offrons aux gens une puissance de production, la capacité financière à orienter le futur plutôt que la simple capacité de consommer. En tant que technologie de dé-différenciation des flux de risque et de valeur, la finance synthétique devient un puissant instrument pour la création et la distribution de parts mutuelles qui vitalisent en s’interconnectant l’écosystème ECSA.

Dans le prolongement des perspectives ouvertes par Randy Martin et développées par le Volatility Reading Group, nous considérons les dérivés financiers comme une technologie permettant d’amplifier le pouvoir des organisations autonomes, s’ils sont utilisés dans le cadre d’espaces économiques autogérés et aisément configurables avec l’aide d’interfaces-utilisateurs simples et de modèles prêts à l’emploi. Ces instruments financiers réorganisent – tissent, réorientent, branchent – les flux économiques, et créent ainsi de nouveaux modes de relation qui auparavant étaient indisponibles, impossibles, voire inexistants. En exploitant les instruments de la finance synthétique, on acquiert la capacité à organiser les attracteurs de nos propres comportements, à façonner les rythmes et les modèles de l’espace-temps économique où s’exprime notre être-ensemble. Avec la plateforme Space, il devient possible d’exprimer « la manière dont nous sommes sociaux les uns avec les autres », ce mélange d’endettement mutuel et de réciprocités entre-prenantes (mutual stakeholding) qui composent notre richesse commune6.

ECSA souhaite offrir une nouvelle gamme d’outils financiers à ceux d’entre nous qui ne sommes ni des banquiers, ni des courtiers, ni des acteurs étatiques, de sorte qu’une nouvelle génération d’arrangements financiers non-exploiteurs voie le jour. Avec la plateforme Space, tout le monde pourra démultiplier le pouvoir de la finance – le pouvoir de risquer et de spéculer ensemble – et permettre ainsi la participation à un écosystème multidimensionnel d’espaces économiques reposant sur des relations de partenariat et d’options financières variées. Le moment est venu pour les gens de reprendre les rênes de la finance afin de revendiquer une partie de l’immense richesse qui nous entoure. Ultimement, l’ECSA aspire à rompre avec les usages de la finance en tant que technologie du capital alimentée par la dette et l’accumulation primitive, pour favoriser l’émergence d’une finance facilitant la coordination de nouveaux types de relations de partenariat et de commonfare7.

Répondant à la financiarisation du social, aux défauts inhérents à l’économie du partage, à la tendance à l’automatisation du travail et aux limites des solutions blockchain actuelles, l’ECSA se donne pour mission de fournir une plateforme ouverte mais néanmoins sûre pour l’interopérabilité de valeurs hétérogènes et les prises de risque en commun. La plateforme favorise la formation d’économies cryptomonétaires pour créer de nouvelles relations sociales, économiques et financières. Tout comme Internet a fondamentalement changé la communication en transformant le rôle d’auteur, d’éditeur, de photographe et de créateur de médias, l’ECSA veut transformer les mécanismes financiers en donnant la possibilité à des centaines de millions de personnes de concevoir leurs propres espaces économiques et de générer leurs relations financières.

En résumé, la plateforme Gravity + Space d’ECSA offre :

1. un système d’exploitation pour la crypto-économie basée sur World Computing Fabric ;

2. des outils modulaires, copiables et interopérables pour la conception de nouveaux espaces économiques ;

3. une banque de modèles d’organisation intelligents programmables ;

4. une occasion unique de libérer le pouvoir de la finance collaborative.

Nul ne sait ce que peut un jeton : auto-émission intensive et réingénierie de l’argent

L’argent n’est pas simplement une chose qui sert d’intermédiaire pour les échanges : il informe la manière même dont nous nous constituons en collectivités de grande échelle. La complexité des instruments financiers (et de la forme-argent) s’est développée pour couvrir le risque d’interdépendance ; l’or, le papier, les systèmes de comptes, la dette, le crédit, les stocks, les options, les dérivés sont les symptômes de la complexité croissante des fonctionnalités des mesures quantitatives. L’argent est, à toutes fins pratiques, le medium de synthèse sociale par excellence dans les sociétés capitalistes marchandisées. C’est la technologie élémentaire de l’individuation psycho-collective dans l’ensemble techno-social et économique connu sous le nom de capitalisme. Par conséquent, nous devons concevoir l’argent comme un objet technique de design social, c’est-à-dire quelque chose qui peut et doit subir une réingénierie pour servir nos aspirations collectives.

