Manifeste-1

Un manifeste sur les manifestes

Manifeste-2

Définition : L’étymologie du terme de Manifeste renvoie à la main : il désignera ici une main ouverte et tendue[1]. Cette main lance un appel et se prépare au combat. C’est une main qui travaille déjà dur, que ce soit en prêchant, en enseignant, en énonçant ou en contournant la loi. Peu importe que le medium choisi soit la voix, le corps, la page imprimée ou un rouleau pixelisé. Des vérités cachées, sinon depuis les origines du monde, tout au moins par la génération de nos prédécesseurs immédiats, sont en train d’être exposées à la franche lumière du jour ; des vérités qui oscillent entre l’évident et le scandaleux, l’héroïque et le futile, le privé et le public. Ce qui est urgent, c’est de tracer une ligne – une ligne entre les pêcheurs et les saints, les passéistes et les futuristes – tout en troublant d’autres lignes : celles entre les critiques et les créateurs, les codeurs et les cogitateurs, les érudits et les amuseurs. Et si on s’amuse un peu chemin faisant, ce sera tant mieux ! Le temps est compté, et ce genre de texte est pressé.

 

Donc : si vous cherchez du linéaire et de la logique,ou un traité universitaire…

Manifeste-3

Ce genre est le règne des M :: mélanger :: mêler :: malaxer :: manifester.

 

Par ailleurs : si vous vous demandez qui sont ceux qui s’expriment ici, la réponse est plurielle.

Le Manifeste pour des Humanités Numériques 2.0 a été précédé par la sortie d’une version 1.0, qui a suscité des commentaires et, à leur suite, ce remaniement. (Y aura-t-il une version 3.0 ?)

Mode d’emploi :

1. ne pas se lamenter
2. commenter, s’engager, répliquer, faire passer le mot
3. lancer une idée
4. s’associer
5. avancer

Manifeste-4

 

Ce que les humanités numériques (ne) sont (pas)
(et en quoi elles nous importent)

Manifeste-5

Les humanités numériques ne sont pas un champ unifié, mais une mosaïque de pratiques convergentes qui explorent un univers dans lequel : 1. l’imprimé n’est plus le medium exclusif et normatif à travers lequel le savoir est produit et/ou diffusé ; au lieu de cela, l’imprimé se trouve lui-même absorbé à l’intérieur de nouvelles configurations multimédia ; et 2. les outils numériques, les techniques et les media ont modifié la production et la diffusion du savoir dans les arts et dans les sciences humaines et sociales. Les humanités numériques cherchent à jouer un rôle inaugural dans un monde où les universités ne sont plus les seuls producteurs, gérants, diffuseurs de savoir et de culture, mais où elles sont appelées à inventer les modèles propres au numérique pour que les discours savants puissent s’adresser aux sphères publiques émergentes de l’époque actuelle (le world wide web, la blogosphère, les bibliothèques numériques, etc.). Leur tâche est de modeler l’excellence et l’innovation dans ces domaines et de faciliter la formation de réseaux à la fois globaux et locaux de production, d’échange et de diffusion des savoirs.

 

Comme toutes les révolutions médiologiques, la première vague de la révolution numérique gardait un œil en arrière tout en marchant vers l’avant. Tout comme les premiers codex ont reflété les pratiques oratoires, tout comme l’imprimé reflétait initialement les pratiques de la culture du manuscrit du haut moyen âge, et tout comme le cinéma reflétait les techniques de théâtre, la première vague numérique a reproduit le monde des communications savantes qui avait été graduellement codifié au cours des cinq siècles passés : un monde dans lequel le texte était premier, et dans lequel le visuel et le sonore étaient seconds (et subordonnés au texte), même si ce monde a connu une énorme accélération dans la recherche et l’obtention des documents, tout en facilitant leur accessibilité et en modifiant nos habitudes mentales. Désormais, ce monde doit concevoir un avenir dans lequel les caractéristiques spécifiques des media numériques deviennent centrales et dans lequel l’imprimé se voit absorbé dans de nouveaux modes hybrides de communication.

La première vague des humanités numériques était quantitative, mobilisant les capacités de recherche et de récupération au sein des bases de données, automatisant les corpus linguistiques, empilant des hypercartes au sein de séries critiques. La seconde vague des humanités numériques est qualitative, interprétative, expérientielle, affective et générative. Elle exploite les boîtes à outils numériques pour les mettre au service des spécificités méthodologiques qui font le propre des humanités : une attention portée à la complexité, à la spécificité du medium, à la profondeur des analyses, à la critique et à l’interprétation. Une dichotomie dessinée de façon aussi crue n’exclut nullement le potentiel émotionnel voire sublime du quantitatif, tout comme elle n’exclut pas l’enchâssement d’analyses quantitatives au sein de cadres qualitatifs. Il s’agit plutôt d’imaginer de nouveaux appariements et de nouvelles échelles qui émanent simultanément de nouveaux modèles pour nos pratiques de recherche et de la disponibilité de nouveaux outils et technologies.

