Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990, est un romancier sénégalais au parcours déjà plusieurs fois récompensé. Son premier roman, Terre ceinte, publié chez Présence africaine (Prix Ahmadou Kourouma)1, décrit les conséquences quotidiennes de la prise de pouvoir d’une milice djihadiste dans un village fictif sahélien. Ce procédé du village fictif est repris dans son second roman, Silence du chœur (Prix littéraire de la Porte Dorée – Musée de l’Immigration 2018)2, mais transposé cette fois en Sicile : Mohamed Mbougar Sarr poursuit son analyse politique du quotidien en explorant dans ce roman les relations entre des villageois italiens et des migrants subsahariens en attente de régularisation. De purs hommes3, dans une même perspective sociologique, analyse un thème peu courant dans la littérature francophone d’expression française : la perception de l’homosexualité dans l’Afrique de l’Ouest contemporaine. De manière toujours renouvelée, son écriture s’attache donc à chaque fois à lier littérature et sciences sociales, pratiques d’enquêtes littéraires et explorations d’interdits. L’actualité, toujours brûlante, est au cœur de sa démarche de création.
Elara Bertho : Silence du chœur est une formidable enquête chorale sur le petit village sicilien d’Altino qui accueille des migrants d’Afrique de l’Ouest. Tous les points de vue sont successivement représentés : les associations d’aide aux migrants, les ultras qui refusent leur présence, les migrants eux-mêmes, le maire, un poète… Comment avez-vous travaillé pour rendre aussi sensibles toutes ces expériences de vie ? Avez-vous mené des enquêtes de terrain ?
Mohamed Mbougar Sarr : Disons plutôt que je me suis retrouvé un peu par hasard sur le terrain, et que s’il y a eu enquête, elle était tout à fait involontaire, ou du moins, non-planifiée. Et tant mieux ! C’est peut-être cette impréparation qui convenait le mieux à l’écriture romanesque. En décembre 2015, je suis parti en Sicile avec un ami, un poète. C’est lui qui m’a convaincu d’aller au-delà de quelques circuits officiels et d’entrer dans les terres intérieures de l’île. C’est ainsi que nous sommes arrivés dans ce petit village qui servira de modèle à la ville d’Altino du roman. Mon ami poète connaissait déjà la réalité de ce petit village. Moi, je la découvrais : les réfugiés, l’association d’accueil, les figures politiques, les ultras, les indifférents, les anti-migrants. Tout cela a d’abord eu une existence très concrète, très quotidienne, à laquelle j’étais mêlé, au moins comme observateur. J’ai passé quelques jours dans ce village, mais ils ont suffi à former l’ossature du roman. J’avais les personnages, l’expérience, quelques scènes ; j’avais pu discuter longuement avec les différents acteurs ; il ne restait qu’à écrire, qu’à transfigurer tout cela par le roman. Non pas représenter platement ce qui a été vu et vécu, donc, mais recréer, donner une vraie épaisseur littéraire et philosophique à cette expérience. Faire d’elle une métaphore possible du monde d’aujourd’hui.
E.B. : Le parcours de Jogoy Sèn, le traducteur, ancien migrant, rédacteur d’un carnet qui émaille le récit, est rendu avec une finesse toute particulière. Comment avez-vous imaginé ce personnage ? Dans l’une de ses premières apparitions, vous écrivez à son propos qu’il parle dix langues et que, pour lui, la traduction opère toujours sur une « catastrophe préalable » qui est celle de l’incompréhension entre les hommes. Pourtant, vous écrivez également que contrairement au mythe européen de Babel comme punition divine, on pourrait tout à fait envisager les choses autrement et considérer une Babel « horizontale », une tour qui relierait les hommes entre eux, par le biais de la traduction, précisément. Souleymane Bachir Diagne est également un ardent défenseur de la traduction des langues africaines, de l’écriture de la philosophie en langue africaine, et d’une redéfinition du mythe de Babel4. La littérature joue-t-elle ce rôle-là pour vous ?
