Des mots contre la com. Récit du sabordage de Jaimemaboîte.com, initiatrice de la Fête de l’entreprise.
Words against corporate communication. Account of the attempted sabotage of Jaimemaboîte.com (=Ilovemycompany.com), initiator of Business Day.
D’abord, on voudra bien excuser le fait que je sois contraint d’évoquer en préambule ma petite personne. Ce n’est pas par égocentrisme : l’histoire de la Brigade de propagation textuelle (BPT), née en 2003, est pour beaucoup liée à mon site Web de l’époque, et quelque peu aussi à ma modeste réputation d’alors. Je suis romancier, ancien journaliste à Libération et chroniqueur ici et là, connu pour mon humour et un certain esprit sarcastique. Dans cette histoire, mon statut, mon image ont contribué au lancement de l’expérience et influé du moins au départ sur la motivation des participants.
En 2003, mon « site officiel », un blog avant la lettre, était considérablement fréquenté. J’y publiais nombre de choses humoristiques et des textes inédits. Par ailleurs, en complément existait (et existe d’ailleurs toujours) une liste de discussion libre où se retrouvaient en moyenne une trentaine de mes lecteurs. Certains en étant membres depuis plusieurs années.
En octobre 2003 fut créée par une blonde entrepreneuse égérie du Medef un « machin » qui nous fit avoir des hoquets d’ahurissement : la « fête de l’entreprise » relayée par le site Web, «www.jaimemaboite.com ». Il s’agissait là d’une tentative – qui est renouvelée depuis chaque année – d’implanter en France le « Boss Day » américain et d’inciter, entre autres niaiseries, les salariés à chanter des hymnes à la gloire de leur patron et de l’entreprise qui les emploie. Outre l’idéologie et la manipulation sous-jacentes qui y prévalent, tout un commerce de bimbeloterie et de tee-shirts « Jaimemaboite.com » s’est très vite dessiné.
Le groupe de lecteurs habituels de ma liste de diffusion et moi-même, stupéfaits par la bêtise libérale primaire qui se dégageait tant du concept de la fête que du site prosélyte, en discutions abondamment… jusqu’à ce que l’un d’entre eux, Philippe H. eût une initiative qui m’amena à créer la fameuse BPT, Brigade de propagation textuelle. Philippe envoya simplement un courriel canular à la boîte postale de Jaimemaboîte.com. Dans celui-ci, il suggérait simplement que le jour de la « fête de l’entreprise » devienne férié. Or, avec une candeur incroyable, il lui fut répondu très sérieusement. L’échange était grotesque et hilarant. Je décidai de publier les deux messages sur mon site pour en faire profiter les internautes de passage.
Cette publication déclencha un phénomène auquel je raccrochai rapidement: les membres de ma liste de diffusion, puis d’autres internautes inconnus se lancèrent à leur tour dans l’écriture de courriels absurdes à Jaimemaboîte.com. À leur grand amusement, ils obtinrent des réponses effarantes. Ils décidèrent alors de m’adresser ces échanges, fiers d’avoir piégé la bêtise sur son terrain. Pour rire, je publiai alors ces textes sur le Web et constatai que la fréquentation des pages explosa. Rapidement, une sorte de jubilation s’empara des internautes hilares de voir publiquement exposée la bêtise de la « cible ». Je passai alors une annonce, invitant chacun à harceler Jaimemaboite.com et à m’adresser copie des messages produits et reçus.
Devant les retours qui s’avéraient plus nombreux chaque jour, je décidai de lancer la BPT en arrosant mon fichier de lecteurs de messages parodico-lyriques illustrés par une iconographie mi-guerrière, mi-révolutionnaire appelant à lutter « contre la bêtise ». Parallèlement, je publiai nombre d’appels à enrôlement dans la Brigade, ainsi qu’une déclaration de « mobilisation générale » contre la « cible » désignée. En quelques jours, par un bouche-à-oreille très efficace, les « brigadistes » officiellement recrutés atteignirent une petite centaine. Les messages canulars se mirent à pleuvoir sur Jaimemaboite.com qui perdit sans doute en sa première année d’existence un temps et une énergie fous à répondre à des internautes soit très farfelus, soit carrément givrés.
