Développées de façon théorique à partir de la fin des années 19901, les analyses littéraires s’inspirant des théories écoféministes ont permis la mise en lumière de l’oppression de la pensée dualiste hétéro-patriarcale dans une veine analogue au travail entrepris dès 1982 par Annette Kolodny avec son The Lay of the Land. Cependant, au-delà d’une dénonciation des systèmes oppressifs présents dans les narrations ayant aidé à construire certaines cultures occidentales2, il apparait que les structures et procédés narratifs mis au jour grâce à la critique littéraire écoféministe de ces vingt dernières années constituent également de véritables stratégies de résistance. Dès 1991, Patrick D. Murphy écrivait ainsi qu’: « En explorant la littérature depuis une perspective écoféministe, nous pouvons nous attendre à révéler des stratégies d’émancipation qui ont déjà commencé à laisser libre cours à des narrations écologiques qui promettent un avenir plus teinté d’espoir. »
Près de trente ans après cette déclaration, le présent article se propose d’explorer les évolutions majeures dans la critique littéraire et la littérature écoféministes afin de déterminer dans quelle mesure les stratégies d’émancipation révélées par les analyses écoféministes ont permis de donner lieu à des narrations offrant une vision plus respectueuse des liens unissant les êtres humains entre eux ainsi qu’à leur environnement et tout ce qui y vit. Pour ce faire, je m’intéresserai en premier lieu à la façon dont la critique littéraire écoféministe a permis à la mouvance de s’émanciper des critiques essentialistes et de la réputation sulfureuse de l’écoféminisme avant de porter mon attention sur quelques exemples de stratégie littéraire d’émancipation.
S’émanciper de l’‘ecofeminist backlash’
En 1998, Gaard et Murphy prétendaient que « Les theories écoféministes proposent des stratégies plutôt que des règles. De ce fait, bien que l’intersectionnalité entre écoféminisme et critique littéraire reste largement inexplorée, les chercheurs ont à leur disposition un certain nombre d’indications qui peuvent les guider. »3 La première partie de cette phrase reste incontestablement vraie, que ce soit pour l’écocritique dans son ensemble ou la critique littéraire écoféministe. Par contre, les avancées dont ont été témoin ces domaines depuis 2005 marquent, à mon sens, un tournant décisif pour l’écoféminisme. En effet, la mouvance souffrait de mauvaise presse depuis les années 1990, à tel point qu’un grand nombre de chercheurs et chercheuses initialement intéressé.es par les idées proposées se sont détourné.es de l’écoféminisme, de peur que la simple évocation du terme ne vienne entacher leur crédibilité. Ce backlash fut tel que certains allèrent même jusqu’à annoncer la fin de l’écoféminisme ou, tout du moins, à recommander un changement de nom, nécessaire pour s’éloigner du discrédit associé au terme « écoféminisme ». Cependant, à partir de 2005 environ, certaines publications semblent annoncer une réutilisation progressive du terme « écoféminisme », ce qui n’a cessé de se confirmer depuis dans l’intérêt grandissant dont celui-ci jouit de la part de différents domaines universitaires et intellectuels, entre autres.
Les publications de la dernière décennie ont ainsi permis de consolider deux points de grande importance : le premier concerne la diversité au sein de l’écoféminisme qui, plutôt que de devenir un débat paralysant, s’est muté en une spécificité de cette approche.
Le deuxième point concerne le fait que nous assistons depuis environ 6 ans à une recrudescence de l’utilisation de la dénomination « écoféminisme » dans la parution d’ouvrages (et notamment dans les thèses de doctorat), qui semble indiquer que la récupération de l’histoire et des théories écoféministes voulue par un grand nombre soit devenue une réalité : « en effet je m’aperçois d’une renaissance de l’écoféminisme sous forme de thèses et de publications qui émergent, c’est très excitant. »4
La littérature comme porte d’entrée ?
