Souvent critiqué pour ses positions jugées essentialistes, l’écoféminisme a rapidement été écarté d’un certain nombre de courants féministes, notamment parce qu’on a jugé qu’il proposait une épistémologie de la nature ambiguë, dans laquelle femme et nature étaient dangereusement associées. C’est d’ailleurs la même critique qui a conduit un certain nombre de féministes à rejeter le positionnement éthique de l’écoféminisme, souvent articulé autour de la notion de « caring » ou de « care », entendue comme l’attention, le soin, le souci de l’autre et les activités domestiques qui lui sont corrélatives. A partir des injonctions militantes 1à « aimer la nature », à la respecter comme une mère, ou à en prendre soin comme un enfant, certaines théoriciennes ont en effet cherché à faire de la notion de care un concept central de l’éthique écoféministe. Ces critiques ayant été cruciales dans la disqualification théorique de l’écoféminisme, il convient de les examiner ici d’un point de vue philosophique.
Un des défis contemporains de l’écologique politique contemporaine pourrait être résumé ainsi : comment penser et œuvrer pour la protection de l’environnement, si nous ne sommes pas d’abord d’accord sur l’idée même que nous avons de la nature ? Ou : comment arbitrer localement et globalement des représentations concurrentes de la nature ? A cette question, l’écoféminisme apporte des solutions pragmatiques, partant des rapports les plus quotidiens et les plus immédiats que nous avons avec nos proches et le monde qui nous entoure. En s’efforçant de mobiliser la notion de care, l’écoféminisme montre en effet qu’on ne peut initier une réflexion épistémologique sur la nature sans entamer préalablement une réflexion éthique sur les pratiques par lesquelles nous la transformons. Selon cette perspective, il se pourrait bien qu’il n’y ait pas « une » nature à protéger, mais que la nature soit « ce que nous protégeons ». Entendue ainsi, la nature est un continuum infini de care-receivers, c’est-à-dire de dépositaires de notre « souci de », de notre attention et de nos activités de soins. Plutôt que de chercher à moraliser notre rapport à « la » nature, objectivée par le pouvoir patriarcal et le capital, plutôt que de souscrire à des représentations à la fois hégémoniques et culturellement marquées de ladite nature, l’écoféminisme suggère qu’elle est cela même que nous protégeons quand nous faisons attention aux autres, quand nous pourvoyons à leur bien-être, quand nous réunissons autour d’eux les garanties de leur survie.
C’est pourquoi après avoir examiné quelques critiques adressées aux usages écoféministes de la notion de « care », je montrerai ses avantages théoriques et politiques, notamment dans la redéfinition de la nature et des liens qui nous unissent à elle.
L’écomaternalisme comme éthique écoféministe
L’une des principales critiques adressées à l’écoféminisme est de ne s’être jamais complètement émancipé de ce que certains appellent l’écomaternalisme. Par écomaternalisme, il faut entendre l’extension du rôle maternel domestique (psychologique et pratique) au monde naturel et la mise en avant de ce rôle de mère dans la formulation de revendications écologiques et féministes. L’écomaternalisme désigne donc l’approche écologique fondée sur les valeurs et les pratiques de caring (d’attention, de soin, et on peut ajouter, de reproduction) dont les femmes et les mères sont traditionnellement responsables dans de nombreuses cultures. Cet écoféminisme appellerait à « aimer la nature », à la « respecter comme une mère », ou à en « prendre soin » comme un enfant. De fait, aux Etats-Unis, l’écoféminisme s’est d’abord exprimé dans une série de mouvements « grassroot » qui rassemblaient des mères inquiètes de l’avenir de leurs enfants, menacés par la pollution, par la guerre ou par des dérives incontrôlées de la technique. Cet 2écomaternalisme a donc puisé à deux sources3 : d’une part le « maternalisme civique » du XIXe et du début du XXe siècle, d’autre part les théories du care, élaborées dans le sillage des travaux de Gilligan. De ce point de vue, la notion de caring est, sans 4être nécessairement formulée, présente dès les débuts des premiers mouvements. Selon les détracteurs de l’écomaternalisme, ce courant tendrait à tenir pour acquis des définitions figées des femmes et de leur rôle familial et social. Il se contenterait en outre d’exporter ce modèle idéologique dans la sphère écologique. La critique de cet écomaternalisme se décline en plusieurs arguments.