M.M.S. : Ce personnage de Jogoy m’est venu assez vite. D’une part, parce que, dans ce village où nous nous trouvions, je me suis très vite lié d’amitié avec deux migrants qui travaillaient comme médiateurs et interprètes (deux polyglottes formidables, esprits vifs et acérés) ; et d’autre part, parce que je me retrouvais beaucoup, tout en restant écrivain, dans cette figure du traducteur : celui qui vit entre plusieurs ou « pense de langue à langue », pour reprendre la belle formule du Professeur Souleymane Bachir Diagne (dont la réflexion sur la traduction me nourrit et me stimule beaucoup). Proust dit quelque part qu’un écrivain est aussi un traducteur. C’est une métaphore, bien sûr (Proust explique que l’écrivain traduit toujours son propre livre). Mais l’idée que l’écrivain, et par-delà lui, la littérature, soit une instance de traduction forte (peut-être l’instance ultime) me semble pertinente ou juste. Pour une raison toute simple : la littérature est toujours le lieu où s’élucide la condition humaine. Elle montre que toujours, partout, il y a des êtres humains aux prises avec les mêmes passions, désirs, angoisses, rêves. La littérature traduit toujours cette sorte d’égalité devant notre condition ; elle permet toujours à une personne de se retrouver à la place d’une autre, et ce saut éthique est une forme de traduction. Comment rendre au mieux la vie quotidienne de réfugiés dans un village sicilien que leur arrivée bouleverse ? Avec quelles images ? Comment représenter cette part de la crise migratoire ou de la crise de l’hospitalité ? Dans quelle langue rendre cette situation qui confine à la tragédie, mais une tragédie contemporaine ? Ce sont des questions d’écrivain, mais ce sont aussi des préoccupations de traducteur. Au-delà de la langue dans laquelle elle s’écrit, je crois que toute littérature cherche toujours à trouver une langue universelle (ce mot ne me fait pas peur) qui montrerait à ceux-ci ce que vivent (et ce que sont) ceux-là : leurs semblables. Sur le plan métaphysique (mais la métaphysique n’advient-elle pas aussi par ce qu’il y a de plus concret et de plus immédiat ?), la littérature opère la plus profonde traduction, avec la musique.
E.B. : La deuxième partie du roman est consacrée à l’attente des migrants dans le centre d’accueil. Ils attendent une régularisation de leurs papiers. Ils sont harcelés par les ultras. Ils désespèrent de l’association qui doit les aider. Cette attente est assimilée par de nombreux personnages à un enfer et l’Enfer est par ailleurs un motif qui hante particulièrement le personnage du prêtre, Padre Bonianno. Vous dites de cette attente : « Ainsi tout le long des jours, ils faisaient le monde, le défaisaient, le refaisaient, le décousaient, puis le retissaient encore, à l’identique, modernes et masculins Pénélope, occupés à un ouvrage-monde sans fin et plongés dans une attente dont l’horizon reculait ». C’est le poète, Fantini, qui comprend le mieux cet enfer : « c’est vrai : le poète ne peut empêcher le monde de s’effondrer, mais lui seul est en mesure de le montrer dans son effondrement ». Quel rôle a pour vous l’écriture de cette suspension entre deux mondes, de cette attente insoutenable que traversent les migrants ?
M.M.S. : Il m’arrive de rêver d’écrire un livre où il ne se passerait rien. Je veux dire, où il ne se passerait rien en apparence. C’est partiellement raté ici, mais la question de l’attente demeure pour moi cruciale dans la situation que j’ai pu observer. Les réfugiés attendent, patientent, espèrent, redoutent. Rien ne dépend plus d’eux ou presque. Leur sort se joue en grande partie ailleurs. Dans cette attente advient tantôt l’ennui mortel, tantôt la folie silencieuse et angoissée, tantôt le désir de faire récit, de parler, de raconter, tantôt l’amour, la fraternité, le rire. Je crois que l’écriture, dans cette situation, a précisément pour fonction de rendre compte de la concomitance de deux énergies : l’énergie négative de l’immobilité et de l’impuissance (on attend, on subit, on craint, on lutte pour ne pas laisser éclater notre colère et notre désir de bouger, etc.) et, d’autre part, l’énergie lumineuse de la vie et de l’espoir malgré tout. Dans le village sicilien les deux se mêlaient toujours. À l’enfer du voyage succède l’enfer du voyage désormais impossible, suspendu. Dans cette halte provisoire – mais très longue –, vient enfin la possibilité d’un récit qui ne réduise pas la migration à l’image de barques en mer remplies de réfugiés. Cette image est vraie, mais elle ne peut résumer l’entière réalité de cette situation politique et humaine. Qu’arrive-t-il aux migrants qui ont survécu à la mer ? Que font-ils après ? Quel est leur quotidien ? L’un des objets du livre était de dire : il ne leur arrive rien et c’est l’enfer. Mais aussi : dans cette lenteur mortelle de l’administration, j’ai pu voir leurs visages, entendre leurs histoires, jouer au football avec eux, les écouter conseiller un de leurs amis sur la meilleure stratégie pour séduire une femme du village, etc.
