C’est en provoquant une crise dans la critical zone
– c’est-à-dire en franchissant ses limites –
que les humains rencontrent la planète.

Dipesh Chakrabarty1

Vagabonds situés

Nous sommes dehors. Nous refoulons cette condition existentielle, et cependant nous sommes dehors. Nous sommes dehors quand nous travaillons, quand nous marchons, conduisons, écrivons, faisons l’amour, même quand nous pensons ; mais nous oublions cette condition d’extériorité parce que nous sommes immergés dans nos actions. Une action implique une situation – un site spécifique – dans laquelle un sujet oublie le reste de l’univers en raison de son attachement local à l’objet qui le préoccupe. Serait-il pourtant possible de rapporter certaines des situations dans lesquelles nous nous trouvons, c’est-à-dire certains sites spécifiques et finis de notre vie-orientée-vers-l’action, à l’univers tout entier, sans pour autant faire de ce dernier une simple situation étendue, un méga-site en quelque sorte, qui dénierait à l’univers son infinité, son débordement ontologique – sa réticence existentielle à toute localisation stricte ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord reconnaître ce qui suit : bien sûr, l’intériorité, qu’elle soit psychologique, sociale ou écologique, est quelque chose de réel. En ce moment, je suis dans un petit bureau avec quatre larges fenêtres, à ma droite un mur de livres et devant moi une carte des États-Unis, avec juste en dessous une affiche de 2011 d’Occupy Wall Street – représentant une femme dansant sur un taureau – et à droite une affiche de l’exposition d’André Masson à Céret, en France, en 2019 : André Masson : Une mythologie de l’être et de la nature. Mais je ne peux pas – et ne veux pas – continuer ce rapport phénoménologique autocentré, car dès que je tente d’entamer ce genre de description, mon moi se fissure, le minotaure de Masson fait trembler les fondations de ma maison, une brise révolutionnaire s’infiltre par une fenêtre défectueuse et le soleil éblouit mon écran. Commence alors ce que j’appelle l’expérience planétaire.

L’expérience planétaire que je veux saisir est le moment pendant lequel nous sentons, nous pensons, ou nous imaginons la différence plutôt déstabilisante entre être seulement terrestre – situé et agissant sur Terre avec un corps spécifique, au milieu de relations sociales et écologiques – et être aussi planétaire, soumis au cosmos, errant comme une planète, toujours en état de déterritorialisation, de délocalisation, de débordement de frontières. Plus exactement, l’expérience planétaire est ce qui se passe lorsque, depuis l’intériorité de notre situation terrestre, nous ressentons notre condition planétaire : un excès cosmologique irréductible à notre incarnation locale, sociale, écologique et géologique. Décrivons cette expérience étonnante.

Zoom arrière

Au cours de vos pérégrinations sur les sentiers numériques de l’Internet, vous avez peut-être eu l’occasion de voir des vidéos montrant un éloignement progressif de la Terre, allant jusqu’aux limites de l’univers, des vidéos ayant fréquemment pour titre « Earth zoom out ». Un tel éloignement progressif ne produit pas tant un décentrement copernicien qu’un a-centrement : après avoir perdu la Terre de vue, c’est le regard lui-même qui risque de se retrouver définitivement égaré au milieu de nulle part, ou au milieu de l’univers. Nulle part et univers tendent dès lors à être identifiés l’un à l’autre dans ces vidéos populaires.

La première séquence du film Contact (Robert Zemeckis, 2007) propose une fin alternative à ces vidéos somme toute nihilistes, une fin alternative à la mesure de notre condition planétaire. Décrivons cette séquence. Le premier plan du film se situe au-dessus de la Terre, on entend des extraits d’émissions de radio et de télévision ; à mesure que l’on s’éloigne de la Terre, les chansons et les discours deviennent plus anciens. On entend le tube de 1979 « Funkytown », un discours de Martin Luther King Jr, la déclaration de guerre de Franklin D. Roosevelt au Japon en 1941, la voix reconnaissable d’Adolf Hitler, des transmissions en morse (trace technologique des années 1910 et 1920) ; on remonte le temps. En astrophysique, le retour en arrière est généralement associé à la lumière : plus on « regarde » loin dans l’espace, plus il est possible d’observer des événements anciens – c’est l’effet de l’expansion de l’univers, ce processus de délocalisation permanente. Dans Contact, plus on s’éloigne de la Terre, plus on retrouve des productions culturelles passées. Mais plus on s’éloigne de la Terre – du système solaire, de l’espace interstellaire, de la Voie lactée, puis d’autres galaxies – plus la présence humaine semble se réduire à quelque grésillement, du bruit évanescent, jusqu’à ce que finalement le silence règne : la caméra imaginaire de Contact nous mène aux confins de l’univers, où il n’y a pas d’entité matérielle reconnaissable, seulement des taches blanches. Mais – brillante inversion cinématographique – ces taches blanches semblent soudain se concentrer et se révèlent être la lumière translucide qui passe à travers une fenêtre, qui apparaît comme un reflet dans l’œil d’une petite fille. Puis la caméra fait un zoom sur l’œil de la petite fille qui écoute et parle sur sa radio amateur.

