La question régionale est de retour en Europe. Les querelles intra-nationales avaient d’abord été réactivées, au début des années 2000, par les régions riches – Flandres, Lombardie, Catalogne – qui dénonçaient l’injustice des pactes nationaux. Ces revendications sécessionnistes ou indépendantistes ont aujourd’hui perdu en virulence. Le relais est pris par les régions pauvres qui ne parviennent pas à trouver leur place économique, sociale et symbolique.
La déshérence de certaines régions européennes qui partagent les mêmes caractéristiques – faible densité, forte émigration, retard de développement humain – est généralement attribuée aux options stratégiques de l’Union et des États membres. Ces options, comme le montre Neil Brenner1, privilégieraient les aires métropolitaines comme principaux atouts face à la mondialisation. Ces territoires auraient donc été volontairement « oubliés ». Le débat est vif entre ceux qui soutiennent la politique des « locomotives » pour entraîner l’ensemble du pays et ceux qui considèrent qu’il s’agit là simplement de l’habillage de l’abandon des territoires les moins « utiles » sur le plan économique.
Une lecture plus attentive des trajectoires de ces territoires suggère pourtant que leur marginalisation n’est pas (seulement) la conséquence immédiate du pari métropolitain des États et de l’Union. Leur situation actuelle est tout autant la résultante d’une histoire longue, où se mélangent des questions culturelles, politiques, institutionnelles et, parfois, stratégiques. Une enquête dans trois régions permet de comprendre que les facteurs de « l’oubli » ne se résument pas au seul affrontement des villes et des champs. Ceci conduit à envisager autrement les ressorts de leur développement futur.
La dissolution du Mezzogiorno italien
Durant de longues années, le Sud a occupé une place centrale dans l’imaginaire, la culture et la politique italienne. Il est porteur d’une histoire et d’une culture particulière, déplorée, dénoncée et magnifiée dans la littérature et le cinéma, de Carlo Levi2 à Vittorio de Seta3. Le Sud incarne une forme de mauvaise conscience du pays, dont l’unité n’a pas abouti aux résultats espérés. Pendant que l’État italien, sous le ministère de Cavour, entreprenait de vastes travaux publics d’infrastructures au service du développement économique dans le Piémont, en Lombardie, en Vénétie ou en Émilie-Romagne, ce même État apparaissait comme une puissance coloniale et répressive dans le Sud, dont l’artisanat industriel disparaît avec les commandes monarchiques, alors que l’agriculture vivrière s’effondrait sous l’effet du libre-échangisme des gouvernements turinois, milanais puis romains.
En 1945, le Sud est dans une situation catastrophique. Son agriculture est notoirement arriérée (près de 60 % de la population active est agricole), soumise à un régime latifundiaire profondément inégalitaire. Le gouvernement italien entreprend ce que le géographe Bernard Kayser désigne comme la « plus grande expérience de géographie volontaire en Europe ». Pendant quarante ans, six lois cadres se succèdent pour réduire le retard de développement du Sud. Les premières portent sur la réforme agraire, la construction d’infrastructures et l’appui aux PME. Dans la décennie suivante, le Sud devient le terrain de jeu des industries fordistes du Nord. Les holdings d’État et les grandes entreprises privées sont mises à contribution : une part significative de leurs investissements (60 % pour les entreprises publiques) doit être dirigée vers le Sud. Elles y trouvent des terrains et des travailleurs peu coûteux. Ainsi s’implantent dans le Sud de gigantesques complexes industriels, sidérurgiques comme à Tarente ou pétrochimiques comme à Bari. La Cassa per il Mezziogiorno, créée pour gérer ces fonds, devient un État dans l’État, traitant directement avec les groupes publics et privés.
En 1984, le programme s’arrête. La Cassa est dissoute. Les fonds communautaires du « fonds européen pour le développement régional » (FEDER) prennent le relais. Car le bilan est mitigé. Notables et autres acteurs locaux contestent un développement qui place le Sud sous la dépendance des fonds publics et des sièges sociaux de Milan, Turin ou Rome. Certaines carences historiques du Sud ont été résorbées – illettrisme, sous-emploi, pauvreté – et la production et les revenus par habitant ont progressé, mais l’écart demeure entre les régions du Nord et celles du Sud, dont le PIB par habitant dépasse à peine la moitié de celui du Nord. Par ailleurs, l’aide au Sud ne se passe sans son lot de détournements, de marchés truqués et d’emplois publics parasitaires.