Serait-il audacieux de prétendre qu’au vu de ces éléments, l’écocritique féministe ait véritablement permis la récupération des idées écoféministes ainsi qu’une récupération du terme « écoféminisme », comme de nombreux intellectuels l’espéraient ? Bien que le backlash antiféministe, dont l’écoféminisme a particulièrement souffert, ne puisse être considéré comme révolu au regard des nombreux articles et ouvrages y faisant encore référence, l’application littéraire de l’écoféminisme semble avoir eu un effet positif sur la réception des idées de la mouvance. La critique littéraire écoféministe semble en effet avoir permis une compréhension plus vaste des idées écoféministes, et cette tendance est renforcée davantage par l’écocritique féministe. Ceci semble donc effectivement avoir permis la réhabilitation du nom « écoféminisme », « comme un terme [qui] indique une intervention politique double »5 et d’une prise de conscience de l’idée selon laquelle « le problème […] est que plus les théories féministes prennent leur distance d’avec la nature, plus cette même nature se trouve implicitement ou explicitement renforcée comme appartenant au terrain glissant de la misogynie. »6
Serpil Oppermann, dans son article de 2013 « Feminist Ecocriticism : The New Ecofeminist Settlement », reprend une idée analogue. Premièrement, elle soutient la thèse, qui est la nôtre également7, en décrivant l’écocritique féministe comme une évolution ayant permis la réinstauration des idées écoféministes dans un contexte universitaire et intellectuel plus vaste. Le lien évolutif entre écoféminisme, critique littéraire écoféministe et écocritique féministe est présenté comme résultant de l’importation des idées écoféministes dans la mesure où « les positions politiques, éthiques et théoriques écoféministes ont récemment été reconfigurées au sein d’une nouvelle approche écocritique, appelée écocritique féministe. »8
Celle-ci constitue une mutation plutôt qu’une utilisation neuve (dans le sens d’inédite) : en effet, les idées à la base de la pratique écoféministe sont présentes depuis plus de quarante ans (Kolodny, The Lay of the Land, 1975.) Mais l’expansion de la pratique écocritique féministe actuelle ainsi que le renforcement théorique qui l’accompagne en font une pratique nouvelle, dans le sens de recyclée, dans la mesure où la fédération opérée durant la dernière décennie a permis une utilisation plus étendue et moins controversée des idées écoféministes.
La recrudescence de l’utilisation du terme « écoféminisme » de ces sept dernières années en témoigne. Celui-ci ne semble plus corrompu au point de complètement discréditer la personne l’utilisant, comme c’était encore le cas il y a une dizaine d’années : « Cette interfécondation des points de vue devient visible, maintenant que l’écoféminisme est reconnu comme étant un des catalyseurs de l’acceptation grandissante par l’écocritique de la complexité des questions environnementales. »9. Douglas A. Vakoch présente ainsi l’idée selon laquelle l’écocritique féministe et la critique littéraire écoféministe sont bel et bien deux noms d’une même chose : « […] l’écocritique féministe. Cette discipline hybride est également appelée critique littéraire écoféministe, qui a été définie comme étant ‘un discours politiquement engagé qui analyse les connexions conceptuelles entre la manipulation des femmes et du non-humain.’ (Buell, Heise, and Thornber 2011: 425). »10
Uni.es dans la diversité
Dans les années 1960, les mouvements féministes s’emparent du slogan « the personal is political » pour attirer l’attention sur le problème de la subordination des femmes dans les sphères « privées » de la famille, du lieu de travail et de la société civile. Ceci fait référence à l’idée selon laquelle les problèmes personnels (au sein du couple, de la famille) auxquels les femmes ont à faire face sont en corrélation directe avec la façon dont la société (ici, le political) représente ces dernières. L’écoféminisme va récupérer cette idée du « personal is political » et la pousser encore plus loin en déclarant que si le personnel est politique, les deux sont spirituels également. Cette idée peut paraître saugrenue au départ, mais voici comment Anne Cameron l’explique dans « First Mother and the Rainbow Children », un essai publié dans Healing the Wounds (1989) :
Chaque décision qu’une personne prend dans sa vie est à la fois personnelle, politique et spirituelle. Si vous décidez de ne jamais devenir esclave des drogues ou de l’alcool, vous prenez une décision personnelle mais en même temps, vous commettez un acte politique et faites un choix spirituel. […] Les mouvements féministes ont longtemps cru et vécu selon le crédo “le personnel est politique et le politique est personnel”, mais nous avons également appris que le spirituel constitue une part intégrale du personnel ainsi que du politique. Il ne peut y avoir de césure dans la spiritualité, ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire une heure le dimanche après-midi, on vit selon ses croyances ou on vit en démontrant que l’on ne possède pas de croyance.11
Donna Haraway (1991, 2003) reprend une idée similaire lorsqu’elle présente son utilisation du terme natureculture afin de contrer la vision divisée qui sépare les différentes expériences. D’une façon générale, les auteur.es étudié.es par la critique littéraire écoféministe ou ceux et celles écrivant d’un point de vue écoféministe présentent cette même approche transformative du being-in-the-world. Sous leur plume, le personnel se mélange au social, le politique au spirituel, l’intime au public, l’émotion à la raison, la connaissance subjective à la connaissance scientifique, etc. Certes, leurs histoires leur appartiennent, mais les chiffres, les connaissances et la ré-articulation du rapport au monde qu’elles y étalent concernent l’ensemble de la population terrestre.