L’organisation se mit peu à peu en place, grâce à cette dynamique d’intelligence collective rendue possible par le Net (liste de diffusion, émergence de francs-tireurs dont les initiatives sont aussitôt reprises par d’autres, consultations et votes, autodétermination de la Brigade qui se construisait et évoluait tout en progressant dans l’action). La chose nécessitait toutefois d’être peu ou prou cimentée par la voix d’un leader (battant le rappel, j’écrivais quotidiennement aux brigadistes « enrôlés » pour leur exposer « les nouvelles du front », maintenir la pression et entretenir leur motivation).
Les activités de la BPT s’emballèrent. Une jubilation s’empara des brigadistes, qui affluèrent. Je passai pour ma part des journées, soirées sinon parties de la nuit à publier en temps réel les échanges de messages qui étaient produits lors d’assauts textuels simultanés et parfois nourris. Les brigadistes définissaient des cibles, élaboraient des stratégies, testaient parfois entre eux la force des messages destinés à être décochés. L’objectif restait de piéger de façon la plus invraisemblable possible l’ennemi afin de le ridiculiser. Donner ici des extraits de toutes les correspondances produites ou reçues, eu égard à la place dont on dispose dans ces colonnes, ne donnerait qu’une idée partielle de ce qui s’est déroulé : il convient de lire l’intégralité des assauts pour appréhender la dimension surréaliste (situationniste ?) de l’entreprise… en resituant, si c’est possible, la création des courriels dans l’époque (la production de la BPT, forme très écrite de potacherie résiste hélas assez mal à l’épreuve du temps).
Tous les messages étant édités sur le Web, nous cherchions à obtenir un « googlescotch » : si quelqu’un cherchait via le moteur de recherche Google le site de Jaimemaboîte.com, un lien pour les pages collectant le résultat des facéties de la BPT apparaissait immédiatement en seconde position. Cet objectif fut atteint lors de plusieurs assauts grâce à l’explosion (jusqu’à 15 000 connexions par jour) du nombre de consultations des pages présentant la production de la Brigade. C’est ainsi que nous tentâmes de neutraliser par l’humour et le ridicule la portée des propos de la cible harcelée. La BPT fut donc à la fois une entreprise de sabotage (envois massifs de mails que les « cibles » s’échinaient à satisfaire), un atelier d’écriture épatant (nombre d’internautes révélèrent un grand talent humoristique, sinon des romanciers ou des « acteurs » doués), un gag permanent à lire en direct sur le Web, et une forme d’accès à un « regain de dignité ». Puisqu’on nous prenait pour des crétins, chacun pouvait prouver qu’il était à même de piéger l’ennemi sur son propre terrain du verbe ou du concept fallacieux.
Durant les mois qui suivirent, la BPT ainsi pris d’assaut le site Web Liberté Chérie de Sabine Hérold (qui mit un temps incroyablement long à nous démasquer), les magasins Leclerc à l’occasion d’une campagne sur les sacs plastiques, la Nuit des Publivores, des magazines de chasse, la société de production de Delarue, les députés favorables au rétablissement de la peine de mort, etc… Des compilations téléchargeables des textes produits lors des principaux assauts sont toujours disponibles sur le Web([[On peut retrouver les principales compilations des textes de la BPT (Brigade de Propagation textuelle) sur le site de sa deuxième forme, le HTTP Front (Harcèlement Textuel Très Perfide Front) à l’adresse suivante :
http://www.blogg.org/blog.php/HTTP/659
Plus de renseignements : écrire à mizio@wanadoo.fr
).