Quel est le sens de ce voyage imaginaire dans l’univers ? En s’éloignant de la Terre à l’infini, le zoom arrière finit par découvrir un œil humain brièvement identifié au cosmos. L’œil-univers est une composition d’humanité spectrale (les émissions radio du passé) et d’inhumanité silencieuse (le domaine cosmologique qu’aucune trace technologique humaine n’a jamais atteint). Humanité et inhumanité se rencontrent finalement dans l’œil d’un être vivant : c’est dans l’œil d’un être terrestre que s’expérimente l’extra-terrestrialité de l’univers ; c’est dans l’intériorité d’un œil que se voit l’extériorité du cosmos ; c’est dans l’humain que s’exprime l’inhumain. Loin de s’achever dans le néant d’un espace dépourvu d’humains, l’expérience du zoom arrière cosmologique montre que l’a-centralité de l’univers nécessite un être vivant, sentant et pensant pour en témoigner. Oui, nous sommes dehors, mais le dehors parle en nous : telle est la topologie paradoxale de toute véritable expérience planétaire.

Ressentir le planétaire

On pourrait objecter que Contact n’est qu’un film et qu’il n’est pas légitime de fonder une proposition conceptuelle sur un produit hollywoodien. En outre, le voyage cosmologique que Contact propose semble être en contradiction avec, précisément, notre expérience quotidienne : malgré la révolution astronomique qui a commencé avec Copernic, on pourrait soutenir que nous continuons à croire que le cosmos est « au-dessus » de nous et que nous sommes « en dessous » des étoiles, et que nous continuons à nous comporter et à penser comme si nous étions sur un sol fixe avec le soleil tournant autour de la Terre : n’est-ce pas ce que nos sens nous font savoir ? Galilée n’aura-t-il été qu’une étoile filante sans lendemain, avant que Gaïa ne devienne le nom d’un géocentrisme renouvelé ?

Souvenons-nous cependant que les sens ne sont pas passifs et neutres, ils constituent la réalité, ce qui ne veut pas dire (l’inverse est définitivement faux) que la réalité est uniquement faite par nos sens. Ainsi, lorsque nous regardons la course du soleil, nous l’observons avec toutes les connaissances qui ont façonné notre esprit individuel et collectif depuis des siècles, avant et après Galilée. Quand nous regardons le soleil de l’aube au coucher, nous le voyons désormais comme une partie d’un plan mental de l’univers constitué par les images télescopiques terrestres, mais aussi celles produites par les télescopes spatiaux comme le télescope spatial Hubble, par toutes les images que les ordinateurs ont formées et que les artistes ont dessinées, par Contact et par Pale Blue Dot – la photographie emblématique de la planète Terre prise le 14 février 1990 par la sonde spatiale Voyager 1 à une distance d’environ six milliards de kilomètres. Nos sens ont l’intelligence des mémoires éveillées par les sciences, les techniques, les arts et les mythes. À cet égard, nous avons la capacité de voir un phénomène non géocentrique même en regardant, sur Terre, la course du soleil.

C’est un livre entier qui devrait certes être consacré à cette question : quelles sont les expériences sensorielles que l’on peut éprouver, sur Terre, de l’extra-terrestrialité, du cosmos en tant que tel ? Ressentons-nous notre planétarité lorsque nous voyons l’aurore – au-delà des limites étroites de la critical zone – comme rencontre entre des particules chargées du vent solaire et la haute atmosphère de la Terre ? Ressentons-nous notre planétarité lorsque nous voyons le changement de saison comme l’inclinaison de la Terre et le mouvement de la planète autour du Soleil ?