Le premier argument cible la conception figée de la femme que l’usage de la notion de « care » semble induire. Cette critique, on l’aura reconnue, est celle à laquelle la plupart des féminismes de la seconde vague doivent répondre, à savoir de mobiliser des représentations figées de la femme, sans prendre en compte la multitude des expériences des femmes. Cette critique touche plus particulièrement l’usage féministe de la notion de care, qui semble conforter les rôles de sexes imposés par la société patriarcale, et en particulier celui, pour les femmes, d’être les pourvoyeuses de soin. Corrélativement, on s’est inquiété de ce que l’usage de la notion de care ne limite le pouvoir des femmes à leur rôle social de mère, les empêchant ainsi de se poser en sujets politiques. Sans utiliser nécessairement le terme d’écomaternalisme, Janet Biehl reproche par exemple à la valorisation d’un éthos du care d’être un simple « renversement » de la hiérarchie patriarcale, qui enferme les femmes dans la sphère de l’oikos, « au nom d’un éthos domestique du « soin » [caring], de la « protection » [nurturing], et en invoquant au nom de liens organiques ou tribaux, un énigmatique et mystique « biologisme » » 5.
Sherilyn MacGregor ajoute que l’écoféminisme n’offre pas de perspective critique, ni sur les pratiques de care elles-mêmes, ni sur les institutions dans lesquelles elles se déploient ou devraient se déployer. L’Allemande Maria Miès ou l’Indienne Vandana Shiva sont ici particuli6èrement visées, accusées de limiter le féminisme à une « politique de la survie ». En accordant une place cruciale aux activités domestiques de soin, d’attention, de protection, de la nature et des êtres humains, bref, aux activités de caring qui sont, dans le monde capitaliste, données aux femmes et dévalorisées, c’est accepter les fondements mêmes de la division sexuelle du travail et s’empêcher de la remettre en cause. Selon MacGregor, qui invite les écoféministes à une réflexion plus profonde sur l’organisation contemporaine de la reproduction sociale, l’écomaternalisme est aveugle aux institutions et aux mécanismes politiques, et n’offre pour toute stratégie de résistance que de « rester en vie ».
Une troisième critique consiste à souligner le caractère a- ou infra-politique et les impasses utopiques de l’écoféminisme. En mettant l’emphase sur la sphère du foyer, les écoféministes ont selon Biehl négligé la sphère politique, ce que trahiraient la radicalité du mouvement et ses contradictions internes. Bielh rappelle aussi combien la sphère de l’oikos a pu être, dans l’histoire, le lieu des plus grandes oppressions pour les femmes et combien il est par conséquent naïf d’en promouvoir les valeurs à l’échelle de la Cité. Surtout, Biehl reproche à l’écoféminisme de dissoudre la séparation entre privé et public, entre famille et cité, entre politique et domestique, autrement dit, de faire de l’oikos une sphère suprême, celle à partir de laquelle se définiraient les rapports entre individus et les modes de gouvernement. Biehl s’inquiète donc qu’une politique écoféministe ne soit une dérive tyrannique, où les rapports domestiques justifieraient l’abolition même d’un contrat social fondé sur un engagement rationnel des participants. C7’est pourquoi Biehl préfère fonder le projet d’une communauté juste dans la faculté de raison dont dispose chaque individu, plutôt que sur des valeurs de caring supposées nous mettre en relation avec le reste du monde vivant.
Usages du care
Quoique ces critiques soient en parties fondées, je voudrais montrer ici qu’elles ignorent la spécificité des usages du care dans le cadre particulier de l’écoféminisme. Cette notion de care n’a pas seulement été importée d’un féminisme « vieille école », réitérant ainsi une ontologie dualiste mille fois critiquée. Il serait inexact et injuste d’interpréter sa mobilisation comme un ready-made éthique bien commode pour aborder simultanément les questions féministes et écologiques. Quelques remarques s’imposent.