L’invention de Bitcoin nous a poussés à repenser les présupposés fondamentaux sur lesquels repose l’architecture monétaire contemporaine et son impact sur la logique opérationnelle de la finance. Le Bitcoin et les alt-coins qui ont suivi nous rappellent que l’argent n’est pas une donnée naturelle, mais un artifice – précisément, une technologie. Cela ne signifie pas que l’argent est seulement « arbitraire », c’est plutôt une abstraction réelle qui s’est développée au rythme de la complexité croissante de la société. En tant que medium, nous devrions commencer à prendre le contrôle de sa constitution, de sa conception et de son fonctionnement en faveur de nos propres communautés d’échange, au lieu de le laisser être conçu par et pour les riches.

L’engouement autour de la blockchain s’explique par l’apparition d’un nouveau moyen d’encryptage qui permet de franchir un grand pas vers la démocratisation de la finance par des techniques de décentralisation. Prenez un dollar : vous n’avez aucune idée de son histoire ni de l’histoire de sa production. Au-delà de son utilisation immédiate, vous ne savez pas qui a transpiré, ni d’ailleurs qui est mort, pour ce dollar. L’argent a toujours été une sorte de procédé d’encryptage, mais son code, et donc ses moyens de contrôle, ont été savamment cachés, séquestrés entre les mains des plus puissants : les banques centrales, les financiers et leurs forces armées, les États. Avec la domination imposée par la finance impériale, les gens ordinaires ont été mis dans l’incapacité d’élaborer leurs propres espaces financiers ou de proposer les règles de leurs propres systèmes d’évaluation financière.

La logique extractive de la finance actuelle est intimement liée au fait que la monétisation est le mécanisme par lequel les valeurs sociales, culturelles, économiques et écologiques sont mises en mesure les unes par rapport aux autres, de manière à rabattre des valeurs hétérogènes sur la seule unité de compte connue (jusqu’à présent), la monnaie fiduciaire, avec son principe de rareté constitutif. À l’inverse, la plateforme Space offre la possibilité à toute personne ou à tout collectif d’émettre des jetons entièrement programmables. Ces crypto-jetons permettent à quiconque de définir les gabarits de valeur qui se mueront en attracteurs, et qui orienteront la création de leurs propres espaces économiques ou constellations économiques. L’auto-émission signifie que tout agent peut émettre de la valeur et la proposer à d’autres agents. Son estimation de la valeur représente donc une question pratique pour chaque agent lorsqu’il doit faire face à une offre, mais également une question générale pour la société.

Dans le système financier actuel, la valeur se présente comme objective, éliminant activement l’émergence, par essence protéiforme, de nouvelles formes de valeur. Mais l’évaluation est, en dernier ressort, une affaire d’expression collective. Au lieu d’imposer un système de valeur uniforme, comme le font les monnaies fiduciaires, l’objectif de l’ECSA est de créer une plateforme restituant la multiplicité, la richesse et l’hétérogénéité de valeurs socialement et financièrement liquides. Au final, l’ECSA considère les monnaies auto-émises non seulement comme des devises ou des capitaux propres, mais également comme des germes spéculatifs qui commencent à propager de nouvelles formes d’échange et de nouveaux modèles d’organisation décentralisés.

Anarchiver la finance

Allons un peu plus loin dans ce que pourrait impliquer la multiplicité des valeurs collectivement exprimée (un multivers de valeurs). L’un des défis auxquels nous avons été confrontés concerne l’impératif de la conservation par l’échange, c’est-à-dire la fonction de l’argent comme réserve de valeur. Schématiquement, le problème de la forme traditionnelle de l’échange est double. Sur le plan de l’objectivité, la forme de l’échange capitaliste induit une logique d’accumulation infinie particulièrement nocive. Il implique un régime d’aplatissement des valeurs sous le poids de l’équivalence généralisée et procède ainsi à la quantification complète du monde où nous vivons. Sur le plan de la subjectivité, la forme de l’échange engendre une pratique solipsiste qui conduit à l’exclusion réciproque de la propriété. La valeur est toujours sociale à un niveau ou un autre, mais cette composante sociale est atténuée par la fonction de valorisation marchande de l’argent qui introduit et réintroduit l’individu à chaque transaction. Le sujet économique est essentiellement conservateur : il représente objectivement un terminal à la fin du circuit économique, coincé dans une forme subjective de propriétaire.

