Liberation mercredi 07 juin 2006Les vociférations du milieu du livre sur le projet Google Livres ont été
largement entendues depuis un an. Mais les éditeurs, de plus en plus nombreux,
qui jouent le jeu de la numérisation des livres, sont-ils des imbéciles finis ?Des fossoyeurs de la librairie ?
Comment ça marche, Google Livres ? Un éditeur autorise la mise en ligne des
livres de son catalogue, avec possibilité à tout moment d’en retirer un, deux,
ou tous. Il choisit lui-même les paramètres de consultation des livres (le
nombre de pages que l’internaute peut lire) et autorise Google à proposer des
liens vers les librairies online commercialisant l’ouvrage, avec possibilité
pour l’éditeur de proposer en priorité un site de son choix. Google ne prend
pas de commission sur la vente d’un ouvrage lorsqu’il est ensuite acheté sur
Amazon.com ou Fnac.com, mais reverse en revanche à l’éditeur une somme
symbolique, si un internaute clique sur un éventuel (et discret) lien
publicitaire. L’éditeur peut à tout moment se retirer, jouissant d’une liberté
totale sur son implication dans le programme.
Les conséquences sont multiples. Ecartons quelques arguments du clan «Tous
contre Google». Une société américaine, dont le but est d’«organiser le savoir
mondial» et, scandale, de faire du profit, aura la mainmise sur le savoir.
Certes, mais de toute manière l’Internet est américain de part la maîtrise du
réseau. Le «monde du livre» va se faire envahir par la publicité parce qu’un
lien vers un site commercialisant des madeleines apparaîtra si l’internaute
recherche «Proust».
1) Pour l’instant ces liens commerciaux n’existent pas ; 2) l’Internet est
désormais entièrement pourri de publicité ; même le site d’une radio publique
comme France Culture se fait grignoter par une publicité pour un opérateur
téléphonique alors pourquoi s’offusquer qu’une société privée refuse un lien
publicitaire sur un site qui n’est même pas le sien ? Autre argument fallacieux
: si l’on cherche «Proust», les réponses ne renvoient qu’aux éditions anglaises
de la Recherche. C’est évident : sans éditeurs français, une requête sur Proust
n’aura aucune réponse française.
Le monde intellectuel s’émeut de ce que l’Internet offre à Monsieur
Tout-le-monde un savoir peu fiable, réitérant là la critique platonicienne de
l’écriture démocratique, désormais errante et sans père. Maintenant que le
livre, objet (prétendument) garant d’un savoir sûr, devient numérique, les
mécontents se font encore entendre… Pourtant, la dématérialisation du livre
(ou plutôt la nouvelle matérialisation du savoir) est un pas immense dans
l’accès à la connaissance, plus important même que la presse de Gutenberg, et
ce, parce que l’écriture numérique offre à Monsieur Tout-le-monde la
possibilité de réaliser son propre index à partir d’une masse de données
considérable. C’est le principe d’un moteur de recherche : lorsqu’un internaute
cherche un sujet, il crée une liste de «pages» (un index) où se trouve le (s)
mot (s) recherché (s). De même, lorsqu’un internaute cherche «Caïn et Abel»
dans Google Livres, il crée son propre index à partir d’une multitude
d’ouvrages. Au XIIIe siècle, Hughes de Saint-Cher embaucha cinq cents moines
pour réaliser le premier index total de la Bible ; aujourd’hui, en quelques
millisecondes, n’importe qui peut indexer n’importe quel livre…
C’est sur ce point qu’est irrecevable l’argument selon lequel Gallica
(émanation de la Bibliothèque nationale de France, qui offre en ligne un fond
d’ouvrages libres de droit) aurait devancé Google Livres (2). Gallica ne permet
aucune indexation, les livres étant proposés en mode image et non en mode
texte. Le sujet de l’indexation du savoir à l’heure de l’écriture informatique
mériterait un colloque à lui tout seul. C’est là que réside le danger : partant
de l’idée que celui qui maîtrise l’écriture maîtrise le savoir, alors celui qui
maîtrise l’écriture informatique (soit la technologie d’un moteur de recherche)
maîtrise le savoir numérique. Problème fondamental aux dangers réels.
Pourquoi donc signer avec Google Livres ? Tout d’abord parce que cela permet
une visibilité du livre sous une forme nouvelle. La visibilité en librairie
d’un travail éditorial, notamment dans le secteur des sciences humaines, est de
plus en plus difficile. Faible mise en place des livres, quand elle ne baisse
pas, avec des retours de plus en plus précoces. Pourquoi s’opposer au
feuilletage d’un livre sur l’Internet, et ce pour des années, lorsqu’on le
permet en librairie pour quelques mois ? Kargo propose la totalité de son
catalogue sur Google Livres, avec, au bout de quatre mois : plus d’une centaine
d’exemplaires vendus par cet intermédiaire. Un tel chiffre fera sourire les
poids lourds du milieu, ceux-là prompts à envahir les librairies avec des
livres copiés-collés. Mais pour un (très) petit éditeur, ce chiffre est loin
d’être négligeable.
Et puis Google Livres n’est pas un concurrent de la librairie. Un internaute
consultant un livre des éditions Kargo est invité à acheter en priorité
l’ouvrage sur lekti-ecriture.com, site regroupant une quarantaine d’éditeurs
indépendants (lesquels sont d’ailleurs, en grande majorité, sur le point de
signer avec Google Livres) et se fournissant auprès d’une librairie
indépendante (Clair Obscur, à Albi). On rétorquera que le lien vers Amazon.com
ne disparaît pas (certes, mais Amazon étant désormais le premier libraire, en
chiffre d’affaires, de bien des éditeurs, s’en passer serait suicidaire). Par
ailleurs, le site américain va mettre en place sous peu son système «Trouvez
les librairies près de chez vous», preuve que le feuilletage online et la vente
réelle ne sont pas antinomiques.
Je n’ai aucun plaisir à défendre Google ; j’utilise juste tous les moyens
disponibles pour rendre les livres visibles. On peut s’étonner qu’une
institution publique comme la BNF, dénuée de tout souci de rentabilité, ait été
incapable intellectuellement et techniquement d’anticiper l’accès numérique à
l’objet-livre. Si le savoir est fondamental, pourquoi un dépôt numérique légal
du livre n’existe-t-il toujours pas ? Quelle sera l’attitude de la Bibliothèque
numérique européenne face à la question cruciale de l’échangeabilité du livre
(chaque bibliothèque virtuelle aura-t-elle son propre livre numérique, ou un
seul format sera-t-il choisi pour toute ?) On regrette enfin qu’outre M.
Eyrolles (dont la présence doit sans doute plus au fait qu’il dirige le
syndicat national de l’édition), le seul éditeur du comité interministériel
français chargé de réfléchir à ces questions soit Editis, qui partage avec le
si décrié Google d’être coté en Bourse. Alors même que Google remporte les
suffrages des (très) petits éditeurs, bien plus soucieux de sauvegarder la
librairie indépendante… Comprenne qui pourra.
(1) www.editionskargo.com
(2) En revanche, les éditions de l’Eclat ont anticipé le prolongement numérique
du livre graphique. (www.lyber-eclat.net/lyber/lybertxt.html)
http://www.liberation.fr/page.php?Article=388105
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Les deux corps d’Elon Musk Sur la suspension de X/Twitter au Brésil
- Le partage du sensible
- Syrie : les craintes et les espoirs
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art