Tout d’abord, la critique de MacGregor et de Biehl n’est, au fond, pas nouvelle. Elle s’inscrit dans des débats bien connus qui apparaissent dès la parution de l’ouvrage de Gilligan. En proposant de se tourner vers une théorie de la citoyenneté plutôt que vers une éthique du care, MacGregor reformule l’opposition entre les éthiques du care et les philosophies abstraites du droit qui, dans une certaine mesure, est initiée par les travaux mêmes de Gilligan. L’alternative, cependant, n’est peut-être pas entre « care » et sphère publique, entendue comme le lieu où se débattent et se décident les principes d’une société juste. Un système légal peut tout à fait être articulé à nos pratiques de caring, soit pour les formaliser, soit pour soutenir leur déploiement, soit pour les encadrer. Car pour penser les termes d’une société juste, l’essentiel n’est peut-être pas de décider s’il faut ou non faire taire nos valeurs éthiques, mais plutôt de répondre à la question : comment articuler des visées concurrentes du bien ou, comment penser la visée éthique d’une vie bonne dans des institutions justes8 ? Dans le cadre plus spécifique de l’écoféminisme, il est peu probable que la mise en œuvre d’une réflexion politique sur les moyens de faire face aux défis écologiques de demain puisse faire totalement l’économie d’une réflexion éthique sur les moyens d’habiter le monde, c’est-à-dire aussi de prendre soin de ceux qui le peuplent.
Par ailleurs, les critiques d’ « écomaternalisme » que nous venons d’évoquer ont tendance à dissimuler la diversité et l’originalité des usages de la notion de care dans le discours écoféministe. Je me limiterai ici à donner troi exemples de la façon dont la mobilisation d’une éthique du care a permis aux écoféministes de remettre en cause nos cadres éthiques pour refonder notre rapport à la nature. Premièrement, la notion de care a permis de poser de manière urgente la question de la responsabilité écologique de notre génération envers les générations futures. Issu notamment des mouvements pacifistes et anti-militaristes, l’écoféminisme a dénoncé très tôt la menace que faisaient peser sur les générations d’alors et sur les suivantes l’escalade de la violence et la course à l’armement nucléaire dans le cadre de la guerre froide. En recourant 9à la notion de care dans un cadre écologique, les écoféministes étendent donc son champ d’application horizontalement à toute la nature, et verticalement à toutes les générations futures.
Au prisme de l’écoféminisme, la notion de care questionne aussi la nature ontologique des partenaires de la relation éthique. En témoigne par exemple l’usage qu’en fait la philosophie éthique animale. La question animale apparaît en effet dès les années 1970 dans les débats écoféministes, et est systématiquement explorée dans les années 1980. Les travaux de C. Adams et de J. Donovan questionnent plus sp10écifiquement l’usage de la notion de care dans le domaine de l’éthique animale. Pour Adams, par exemple, c11’est sur le plan de l’objectification à laquelle ils sont exposés dans la culture patriarcale que femmes et animaux subissent une oppression comparable, ce qui justifie le rapprochement des combats féministes et des mouvements en faveur de la protection animale. Les critiques mentionnées plus haute tendent donc à ignorer les profondes transformations que l’écoféminisme fait subir au sujet de la philosophie moderne. Le meilleur exemple de ces innovations peut sans doute être trouvé dans les travaux de Rosi Braidotti qui, dans Transpositions par exemple, revisite les éthiques du care pour en faire un des modes privilégiés de rapport au monde de ses « sujets nomades ». En mobilisant les éthiques du care, les écoféministes nous invitaient à considérer la porosité de notre subjectivité prétendument autonome, les imbrications réciproques de différents modes d’existences naturels, bref, le caractère fondamentalement « interconnecté » de notre subjectivité, pas seulement aux autres êtres humains, mais au monde non-humain (animal, végétal, voire minéral). Elles proposaient de repenser en profondeur les catégories ontologiques sur lequel il reposait, d’inaugurer une nouvelle révolution copernicienne, pour se donner la chance de repenser le politique.