Selon les études récentes, le Sud s’est fragmenté. Certaines parties des Abruzzes, des Pouilles ou de la Basilicate trouvent des voies de développement autonome. Matera, exemple du sous-développement donné par Carlo Levi en 1945, est aujourd’hui inscrite au Patrimoine mondial de l’humanité : la ville est une destination touristique prisée. Des grappes d’entreprises dynamiques, sur le modèle des districts du Nord de la péninsule, se développent. Mais la Calabre, la Sicile et, dans une moindre mesure la Sardaigne et la Campanie, demeurent sous perfusion de l’argent public, en proie à de nouvelles difficultés comme la criminalité, la corruption, la toxicomanie et le chômage.
En 2010, le gouvernement italien met en œuvre une nouvelle politique nationale d’aménagement territorial. Il détermine des « aires internes » au pays, choisies en raison de leur distance aux principaux services collectifs. La politique d’aménagement se fragmente et sollicite la mobilisation des sociétés locales autour de micro-projets touristiques, agronomiques ou patrimoniaux4. La grande vertu de cette nouvelle géographie est de faire disparaître le Sud de la carte de l’aménagement national, en disséminant les interventions publiques tout au long de la péninsule. Une façon habile de dissoudre la question du Sud, et ainsi de calmer les tensions sécessionnistes au Nord.
L’Espagne vide comme objet politique
En Espagne, le débat n’est pas orienté Nord/Sud mais se déploie plutôt entre les centre(s) et les périphérie(s). En déclin global (moindre toutefois que l’Italie), la population espagnole se concentre dans les plus grandes villes et sur les littoraux. Le cœur rural de l’Espagne est vide. 10 % de la population occupe 70 % du territoire avec une densité moyenne de 14 habitants par km².
Au-delà d’une réalité de très longue durée de peuplement dispersé, la politique espagnole d’aménagement du territoire depuis l’époque franquiste n’a jamais cherché, comme en Italie ou en France, à conduire des grands programmes de développement régional dans une perspective d’équilibre des territoires. Depuis les années 1950, les investissements publics ont été orientés vers les villes et les littoraux, notamment pour développer le tourisme balnéaire.
Ce parti-pris urbain et littoral n’est pas démenti par les gouvernements démocratiques. Jusqu’à la crise de 2008, ils investissent dans des infrastructures desservant les plus grandes villes (notamment le réseau à grande vitesse ou les télécoms). Le vide démographique est d’ailleurs une aubaine dès lors qu’il permet d’installer, sans susciter de grandes protestations, de vastes fermes solaires et éoliennes ainsi que de poursuivre le développement d’une agriculture intensive. C’est pourquoi, certains auteurs et acteurs de ces territoires parlent, plutôt que d’Espagne vide, d’Espagne vidée. Pour l’essayiste Sergio de Molina5, à force d’être vidée, cette Espagne s’est dissoute, comme si elle n’avait jamais existé.
Pourtant, ces territoires vides pourraient bien se retrouver sur le devant de la scène politique. Une association de développement local fondée au début des années 2000, « Teruel existe » a décidé, en 2019, d’aller plus loin que la conduite de petits projets touristiques, et de présenter des candidats aux élections législatives. Dans la province de Teruel, la liste présentée par Teruel existe obtient un député sur deux et deux sénateurs sur quatre. C’est le député de Teruel, Tomas Guitarte, qui permet, en lui donnant sa voix, l’investiture de Pedro Sanchez du PSOE comme Premier ministre. Depuis, il obtient à peu près tout ce qu’il demande au service du développement de sa province. Ce succès alimente une idée : si les territoires vides se coordonnent pour présenter des candidats localistes aux élections, ils représentent un potentiel d’une vingtaine de députés, soit une position déterminante de parti charnière.
Le gouvernement semble dès lors prendre le problème au sérieux. Il crée une Délégation au défi démographique, fait pression sur l’Union européenne pour obtenir des fonds spécifiques pour cet espace interrégional du vide et entame une politique de localisation des agences nationales dans des petites villes de l’Espagne vide. À titre d’exemple, le Centre national de cybersécurité s’est installé à Leon, contribuant ainsi à l’installation de fonctionnaires et à l’amorce d’un écosystème numérique dans cette petite ville. À la faveur de ce nouveau corporatisme local – que certains dénoncent comme une forme de dépolitisation – l’Espagne pourrait peut-être retrouver ses campagnes. Cette redécouverte présente par ailleurs l’intérêt stratégique de déplacer le débat politique de l’échelle régionale – avec la question sécessionniste toujours présente – vers le soutien à des programmes de développement local.