Le problème stratégique pour redessiner un nouvel espace économique est l’anarchivage de la valeur stockée par la forme traditionnelle de la monnaie. Comment anarchiver la plus-value des activités vitales pour la redistribuer d’une nouvelle façon ? Du point de vue processuel de l’anarchive, quelque chose toujours échappe. La notion d’anarchive met en évidence l’événementialité qualitative qui excède toute capture informatique et systémique. Par exemple, un échange économique ne se limite jamais à une relation binaire entre deux parties préexistantes. C’est aussi et toujours un événement générateur, avec son élan propre, un espace-temps particulier créé par la rencontre de forces hétérogènes à un moment donné. Quelles autres unités de compte pourraient être utilisées pour favoriser la dissipation de la valeur dans l’ensemble du réseau contre la logique de capture et de stockage inhérente au processus d’échange traditionnel ? Comment pouvons-nous répartir la valeur de sorte qu’elle soit virtuellement et immédiatement considérée comme une abondance qui coule librement, au lieu de déclencher des modèles d’accumulation restrictive ? Comment concevoir un jeton (une pièce, a token) qui ne se contente pas de stocker de la valeur, mais la diffuse dans les écosystèmes qu’elle traverse ? Il s’agit là fondamentalement d’un problème écologique, qui nécessite d’ouvrir de nouvelles perspectives monétaires déployant des relations à n-dimensions et distribuant la valeur de façon anonyme et multiplicatrice.

Valoriser ou ne pas valoriser ? Abstraction sans extraction

Trotski considérait que la transition vers le communisme requerrait malgré tout une mesure de la valeur. On ne saurait en effet se passer prématurément de la notion de « temps de travail universel abstrait » ou de la forme monétaire. L’émergence de formes de plus en plus souples de computation/communication semble indiquer qu’il est possible d’abstraire et d’auto-capturer notre production (immatérielle) sans se soumettre aux mécanismes de l’exploitation. Abstraction sans extraction : il faut imaginer de nouveaux espaces économiques qui pourraient à la fois préserver la dimension qualitative de nos modes de sociabilité, mais également produire des unités de valeur interopérables, c’est-à-dire, potentiellement échangeables avec d’autres communs et micro-économies émergentes.

Notre espoir est que si nous permettons la construction d’espaces économiques de participation libre et ouverte produisant une richesse distribuée horizontalement, ces communs coopératifs entreront en relation les uns avec les autres et attireront tous ceux qui souffrent actuellement de l’exploitation pour nous orienter vers une économie mieux nourrissante – une économie où payer le prix d’entrée n’est pas vendre son âme.

Traduit de l’anglais (américain) par Priscilla De Roo

1 L’ECSA est composée de théoriciens de la finance, de politologues, de programmeurs, de concepteurs de jeux, d’artistes, d’avocats, d’experts en peer production, de philosophes, d’ingénieurs en applications décentralisées, travaillant tous à réinventer les espaces économiques et à les rendre opérationnels.

2 Le projet Wealth of Societies a développé une analyse convaincante de la forme du produit dérivé comme don. Au lieu de reprendre la critique habituelle dénonçant combien nos vies et nos institutions sont colonisées par la logique de marché, les auteurs se demandent plutôt ce que la finance dérivative amène de nouveau au vieux débat sur ce que l’argent peut ou ne peut pas acheter. Benjamin Lee et Randy Martin (dir.), Derivatives and the Wealth of Societies, Chicago, The University of Chicago Press, 2016.

3 La blockchain est un protocole de gestion numérique de données en open source, décentralisée, infalsifiable et fondée sur des échanges effectués en peer to peer sur des réseaux.

4 Nous utilisons le terme « mono-économie » par analogie avec celui de monoculture, où une espèce (sur un spectre large d’espèces possibles) domine l’écosystème, et non dans le sens technique où le terme mono-économie est utilisé en économie du développement. On pourrait aussi parler d’« économie monothéiste » pour mettre en évidence les éléments théistes qui dominent le dogme économique actuel.

5 Pour des informations plus détaillées à la fois sur Space et Gravity, se reporter aux « papiers blancs » concernés sur notre site www.economicspace.agency

6 « Telle serait la promesse d’une politique des produits dérivés, dans le sens où elle traiterait l’endettement mutuel immanent des populations comme un moyen pour elles d’agir en faveur de ce que le social pourrait signifier et incarner. […] Reconnaître un monde façonné par des opérations de produits dérivés conduit à faire émerger un enchevêtrement d’endettements mutuels et des manières d’être socialement ensemble, même si nous ne fusionnons jamais en un » (Randy Martin, « From the Critique of Political Economy to the Critique of Finance », in Benjamin Lee et Randy Martin (dir.), Derivatives and the Wealth of Societies, op.cit.).

7 Système axé sur le bien commun par analogie au welfare, basé sur le bien-être.