Finalement, c’est donc la nature même du care qui était questionnée. Intégrée à une critique du travail reproductif, la notion de care recoupe l’ensemble des activités qui, quoique non rémunérées, contribuent à l’accumulation du capital en participant à la reproduction de la force de travail. Selon cette perspective, le care est perçu comme un travail à proprement parler, ce qui le débarrasse de ses accents moraux ou psychologiques. Une féministe comme Federici, par exemple, se montre d’ailleurs méfiante à l’égard des analyses psychologiques de Gilligan. Et ce d’abord parce que cette approche a tendance à dissocier l’attention et le souci de l’autre de ses enjeux reproductifs, et donc du système d’exploitation économique duquel ils sont solidaires. Federici et Gilligan se rejoignent sur le constat que les activités et les rapports de care sont, dans la société patriarcale, dissimulés, ou jugés non-pertinents. Mais pour Federici, les activités de caring doivent être un terrain de lutte privilégié dans les combats féministes, parce qu’il s’y joue la reproduction même du capital et du système d’oppression qui lui est concomitant, donc la reproduction même de nos existences. Quoiqu’elles induisent une dimension psychologique, les tâches domestiques du care, tout comme leurs versions marchandes dans l’économie capitaliste (service ménager, aide à domicile, etc.), ne peuvent donc être réduites aux simples modalités d’un rapport éthique. L’intuition d’une obligation éthique à protéger l’environnement se mue alors en nécessité impérieuse de reconnaître l’importance fondamentale des activités de caring, En d’autres termes, l’approche éthique des écoféministes fixe le cadre d’un nouveau pacte avec la nature, dans lequel prendre soin de l’environnement et du monde naturel n’est pas un luxe moral mais une condition sine qua non au maintien de la vie.
Repenser la nature. La voie des éthiques du care.
Un des principaux arguments des écoféministes est d’avoir montré que le patriarcat orchestre des rapports de pouvoirs dans lesquels les hommes et la masculinité se placent comme maîtres et dominateurs des femmes et de la nature. Mais on a reproché aux tenantes d’une éthique du care de maintenir une représentation confuse de la nature, et des bénéfices que cette dernière pouvait tirer de nos soins. Une 12éthique du care doit donc au moins pourvoir parvenir à définir ce qu’est la nature, en quoi elle peut être un partenaire de la relation de care, et finalement ce que veut dire en prendre soin.
Or sans doute y a-t-il autant de façons de prendre soin de la nature qu’il y a d’êtres humains et de communautés humaines. D’aucuns en concluent qu’une éthique du care échouera nécessairement à fonder les termes d’une politique écologique, car comment parviendrons-nous à protéger quelque chose sur la définition duquel il n’y a pas de consensus ? Mais à l’inverse, tenter de définir la nature ne revient-il pas à circonscrire au préalable, et par là-même à objectiver, un champ épistémologique, éthique, politique, irréductible à toute définition ? Peut-être faut-il alors chercher ailleurs l’intérêt des éthiques du care dans le champ écoféministe. En nous invitant à prendre soin de la nature, les écoféministes aspirent avant tout à éveiller notre conscience du monde naturel, condition indispensable à une forme d’attention plus intensive de la nature, comme sa protection par exemple. N’est-ce pas, en effet, dans la possibilité d’un caring about que peut germer la possibilité d’un caring for ? L’éthique du care, n’a peut-être pas de contenu moral, et n’en a peut-être d’ailleurs jamais eu, car elle consiste moins à mobiliser des valeurs – surnaturelles, métaphysiques – susceptibles de guider notre rapport à la nature, que de commencer à penser la nature comme cela même vers lequel sont dirigés notre soin et notre attention.