La place inconfortable de la Podlasie aux confins de l’Europe
À la frontière orientale de la Pologne, la Podlasie témoigne aujourd’hui de ce que fut, jadis, l’espace polono-lithuanien multiethnique et multiculturel. Il est aujourd’hui sous les feux de l’actualité, par la pression et le chantage exercé par la Biélorussie, révélant les impasses de l’Union européenne en matière de migrations internationales. Cette région, la plus pauvre de Pologne, n’a pas toujours été un pays de confins. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, elle était au cœur de la République polono-lithuanienne et s’y mêlaient juifs, polonais, baltes, ukrainiens, biélorusses, russes, tatars, tsiganes…
Les héritages de l’histoire heurtée de la Pologne depuis le début du XIXe siècle sont bien visibles en Podlasie. Comme toutes les parties « russes » de la Pologne d’avant 1914, elle est encore marquée par plus d’un siècle de sous-investissement dans les infrastructures et un retard de la modernisation agricole. Première et Deuxième Guerres mondiales ont transformé les caractéristiques de la population par les tueries et déportations de masse. Localement, nulle lecture apaisée du passé n’existe aujourd’hui entre les diverses communautés et les acteurs politiques : il n’y a pas de consensus sur la manière de traiter la question juive, d’évaluer le rôle de l’Armée rouge au cours de la Seconde Guerre mondiale ou encore celui des mouvements de résistance à l’établissement du régime communiste à la fin des années 1940.
La dislocation du bloc de l’Est, et l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne et à l’OTAN changent la donne pour la Podlasie. Elle reçoit la manne européenne. Ces flots d’euros entraînent une modernisation rapide de l’agriculture : la taille des exploitations s’accroît et la mécanisation s’intensifie. Les fonds de développement régional apportent leur lot d’infrastructures, d’équipements et de services collectifs. La Podlasie est-elle sortie d’affaire ? Pas vraiment. L’ouverture du marché du travail européen accélère une émigration massive. Les hommes adultes partent pour Londres ou Berlin, laissant derrière eux des « euro-orphelins ». La Pologne remplace l’Allemagne dans le rôle de « flanc est » de l’Alliance atlantique, redevenu une zone de conflits potentiels face à une Russie de plus en plus agressive. Depuis l’été 2021, la région est une zone de tension maximum avec la Biélorussie. Un mur commence à être élevé le long des 400 km de frontière.
Enfin, l’adhésion à l’Union européenne a contribué à creuser l’écart entre la Pologne de l’ouest, la plus développée et qui a le plus profité des investissements de firmes d’Europe occidentale, et la Pologne de l’est6 dont fait partie la Podlasie. Pour autant, les gouvernements polonais se refusent à afficher des politiques macro-régionales discriminantes en faveur du développement des régions les plus pauvres. Sans doute faut-il y voir un effet de la préférence métropolitaine évoquée en introduction. Mais cette réticence procède aussi d’une question plus politique, interne à la Pologne. La Podlasie est l’une des dernières régions multiethniques d’un pays que le glissement vers l’ouest de 1945 a de fait, « purifié ». Les Polonais y cohabitent avec des populations d’origine ukrainienne et biélorusse, les catholiques avec les orthodoxes (et quelques tatars). Si les lois polonaises sont formellement protectrices des minorités, il n’est pas facile de s’affirmer biélorusse et orthodoxe, ce qui, pour certains milieux conservateurs, s’apparente à une forme d’intelligence avec l’ennemi. Les minorités nationales et culturelles se font donc discrètes, tout en tentant de sauver leur mémoire, leur langue, leur culture.
Ambigüités des politiques européennes
Ces excursions rapides n’autorisent pas à généraliser pour l’ensemble des régions européennes en difficulté. Cependant, ces études de cas permettent de tirer quelques traits communs qui nous semblent caractériser également les régions « en marge » du développement économique contemporain en France.