Les sujets errants et la Terre

Quelles que soient les réponses à apporter aux questions précédentes, l’expérience planétaire ne devrait pas toujours générer un torticolis : si l’on cherche instinctivement à regarder « en haut » en pensant au cosmos, c’est que l’on oublie que la planète Terre est déjà là-haut, en compagnie des autres corps stellaires. À l’opposé de ce torticolis cosmologique, c’est parfois au cours des événements quotidiens – et pas forcément en dehors d’eux – que le cosmos peut être ressenti horizontalement, et découvert de manière inattendue. Le sortilège des sens (The Spell of the Sensuous) de David Abram commence précisément par un tel moment planétaire :

« Un soir, tard, je suis sorti de ma petite hutte dans les rizières de l’Est de Bali et je me suis vu tomber dans l’espace. Au-dessus de ma tête, le ciel noir était constellé d’étoiles, regroupées densément dans certaines régions, bloquant presque l’obscurité entre elles, et plus librement dispersées dans d’autres régions, palpitant et se faisant signe. Derrière elles, s’écoulait le grand fleuve de lumière et ses nombreux affluents. Pourtant, la Voie lactée s’agitait aussi sous moi, car ma hutte était située au milieu d’un grand patchwork de rizières, séparées les unes des autres par d’étroites digues de deux pieds de haut, et ces rizières étaient toutes remplies d’eau. Le jour, la surface des zones d’eau reflétait parfaitement le bleu du ciel, un reflet interrompu seulement par les fines pointes vert-vif du riz nouveau. Mais la nuit, les étoiles elles-mêmes scintillaient à la surface des rizières, et la rivière de lumière tourbillonnait dans l’obscurité, sous mes pieds comme au-dessus ; il ne semblait pas y avoir de sol devant mes pieds, seulement l’abîme de l’espace étoilé qui s’étendait à l’infini2. »

Pour comprendre ce qui s’est passé, notons d’abord qu’Abram sortait de sa cabane – en un mouvement-vers-le-dehors qui, comme je l’ai évoqué plus haut, est une condition de toute expérience réelle. Ajoutons que le ciel n’est alors plus seulement au-dessus mais aussi en dessous : « Je n’étais plus seulement sous le ciel nocturne, mais aussi au-dessus de lui3 ». D’où le sentiment d’une chute universelle, affectant aussi bien Abram (première ligne du paragraphe que j’ai cité) que les étoiles (dernière ligne). Mais au paragraphe suivant, Abram utilisera l’expression « apesanteur » (weightlessness, absence de poids, de gravité) : dès qu’Abram se sent comme entre deux ciels, il a « l’impression immédiate » d’une apesanteur, ce qui n’est pas la même chose que l’impression d’une chute. Il s’agit plutôt de quelque chose comme une chute suspendue, un état d’entre-deux. Au lieu d’être transitoire, cet état intermédiaire est accentué par la présence des lucioles. Entre les constellations d’en bas et les constellations d’en haut », leurs lumières « scintillaient comme les étoiles, certaines dérivant vers le haut pour rejoindre les grappes d’étoiles au-dessus de ma tête, les autres, comme de gracieux météores, glissant d’en haut pour rejoindre les constellations sous nos pieds, et tous ces chemins de lumière vers le haut et vers le bas se reflétaient, eux aussi, sur la surface immobile des rizières4. »

Les lucioles sont comme des médiums, des médiations géo-cosmologiques, des êtres terrestres qui se transforment en étoiles et en météores5. Leurs mouvements de haut en bas ont un fort impact sur Abram : il ressent « vertige et étourdissement », « tantôt tombant dans l’espace, tantôt flottant et dérivant », et même lorsqu’il est de retour dans sa cabane, il a l’impression que sa « petite pièce […] flotte elle-même, délivrée de la Terre ». Au cours de cette expérience déconcertante, la situation terrestre d’Abram – son corps, son incarnation en tant que sujet humain, sa présence spécifique à Bali – est ouverte par une réalité cosmologique. Toujours situé dans un écosystème terrestre, Abram prend conscience de la présence du dehors, partout, « au-dessus » comme « au-dessous ». Il ressent et se sent-avec la planète, entre deux « ciels nocturnes ».

La leçon cruciale pour nous est qu’être entre deux ciels, comme le sont les planètes, révèle moins une nouvelle situation, une nouvelle localisation, qu’un décalage entre la situation terrestre (être dans la critical zone, se demander quel affect Gaïa développe à notre égard, lutter contre la construction d’un pipeline, etc.) et la condition planétaire. En effet, dès qu’Abram fait l’expérience d’être entre deux espaces stellaires médiatisés par des lucioles, il éprouve un vertige, il passe d’une sensation à une autre, il tombe sans tomber.