EB. : La trajectoire de Fousseyni Traoré, jeune malien, amoureux de Lucia, désespéré d’avoir dû quitter sa mère au pays, vous permet de pointer l’idée qu’il y aurait pour l’administration des bons et des mauvais migrants, qui seraient sélectionnés selon leur réponse à la question que tous expérimentent au quotidien « pourquoi es-tu parti ? ». Le récit de sa traversée à travers le désert et la Lybie est poignant et extrêmement vivant. Comment l’avez-vous construit ? Quelles ont été vos inspirations pour cette figure très belle et très présente ?
M.M.S. : J’ai rencontré dans ce petit village sicilien un autre migrant, très jeune, d’une sincérité naïve et d’autant plus touchante. Il a une histoire terrible qu’on l’obligeait, à chacun de ses passages devant une commission (pour obtenir un statut de réfugié politique), à répéter. J’ignore encore comment il trouvait la force de tout redire, dans les détails. Mais je sais que chacune de ces commissions commençait par cette question : « pourquoi es-tu parti ? ». On fait comme si cette question (ou plutôt la réponse qu’un réfugié lui apporte) était le critère décisif. Les migrants l’ont compris, et chacun d’eux a une histoire, réelle ou inventée, vraie ou légèrement déformée, authentique ou réarrangée pour convenir, selon la situation. Il me semble que la première violence s’exerce là : lorsqu’un dispositif administratif oblige à justifier un exil, une fuite, la recherche d’une vie meilleure ou le désir simple de partir. Le jeune réfugié dont je parlais plus haut était considéré par beaucoup comme un migrant qui avait ses chances parce qu’il avait un bon récit, c’est-à-dire un récit tragique à l’extrême. Se rend-on compte du cynisme de cette configuration ? Mais je suis également coupable. Moi aussi, j’ai posé la question « pourquoi es-tu parti ? ». Moi aussi, j’ai voulu savoir, écouter, entendre les récits de traversée, les péripéties du long voyage, l’enfer de la route. Mais j’espère en tout cas que je ne l’ai pas seulement fait par fascination pour leur drame. J’espère qu’on sent aussi à la lecture que je tentais de montrer leur courage extrême. Il y a quelque chose d’héroïque dans ces odyssées, un héroïsme fou, tragique et presque unique dans le monde d’aujourd’hui. Un héroïsme que je n’idéalise pas, que je ne fantasme pas, mais un courage absolu. Des âmes.
E.B. : À la fin, le monde s’effondre effectivement, pour reprendre Chinua Achebe5, et ceux qui sont le plus sereins face à cet effondrement sont les migrants, les jeunes errants, qui ont déjà fait l’expérience de la perte et du recommencement. Quel regard portez-vous sur cette fin très sombre de votre roman, qui bascule presque vers le polar ? Vous aide-t-elle à envisager d’autres recommencements ?
M.M.S. : J’ai commencé à écrire ce roman en le pensant comme une tragédie de notre temps. Il fallait quelque chose qui mît en scène la renaissance au cœur de la destruction. L’effondrement à la fin du livre me semble en effet moins la fin du monde que la fin d’un monde et, partant, la possibilité d’autres mondes, reconstruits ou à découvrir, ensemble peut-être, même si c’est peut-être là un vœu naïf. C’est aussi une fin qui donne la parole à la terre, qui nous accueille quand on vit, nous protège quand on meurt, et que nous traitons avec arrogance, mépris, ingratitude. Sur cette question, aucune naïveté : il faudra faire ensemble ou crever. Du reste, oui, de la même façon que je suis souvent tenté d’écrire des livres où rien ne se passe, j’aimerais écrire un jour un roman qu’une énergie nerveuse tendrait de part en part : une enquête, une recherche, un polar métaphysique (c’est sans doute un pléonasme : tous les vrais polars sont de superbes traités de métaphysique). D’où la tonalité quelque peu policière de cette fin. Certains lecteurs l’ont trouvée mal articulée au reste du livre, ou un peu bâclée. Moi, je l’aime bien.
1 Mohamed Mbougar Sarr, Terre ceinte: roman, Paris, Présence africaine, 2014.
2 Mohamed Mbougar Sarr, Silence du chœur : roman, Paris, Présence africaine, 2017.
3 Mohamed Mbougar Sarr, De purs hommes: roman, Paris, Philippe Rey, 2018.
4 Souleymane Bachir Diagne, Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s): universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018.
5 Chinua Achebe, Things Fall Apart, London, Heinemann, 1976.