En faisant appel aux éthiques du care, les écoféministes ancrent l’éthique environnementale dans nos pratiques individuelles et collectives, au lieu de la fonder dans une série de valeurs supposées partagées par tous : le bien commun, la justice, la nature. Préserver l’environnement, cela commence dans les plus quotidiennes de nos activités, dans les rapports les plus immédiats que nous pouvons avoir avec les autres et avec le monde qui nous entoure. Ce lien, individuel ou collectif, qui suppose parfois notre immanence au monde, est absolument fondamental pour établir un rapport écologique à la nature. En appeler au seul rationalisme, comme le fait Biehl, c’est instaurer une distance à l’égard du monde naturel, nous arracher à la nature, qui certes lie les êtres humains entre eux, mais qui les distingue tout à la fois des autres êtres vivants. En faisant appel à une éthique de l’attention au particulier et au contexte, les écoféministes rappellent l’importance du lien qui nous lie à l’autre (humain ou non) dans la prise de décision morale. A travers les éthiques du care, les écoféminismes font appel à notre intuition la plus immédiate, celle par laquelle nous sommes enclins à nous protéger nous-mêmes et ceux qui nous entourent et nous sont chers. To care about nature ne signifie donc pas tant se soucier ou prendre soin de la totalité de la nature que des êtres singuliers qui la peuplent. C’est donc là, dans les plus quotidiennes de nos activités, que se joue et se définit la nature.
Cette nature ne saurait être réduite au fantasme d’un sans-l’homme, à la nature sauvage du romantisme ou encore à celle, objectiv(é)e, dont la science cherche à percer les secrets sous ses microscopes. Il s’agit ici de la nature comme monde commun, comme ce dont nous faisons partie, ce que nous partageons. En invitant les éthiques du care dans une réflexion à la fois écologique et féministe, les écoféministes évitent le problème de fonder notre rapport éthique au monde sur la notion abstraite (le concept ?) de nature, qui porte d’emblée en elle une ontologie donnée, les accents coloniaux d’une certaine histoire de l’appropriation occidentale du monde. Les écoféministes proposent plutôt de partir de la nécessité la plus fondamentale, celle de reproduire la vie, de prendre soin de nous-mêmes, de prendre soin des autres et, pour cela, de prendre soin du monde qui nous entoure. Or c’est dans ces activités que se dessine la nature, comme l’horizon même vers lequel tendent ces activités de care. Si l’intuition d’une oppression commune aux femmes et à la nature motive le discours écoféministe, la mobilisation d’une éthique du care s’avère être une réponse pragmatique à une question théorique insoluble. Prendre soin de, faire attention à, bref, « to care », répond à l’injonction de préserver la vie tout en laissant à « la vie » et « la nature » des contours à définir. Comprise en ces termes, la nature c’est ce que nous nous donnons comme perspective dans toutes nos activités de caring.
Il n’est donc pas certain que nous ayons à définir préalablement la nature comme un bien commun pour entamer des discussions sur la meilleure façon de la protéger. Avant d’être un bien, le commun est une activité partagée qui nous lie à la nature. A ce titre, les activités de la sphère domestique, par lesquelles nous prenons soin des autres, mais aussi reproduisons la vie, participent à la recherche de la vie bonne, dont les conditions vont bien au-delà du foyer. La mise en œuvre d’une éthique du care écoféministe inaugure donc un changement de perspective. Non seulement elle nous dit tout d’abord qu’il n’y a pas, à proprement parler, quelque chose comme une nature à protéger. Mais elle nous indique aussi qu’il ne suffit pas de faire de la nature la résultante d’un ensemble de discours, une somme de débats que des agents (scientifiques, politiciens, associations, artistes, etc.) auraient sur elle. Il n’y a pas de nature sans la mise en œuvre d’activités par lesquelles nous protégeons la vie. Ou encore : la nature est la somme des activités de soin, d’attention et de protection par lesquelles nous protégeons le monde qui nous entoure. A quoi il faut immédiatement ajouter qu’une telle position n’est certainement pas un plaidoyer pour les mouvements pro-vie, quoique l’écoféminisme ait incontestablement trouvé des échos dans un certain féminisme théologique. La revalorisation des éthiques du care témoigne en effet avant toute chose d’une volonté de laisser aux femmes les moyens de se réapproprier les modalités et les conditions du travail reproductif qui leur est traditionnellement confié, contre les menaces écologiques, capitalistes et guerrières qui les privent du moyen de contrôler leur propre corps.