L’existence de la BPT à son stade le plus vivace dura presque un an, avec des pauses (notamment l’été). Une année au cours de laquelle plus d’une cible par mois fut mise à mal par des pluies de courriels absurdes. Des journalistes qui découvrirent toute cette activité furent intéressés par l’expérience, mais aucun ne parvint, hélas, à « vendre un papier » sur la BPT qui, sans nul doute, aurait alors pris une ampleur démesurée.
L’activité brigadiste se révélant toutefois dévoratrice de temps tant chez les brigadistes qu’encore plus chez moi, elle finit par se ralentir considérablement. À noter que lorsque les cibles proposées étaient trop ouvertement connotées « politique », l’enthousiasme des brigadistes retombait. Il est vrai qu’on atteignait rarement la délicieuse bêtise de Jaimemaboite.com, du site Web de Sabine Hérold, ou encore du magazine Sanglier passion… L’essentiel des slogans de la BPT incitait à lutter contre « la bêtise » et déclarait vouloir se réapproprier le sens et le Verbe. Il est certain qu’une idéologisation trop marquée de l’expérience n’aurait pas permis une telle flambée d’engouement.
Au terme de quelques mois, je décidai de « relancer » la BPT tout en prenant de la distance (je tenais à distinguer les activités de la BPT de mon propre site officiel afin de ne pas être accusé de rapt de notoriété à mon profit). La BPT muta donc le 22 février 2004 en un HTTP Front (Harcèlement textuel très perfide Front). L’ambition était, à mon niveau, de cesser d’y consacrer mes nuits en demandant à chacun des brigadistes (devenus « archers textuels ») de publier eux-mêmes leurs traits et les réponses issues de leurs victimes sur un blog que tous pouvaient alimenter. Je souhaitais également que le mouvement s’affranchisse du « leader » que j’étais devenu, afin qu’il apprenne à s’autogérer et se mobiliser de lui-même. Ce fut une erreur : le système peu souple de blog utilisé découragea les archers textuels, lesquels devinrent de moins en moins nombreux à mener des assauts. Jusqu’à quasiment s’éteindre en 2005.
Aujourd’hui, le HTTP Front, ex-BPT, existe toujours, mais n’est plus que peau de chagrin. Un groupe de moins d’une dizaine de brigadistes/archers textuels a encore parfois des éruptions de colère contre la bêtise et s’en prend, qui aux gaveurs d’oie lors de Noël dernier, qui aux sites Web vendeurs de SMS liturgiques… Mais les assauts ne sont plus collectivement suivis.
L’histoire de la BPT est donc celle étonnante d’un accès d’activisme collectif, soudain et jubilatoire, qui a disparu presque aussi inexplicablement qu’il s’était créé… Précisons toutefois qu’en 2004 les raisons de s’effarer de la bêtise étaient devenues si nombreuses que, peut-être, un certain sentiment d’accablement et d’impuissance s’est emparé des troupes.
La pérennité de ce type d’expérience, permis par le Net « où personne ne sait que vous êtes un chien », reste à mon sens très limitée. Il est intéressant de constater toutefois l’incroyable naïveté des entreprises ou des interlocuteurs à qui on peut avoir affaire. Dès lors, on se s’étonnera guère que les Yes Men aient réussi leurs plus beaux coups à partir de faux sites Web, puisqu’un mail de la BPT, même ahurissant – et parfois à un point qui dépasse l’entendement – peut être pris au sérieux par des entreprises, des administrations, des organismes si occupés à communiquer qu’ils ne se rendent plus compte qu’ils communiquent n’importe comment, n’importe quoi, avec n’importe qui.
Le but de la BPT était aussi de faire passer de façon virale le constat évident qu’avec la « com. » les mots ont perdu tout sens. Chaque brigadiste a pu un instant venger l’insulte trop souvent faite à son intelligence ; il a modestement prouvé que tout « non communiquant » et anonyme qu’il est, il peut à lui seul redonner de l’épaisseur aux mots en les retournant à son profit, sinon démontrer par le jeu subtil du second degré, de l’ironie ou du canular, que le sens est resté intact pour peu qu’on le convoque. Et celui-ci, comme la liberté de la presse, ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
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