Une sélection d’exemples
Linda Hogan est une romancière et poète Chickasaw. Dans The Woman who Watched over the World, elle raconte son histoire personnelle et tribale. Ici encore, c’est une histoire autobiographique qui sert de loupe pour l’histoire humaine et la façon dont celle-ci est unie au monde naturel. Elle y révèle les liens qui unissent les histoires tribales à une Amérique brisée ainsi que la façon dont ces histoires tribales restent présentes pour les générations actuelles. Dans Dwellings : A Spiritual History of the Living World ainsi que dans The Sweet Breathing of Plants, elle opère également cet effet de loupe. L’introspection dont elle fait preuve et la mise à nu qui en résulte ont pour effet un questionnement analogue chez ses lecteurs. L’écriture de Hogan oscille entre œuvres de fiction, de non-fiction, poésie et travaux d’édition.
Kuki Gallman est une auteure et environnementaliste italienne, émigrée au Kenya depuis 1972. Elle y acquiert Ol Ari Nyiro, un énorme ranch, dans lequel elle va tenter de mettre en place une façon harmonieuse de vivre-ensemble pour les êtres humains et la nature. Elle sera une des premières à engager des gardes anti-braconnage de façon personnelle (sans l’aide du gouvernement) et finira par faire d’Ol Ari Nyiro un exemple d’harmonie naturelle entre les peuples locaux, la protection de la nature et sa famille. Son histoire tragique se transformera en un exemple de détermination et d’amour : pour la nature et sa protection, pour les mythes et traditions locales qu’elle aide à protéger ainsi que pour le continent africain. Gallman a fait de ses pertes personnelles un combat politique pour la survie et la protection de l’Afrique. Elle participera à la crémation de douze tonnes d’ivoire saisies en juillet 1989, feu symbolique allumé par le président kenyan de l’époque, Daniel Arap Moi, pour symboliser l’opposition du Kenya au marché de l’ivoire. Elle raconte tout ceci dans I Dreamed of Africa, best-seller international qui a plusieurs fois été comparé à Out of Africa d’Isaak Dinesen. Les liens qu’elle établit dans son écriture entre son histoire personnelle et son combat environnementaliste mettent au jour un rapport particulier au monde naturel, dans lequel Gallman a trouvé une consolation et un but vital après la perte de son fils et de son mari. Elle est, encore aujourd’hui, considérée comme une des environnementalistes kenyanes les plus influentes.
Ellen Meloy était une peintre et auteure du sud-ouest américain, décédée en 2004. Elle se qualifiait elle-même de « desert writer. » Dans ses écrits, Meloy donne voix à l’incroyable nombre de formes de vie qui vivent et se plaisent dans le désert, souvent perçu comme un lieu vide. Elle y brouille les limites entre sa maison et l’extérieur, se considérant non pas comme vivant chez elle, mais comme vivant sur le terrain des lézards, corbeaux, desert bighorns et autres animaux qui occupent l’endroit. Après sa mort, son mari et ses amis ont fondé le Ellen Meloy Fund qui remet chaque année un prix à un récit sur le désert. Ce que Meloy met en place dans son écriture est une reconstruction de liens. Elle réinstaure un rapport personnel (inner) avec le monde qui l’entoure (outer) et rend ainsi, au moyen d’une écriture qui borde le spirituel et le philosophique, le personnel politique. Elle brouille les attentes prévisibles et explique les raisons pour lesquelles elle se sent plus à l’aise perdue dans le désert ou la brousse plutôt qu’à Las Vegas. Ceci contribue à transformer le politique (le public) en quelque chose de personnel étant donné le rapport personnel que certains Américains ont avec cette ville au détriment du désert qui l’entoure. Ce renversement d’attendus contribue à faire du monde (et de sa protection) une affaire personnelle et politique chez cette auteure.