Et il est temps désormais de rappeler que le mot planète dérive de planasthai, qui signifie « errer ici et là, sortir des sentiers battus », et aussi au sens figuré « être incertain, flotter ». Accompagné de lucioles, Abram a fait l’expérience de sa condition planétaire, comprise de manière très matérielle : errer tout en étant relié à la Terre.

Musique des sphères précaires :
vers un syllabus sonore

Serait-il possible, et fructueux, de démocratiser l’expérience planétaire ? Tout d’abord, je pense qu’il pourrait être utile d’étendre notre conscience écologique au plan cosmologique : il est évidemment nécessaire de renforcer notre compréhension de la physique terrestre si nous voulons lutter contre les effets désastreux du changement climatique. Mais cette compréhension – comme l’a récemment expliqué Dipesh Chakrabarty – exige précisément de considérer la Terre comme une planète ayant un climat qui ne peut être identifié dans sa spécificité sans être comparé au climat des autres planètes6. Aucune écologie, et même aucune écologie politique, ne sera possible sans une planétologie comparée7.

Mais pour ouvrir cette conscience planétaire au-delà – et en deçà – de sa compréhension scientifique, il sera nécessaire de reconnaître que notre capacité à accéder aux expériences planétaires est actuellement inhibée. Ceux qui persistent à soutenir, avec Edmund Husserl, que « la Terre ne se meut pas8 » – parce que tout mouvement possible est, pour nous, pour nos corps, mesuré à partir de ce qui apparaît comme le sol immobile de la Terre – nient que nos corps ne sont que des parties mobiles dans un univers relativiste (l’univers basé sur la théorie générale de la relativité d’Einstein) dans lequel espace et temps ne sont pas absolus, mais varient.

De plus, avant d’affirmer que la Terre ne bouge pas du point de vue de la vie quotidienne, il faudrait penser aux réfugiés climatiques, à ceux qui sont obligés de se déplacer chaque jour pour gagner un peu d’argent, à ceux qui ont perdu leur monde à cause de l’esclavage et du colonialisme, à ceux pour qui la relativité spatio-temporelle est un phénomène tragique. L’expérience planétaire post-copernicienne que j’essaie d’esquisser dans cet article a un air de déjà-vu pour les damnés de la planète Terre, ceux qui ont déjà vécu une forme de déterritorialisation et de déracinement. Et ce n’est par conséquent certainement pas un hasard si Gayatri Chakravorty Spivak, Paul Gilroy et Dipesh Chakrabarty, trois auteurs spécialistes de la théorie postcoloniale, des subaltern studies, des questions de race et diaspora, ont écrit sur la planète et la planétarité9.

Pour nous guérir de l’oubli de la planétarité et démocratiser l’expérience planétaire, nous avons sans doute besoin d’une nouvelle « éducation esthétique » (Friedrich Schiller), c’est-à-dire d’une nouvelle manière de mettre en relation les pulsions humaines, la société et le cosmos. En raison de la capacité de la musique à générer, plus que toute autre forme artistique, une déterritorialisation absolue à partir de laquelle le cosmos peut trouver une expression capable de nous émouvoir, d’émouvoir les corps post-coperniciens que nous sommes, je recommande de commencer cette éducation esthétique par ce qui suit :

1) D’abord, la musique électronique pionnière de Karlheinz Stockhausen : mentionnons seulement l’emblématique Sirius (1975-77), une tentative d’exprimer les cycles et les rythmes naturels du cosmos dans laquelle des messagers d’une planète en orbite autour de Sirius demandent aux terriens de « percevoir dans [leur] musique le son des directions de l’espace, des sexes, des saisons, des phases, des soleils10 ». Les compositions électroniques et orchestrales de Stockhausen pourraient être définies comme le répertoire musical fondamental qui, au XXe siècle, a ouvert la possibilité d’une nouvelle perception du cosmos.