La trajectoire de ces régions est toujours liée, d’une façon ou d’une autre à l’unité nationale dans chacun des pays. Le Sud italien est durablement marqué par l’impact de l’unité italienne. La politique massive conduite entre 1950 et 1985 peut être lue comme une tentative de rattrapage de ratés de l’unité. De même, le silence qui se fait aujourd’hui à propos du Sud est lié à la menace sécessionniste de la Lombardie et de la Vénétie. Le regain d’intérêt récent, en Espagne, pour la partie vide du pays a une double utilité politique : d’une part, cet espace traverse plusieurs Autonomies et crée une question commune au-delà des revendications d’autonomie ou d’indépendance ; d’autre part, elle donne un argument à la Castille – objet de tous les ressentiments régionalistes – pour mieux émarger aux fonds européens. La Podlasie est une butte-témoin, un concentré d’histoire polonaise et plus généralement des espaces est-européens. Mais, par sa complexité culturelle et sa situation de confins, elle incarne un problème politique dans un pays globalement homogène, qui ne souhaite pas mettre en avant ses différences internes.
La situation de ces régions souligne l’ambiguïté des politiques européennes. La main gauche porte une politique relativement généreuse de redistribution entre les régions riches et les régions pauvres, et a largement contribué à assurer le développement des États membres au fil des élargissements. La main droite soutient les aires métropolitaines dynamiques et, par le jeu de l’ouverture du marché du travail, contribue à la dépopulation des régions pauvres. Ceci d’autant plus que les États ont largement laissé les aides macro-régionales à l’Union, pour disperser leurs interventions dans des géographies prioritaires fragmentées, dont l’effet est plutôt de calmer des mécontentements localisés que d’assurer un certain niveau d’équité territoriale.
Ces constats conduisent enfin à s’interroger sur les orientations et les objectifs du développement territorial dans les pays européens. Les États ne peuvent plus aujourd’hui mener des politiques qui visent à répartir équitablement sur l’ensemble de leur territoire, non seulement les infrastructures et les services, mais aussi les moyens de production. Les États, volens nolens, n’ont plus les leviers pour réguler la localisation du système productif. Parce que le système productif lui-même n’a plus besoin d’espace et de main-d’œuvre bon marché dans les pays développés, il en trouve abondamment dans les pays émergents, quoi qu’en disent les apôtres de la « relocalisation industrielle ». D’autre part, l’idée s’est imposée que la mobilité de la main-d’œuvre est un facteur de développement pour les individus et pour les pays : il est plus intéressant de soutenir les pôles de croissance et d’aider les individus à déménager que de s’épuiser à industrialiser des territoires peu denses – sauf raisons spécifiques, comme la logistique, l’agriculture extensive ou les énergies renouvelables. D’où ceci que les politiques d’aménagement, tout en maintenant un socle de services collectifs, se rabattent sur le soutien à des « petits » projets de développement local, qui peuvent avoir leur intérêt, mais ne contribuent pas – pour ce que l’on en constate aujourd’hui du moins – à réintroduire ces territoires dans le système productif national.
On peut s’interroger, au final, sur les conséquences et les impacts des politiques de transition énergétique et écologique pour les territoires de faible densité : espaces libres pour le développement des énergies nouvelles renouvelables, réserves de biodiversité, puits à carbone, lieux ressources pour la qualité de l’eau, notamment. Tout dépend de la façon dont les stratégies de transition seront conduites : seront-elles, à la manière du fordisme des années d’après-guerre, à la recherche d’espace libre et de ressources à exploiter, ou bien sauront-elles trouver les modalités d’une réciprocité permettant aux habitants de ces territoires de percevoir, d’une manière ou d’une autre, les fruits de leurs contributions aux transitions essentielles ?
1N. Brenner, New State Spaces: Urban Governance and the Rescaling of Statehood, Oxford University Press, 2004.
2C. Levi (traduit par J. Modigliani), Le Christ s’est arrêté à Éboli, (« Cristo si e fermato a Eboli »), Gallimard, 1948.
3Vittorio de Seta, Pasqua in Sicilia (1955) ou Contadini del Mare (1956).
4Italian national network of young researchers for inner areas commitee, « Inner areas in Italy », Babel Urbanization, 2021.
5S. del Molino, La Espanã vaciá, viaje por un país que nunca fue (L’Espagne vide, voyage dans un pays qui n’a jamais existé), Madrid, Turner, 2016. En septembre 2021, un mouvement politique sans leader nommé España Vacíada (Espagne vidée) est créé à partir de 150 collectifs de tout le pays portant des noms évocateurs comme « Jaén merece mas » (Jaén mérite mieux) ou « Léon ruge » (Léon rugit), Libération, 26 janvier 2022.
6Les termes « Pologne A » et sa parente pauvre « Pologne B » sont passés dans le langage courant.