En conclusion, les histoires personnelles de ces auteures deviennent donc un moyen de rendre audible aux lecteurs des problèmes plus vastes, notamment grâce à la narration à la première personne du singulier, forme sous laquelle ces histoires sont relatées. Celle-ci permet de contourner les réticences que certain.es pourraient avoir vis-à-vis d’un essai scientifique ou théorique, tout en permettant l’expression de positions personnelles éthiques et d’une sensibilité souvent absente dans les discours éthiques et scientifiques analytiques.12 Il s’agit pour ces auteures de réécrire le monde afin d’y réinscrire l’humain comme n’étant plus séparé de la nature :
[Ces auteur.es] font l’expérience du monde naturel non plus comme la Nature, objectivement, artificiellement ‘en dehors’, mais d’une façon profondément personnelle, intime et révélatrice, ‘en dedans’. […] La liberté [des écrivaines] est d’exprimer la vérité concernant toutes nos relations et de ne pas nous dévaloriser parce que nous nous sentons connectées par le désir et le regret à des hommes, des enfants, des grand-mères, les pluies, la chair et les graines du désert, à de vieux récits et des mots malicieux, au passé et au future, à ce que Rachel Carson nommait ‘le flot des choses vivantes’. C’est une métaphysique puissante que cette unité entre corps, esprit et terre, avec des conséquences morales tout aussi puissantes.13
Cette citation reflète également de façon évidente les trois relations principales que ces différent.es auteur.es réinventent au moyen de leurs écrits : le rapport au lieu, au corps et au langage. Ces différentes réécritures offrent une vision du monde moins dichotomique : « une écriture qui suggère comment l’imagination et l’esprit s’entremêlent aux expériences de la nature de façon transformative et rédemptrice, de même qu’elle laisse entrevoir le potentiel de ces expériences et de ces transformations. »14 Ce faisant, ces écritures se distancient des normes hétéropatriarcales afin d’offrir une stratégie d’émancipation écoféministe : une nouvelle façon d’« être-au-monde ».
1Notamment grâce à la publication, en 1998, de Ecofeminist Literary Criticism : Critiques, Theory, Pedagogy édité par Greta Gaard et Patrick D. Murphy qui fut le premier ouvrage à fixer l’utilisation purement littéraire des pensées écoféministes. Pour une explication non-académique de la mouvance écoféministe, il est possible de vous reporter à deux articles de vulgarisation scientifique parus respectivement dans la revue suisse Moins ! et dans la revue écologique française S!lence ! (2015) par l’auteure.
2 Comme le démontre Susan Griffin dans son Woman and Nature : the Roaring inside Her, publié en 1978.
3GAARD, MURPHY. Ecofeminist Literary Criticism. 11. Notre emphase.
4GAARD Greta, communication personnelle entre moi-même et l’auteure, 30/04/2014.
5STURGEON Noël. Environmentalism in Popular Culture: Gender, Race, Sexuality and the Politics of the Natural. Tucson: University of Arizona Press, 2009, 169.
6ALAIMO Stacy, HECKMAN Susan. Material Feminisms. Bloomington : Indiana University Press, 2007, 4.
7LAUWERS Margot. Amazones de la Plume : les manifestations littéraires de l’écoféminisme contemporain. 2014.
8OPPERMANN Serpil. « Feminist Ecocriticism: The New Ecofeminist Settlement ». Op.cit. 65.
9VAKOCH Douglas A. Feminist Ecocriticism : Environment, Women and Literature. Lanham: Lexington Books, 2012, 2.
10VAKOCH. Feminist Ecocriticism. Op.cit. 2.
11CAMERON Anne. « First Mother and the Rainbow Children ». Healing the Wounds. Op.cit. 58.
12WARREN Karen. « The Power and the Promise of Ecological Feminism ». Environmental Ethics Vol 12 N°3, 1990, 125-46.
13WITTIG ALBERT Susan & MOORE Susan. What Wildness is This? Op.cit. xiii-xv.
14 WITTIG & MOORE. What Wildness is This ? Op.cit. xvi.
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