2) Mais il y a quelque chose d’aveugle au politique dans l’univers grandiose de Stockhausen, quelque chose qui est incapable de laisser une place à une réelle négativité. Pour surmonter cette insuffisance esthétique, il nous faut un pendant radical que l’on pourrait trouver dans le monde Afrofuturiste. Pensons au jazz déconcertant de Sun Ra – s’adressant à ceux qui « prévoient de partir » parce que la Terre n’a jamais été hospitalière pour eux11 – aux œuvres composées par Anthony Braxton pour être performées par des orchestres situés sur différentes planètes et au Black Earth Ensemble de Nicole Mitchell mettant en musique la trilogie Xenogenesis d’Octavia Butler en 200812. Traitant du passé de l’esclavage et du colonialisme, et du futur d’un univers dans lequel la Terre serait capable de symboliser sa noirceur (sa blackness, le fait-d’être-un-sujet-Noir), la musique Afrofuturiste transforme notre compréhension de la « musique des sphères ». Au lieu d’être l’expression de la proportionnalité mathématique, une donnée naturelle, la musique des sphères incorruptibles devient celle de ceux pour qui les sphères de l’existence – des lieux où vivre en paix et s’épanouir – sont éphémères, écologiquement exposées, ou tragiquement absentes. La musique Afrofuturiste diffuse le trait universel de l’aliénation, qu’il s’agisse de l’aliénation capitaliste ou du devenir-alien de ceux qui ne veulent plus être appelés humains (parce que ce terme a été utilisé pour rejeter d’autres êtres au statut de non-humains). D’où la formule de Kodwo Eshun qui pourrait récapituler l’essence de l’Afrofuturisme : « Loin de l’aliénation. Dans les bras de l’alien13 ».

3) Comme troisième et dernier pilier de cette éducation esthétique inchoative, j’ajouterai Sun Rings de Terry Riley, dont la première a eu lieu en 2002. Commandée par la NASA pour marquer le vingt-cinquième anniversaire du lancement de Voyager 1, la pièce de Riley associe des sons enregistrés dans l’espace (amplifiés et portés à des fréquences humaines) par les sondes de la NASA, les instruments à cordes du Kronos Quartet et un chœur. Je voudrais me concentrer sur le dernier mouvement, « One Earth, One People, One Love », écrit juste après le 11 septembre, événement qui a interrompu le processus de création de Riley : c’est un beau mouvement, qui donne un sentiment d’harmonie et d’unité que le titre du mouvement souligne – « One earth, one people, one love » sont des mots prononcés par Alice Walker (connue, entre autres, pour son roman The Color Purple de 1982) que Riley a entendus lors d’une émission de radio juste après le 11 septembre et qu’il a échantillonnés pour sa composition. Riley explique que ce dernier mouvement, en métabolisant le 11 septembre, a rétroagi sur l’ensemble de la pièce : « J’ai ajouté un chœur à deux des mouvements pour représenter la voix de l’humanité dans sa lutte pour comprendre le sens de notre place dans cet univers insondable, et pour peut-être suggérer que, même avec nos technologies sophistiquées qui nous propulsent vers l’inconnu, nous devrions garder à l’esprit que All you need is love14 ». Je sais que la déclaration de Riley peut sembler trop conciliante : parler de l’humanité en tant que telle est le meilleur moyen de dissimuler les différences de race, de classe et de sexe derrière le voile idéologique de l’unité, de fantasmer les sphères parfaites des happy few qui ne veulent pas entendre parler des sphères précaires des damnés de la Terre. Alors, est-ce que je veux terminer mon syllabus sonore planétaire par « Une terre, un peuple, un amour » et générer une sorte de synthèse molle, d’Aufhebung facile – d’abord, l’universalisme étroit de Stockhausen15, puis sa négation Afrofuturiste, puis la négation de la négation grâce à l’épiphanie cosmo-humaine de Riley ? Ou devrait-on plutôt soutenir qu’une expérience planétaire est une façon de réunir, sans effacer leur différence, le cosmos et l’humain, « l’insondable » et les besoins sociaux de l’homme, l’harmonie et le déracinement ? Essayons de répondre à cette question en guise de conclusion.

Aimer l’inconnu

Au cours de nos expériences planétaires, lorsque nous nous considérons comme des terrestres sur un sol instable, ou lorsque nous commençons à comprendre que la critical zone est ouverte au cosmos, nous pouvons prendre peur. L’univers insondable semble alors trop grand pour nous, trop grand pour notre raison et nos sens, et la tentation est de nier l’incommensurable cosmos et de revenir à une mesure humaine, à « nous-mêmes », à notre domicile fixe (quand il en est un), à la « mère-Nation », c’est-à-dire finalement au fantasme dangereux de ce que serait une communauté « pure » et « naturelle » qui, en réalité, est toujours fondée sur le fantasme de l’éradication violente de l’altérité.