Conclusion
Si donc la nature est l’affaire de tous, c’est parce qu’elle se joue à toutes les étapes de mon rapport à l’autre, humain ou non humain. Dans la lignée des travaux de P. Linebaugh, Federici nous rappelle qu’il n’y a pas de commun possible si nous ne renonçons pas à fonder notre vie et notre reproduction sur la souffrance des autres, si nous ne renonçons pas à nous considérer comme séparés d’eux. C’est donc dans l’apparente banalité de notre quotidien que se construit du commun, dans toutes les tâches qui semblent les plus insignifiantes par lesquelles nous reproduisons la vie que s’esquisse ce que nous appelons la nature. Pour agir sur la nature, et en faire un monde commun, il s’avère donc indispensable de maintenir le commun comme un horizon, « pas comme une pratique particulière, pas comme un sacrifice », nous met en garde Federici. Le commun, à chaque instant de nos existences, « doit être présent, doit modeler toutes nos pensées ». C’est pourquoi « il est important de construire le commun comme une perspective (…) à partir de la vie de tous les jours, et dans la production de tous les jours. 13» C’est dans le quotidien, à chaque étape de la transformation du réel que le commun doit être maintenu comme un horizon. En revalorisant les multiples façons par lesquelles nous témoignons d’une certaine attention pour le monde qui nous entoure, les écoféministes proposent non pas de refonder nos cadres éthiques, tâche peut-être impossible, mais de repenser le monde commun. A travers les tâches quotidiennes par lesquelles nous reproduisons les conditions de notre existence, se dessine la nature, horizon encore lointain d’un monde partagé.
1 Voir Roger J. H. King, « Caring About Nature. Feminist Ethics and the Environment », in Hypatia, vol. 6, no 1 (Spring 1991).
2 Voir Lois Gibbs, Love Canal : And the Birth of the Environmental Health Movement (Washington : Island Press, 2010) ; Carolyn Merchant, Earthcare (New York : Routledge, 1995)
3 Sherilyn MacGregor, Beyond Mothering Earth : Ecological Citizenship and the Politics of Care (Vancouver : UBC Press, 2006)
4 Cf. le sous-titre de l’ouvrage de Sara Ruddick, Maternal Thinking : Toward a Politics of Peace (Ballantine Books ed. New York: Ballantine Books, 1990).
5Ibid, 154.
6 Vandana Shiva, Staying Alive : Women, Ecology and Development (London: Zed Books, 1989).
7 Janet Biehl, Rethinking Ecofeminist Politics (Boston, MA: South End Press, 1991), 135-36 ; 140.
8 Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre (Paris : Seuil, 1990).
9 Françoise d’Eaubonne, Le féminisme ou la mort (Paris : P. Horay, 1974)
10 Voir par exemple l’article de Norma Benney, « All of One Flesh : The Rights of Animals », in Leonie Caldecott et Stephanie Laland (eds.), Reclaim the Earth : Women Speak out for Life on Earth (London: The Women’s Press Ltd, 1983),. La question de l’animalité est aussi explorée dans un numéro intitulé “Nature” de Woman of Power: A Magazine of Feminism, Spirituality and Politics, en 1988.
11 Carol J. Adams, et Josephine Donovan, Animals and Women : Feminist Theoretical Explorations (Durham: Duke University Press, 1995) ; Josephine Donovan et Carol J. Adams, The Feminist Care Tradition In Animal Ethics : a Reader (New York: Columbia University Press, 2007).
12 Roger King, Ibid., p.85.
13 Conférence donnée à Hofstra University, enregistrée à “Making Worlds, an Occupy Wall Street Forum on the Commons”, New York, February 16-18, 2012, http://www.youtube.com/watch?v=Eqw-yKU5-1o, ma traduction.
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