Mais il existe une autre façon d’aborder l’insondable sans oublier l’humanité, de reconnaître le temps profond (deep time) du cosmos sans nier le temps compté, éphémère, des existences humaines. Comme je l’ai expliqué dans cet article, l’expérience planétaire peut être très déstabilisante : pendant une brève période de temps, un désajustement, un espacement entre la Terre et elle-même se révèle. Soudain, ce qui semblait très éloigné dans le temps et l’espace est l’objet d’une rencontre. Grâce à des compositeurs comme Stockhausen, Nicole Mitchell, Terry Riley – mais j’aurais pu ajouter, entre autres et en ne citant qu’une seule de leurs œuvres, Alice Coltrane (Universal Consciousness, 1971), Éliane Radigue (Transamorem Transmortem, 1974), Michèle Bokanowski (L’étoile absinthe, 2002), Gérard Grisey (Le noir de l’étoile, 2004) et Lionel Marchetti (Atlas, 2016) – ce qui est de l’ordre d’une expérience éphémère s’inscrit dans la durée de l’écoute musicale.

La musique serait alors un espace-temps où peuvent se rencontrer des échelles temporelles aussi disparates que le temps profond de l’univers et la courte durée d’une vie humaine. En écoutant les pièces musicales proposées par les compositeurs que j’ai mentionnés, autre chose que la peur peut faire surface : l’amour, l’« amour » pour l’« inconnu » (pour revenir aux termes de Riley), l’amour pour l’excès cosmologique et le désajustement qui nous libère de notre géocentrisme – all you need is l’OVNI. Une forme d’harmonie peut alors se produire : une expérience extatique de continuité sur fond de discontinuité de l’univers.

Toute tentative de réduire l’excès cosmologique – toute anthropomorphisation de l’espace, toute théorie fondée sur l’intelligent design soutenant que l’univers a été fait pour nous, toute volonté de considérer le cosmos comme un espace à coloniser ou à exploiter, toute réduction de la Terre ou d’une zone critique à quelque confinement acosmique – est la négation de l’expérience planétaire, c’est-à-dire du sentiment que nous sommes liés dans une situation qui ne nous empêche pas d’être existentiellement déliés – c’est-à-dire libres. Penser ensemble les nécessités terrestres et la liberté cosmologique est la tâche de la philosophie à venir.

1 Dipesh Chakrabarty, « Emancipatory histories, a troubled but living legacy – response to Latour », in Journal of the Philosophy of History 14 (3), 2020, p. 24.

2 David Abram, The Spell of the Sensuous, Vintage, 2017 (1996), p. 3-4 (ma traduction). La version française a paru sous le titre Comment la terre s’est tue, Paris, La Découverte, 2013.

3 Ibid., p. 4.

4 Ibid., p. 4.

5 À propos de ce genre de médias, les « médias du ciel », cf. John Durham Peters, The Marvelous Clouds: towards a Philosophy of Elemental Media, University of Chicago Press, 2015, chap. 4 et 5.

6 Dipesh Chakrabarty, « The Planet : An Emergent Humanist Category » in Critical Inquiry no 46 (2019), p. 1-31.

7 Cf. Lukáš Likavčan, Introduction to Comparative Planetology, Strelka Press, 2019.

8 Edmund Husserl, « L’arche-originaire Terre ne se meut pas » in La Terre ne se meut pas, Paris, Minuit, 1989.

9 Cf. mon essai « Nous, les Planétaires (Vers la Première Externationale) » in Lignes, no 61, 2020, pp. 151-167.

10 Karlheinz Stockhausen, Sirius (Deutsche Grammophon, 1980). Sur Stockhausen, je recommande le livre de Lambert Dousson, « …la plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier » : Stockhausen et le 11 septembre, Paris, éditions MF, 2020.

11 Sun Ra, « They Plan to Leave » in Ra to the Rescue (El Saturn Records, 1983). Cf. mon livre à paraître, L’Ange Noir de l’histoire, Paris, éditions MF, 2021.

12 Nicole Mitchell et le Black Earth Ensemble, Xenogenesis Suite (Firehouse 12, 2008).

13 Kodwo Eshun, More Brilliant Than the Sun, London, Quartet, 1998, p. 157.

14 Terry Riley, Sun Rings (Nonesuch Records, 2019), livret (non numéroté).

15 Pensons à Licht, pièce majeure de Stockhausen (un cycle de sept opéras composés entre 1977 et 2003).