 

Manifeste-6

 

L’interdisciplinarité/transdisciplinarité/multidiscipinarité sont des mots creuxà moins qu’ils n’impliquent des changements dans le langage, la pratique, la méthode et le résultat.

 

Qu’ils soient vides ou non, ces mots ont ouvert la voie. Mais il est temps désormais de modeler l’avenir à travers des projets qui fassent plus que se conformer aux mots d’ordre à la mode.

 

Le numérique est le royaume du Manifeste-7 : open source, open ressources

Tout ce qui tente de refermer cet espace doit être considéré pour ce qu’il est : l’ennemi.

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Manifeste-9

Les humanités numériques ont poussé à partir d’un noyau utopique issu des tissages de la contreculture-cyberculture des années 1960 et 1970. C’est pourquoi elles affirment la valeur de l’ouvert, de l’infini, de l’expansif, des universités/musées/archives/bibliothèques hors-les-murs, de la démocratisation de la culture et du savoir, même si elles affirment simultanément la valeur de méthodes statistiques de large échelle (telles que les pratiquent les analyses culturelles par exemple) qui font disparaître les frontières entre les humanités et les sciences sociales et naturelles. C’est aussi pourquoi elles croient que le copyright et les normes de la propriété intellectuelle doivent être libérés de la strangulation du capital, ce qui inclut le capital possédé par les héritiers qui vivent de façons parasitaires sur les lauriers de feu leurs prédécesseurs.

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Mesures (de guérilla) à prendre

 

Mesures légères : ignorer les « voix de la raison » bien intentionnées qui argumenteront toujours pour définir les fair uses des sciences ou de l’art en s’en tenant aux usages les plus restrictifs (afin de protéger les institutions qu’ils défendent contre les procès, aussi improbables et infondés soient-ils) ; adopter des interprétations vigoureuses du fair use basées sur le principe que, dans la grande majorité des cas, les pratiques artistiques et de recherche a) sont des efforts à but non-lucratif dont les coûts effectifs excèdent de loin la rentabilité réelle ou potentielle, et b) sont des efforts qui, plutôt que de diminuer la valeur de la propriété intellectuelle ou des copyrights, tendent au contraire à l’augmenter.

Mesures modérées : contourner ou subvertir toutes les excroissances juridiques qui poussent les prétentions de propriété depuis les droits des créateurs vers ceux des possesseurs, des photographes employés par les possesseurs, les lieux des précédentes publications, etc.

Mesures choc : pirater et pervertir les matériaux issus des divers Disney de la planète, en le faisant à une échelle si massive que les patrons de la propriété intellectuelle devront poursuivre en justice tout votre voisinage, votre école, ou votre pays ; pratiquer une anarchie numérique en subvertissant le copyright avec créativité, en compilant les media, en redécoupant les images, les pistes audio et les textes.

 

Les humanités numériques défendent les droits des producteurs de contenu – qu’ils soient auteurs, musiciens, codeurs, designers, ou artistes – à exercer le contrôle sur leur création et à éviter les exploitations non-autorisées. Mais ce contrôle ne doit pas compromettre la liberté de reprendre, critiquer et réutiliser dans des buts de recherche ou d’éducation. La propriété intellectuelle doit élargir, et non restreindre, l’intelligence et les propriétés créatives.

L’Associated Press compresse nos sociétés :
LIBÉREZ SHEPARD FAIREY ![2]
Un sou aurait-il échappé à vos pressions ?
N’avez-vous honte de rien ?

 

Manifeste-13

 

Les humanités numériques induisent une redéfinition plurielle des fonctions et des canaux de transmission des Humanités : aucun canal n’en exclut un autre. Leur économie est basée sur l’abondance, non sur la rareté. Elles valorisent davantage la copie que l’original. Elles restaurent le sens premier du mot copie : l’abondance. Copia = copieux = la richesse débordante de l’ère de l’information, une ère où, bien que les notions de la recherche en humanités soient partout sous pression institutionnelle, il y a (potentiellement) profusion pour tous. Car il y a certainement beaucoup à faire.

Manifeste-14

Humanités numériques = Grandes Humanités = humanités génératives. Bien que la révolution qui a suivi la période de la seconde guerre mondiale ait consisté en la prolifération de champs d’expertise et de sous-expertise toujours plus restreints et rigoureux ainsi que de jargons spécialisés, les humanités numériques sont affaire d’intégration et de pratiques génératives : la construction d’images agrandies intégrant les pièces de mosaïque du savoir expert. Les humanités numériques ne prônent pas l’émergence d’une nouvelle culture générale, d’un nouvel humanisme de la Renaissance ou d’une nouvelle litéracie universelle. Au contraire, elles promeuvent la collaboration et la création entre les domaines spécialisés. Il y aura toujours des experts mais :

– il n’y a aucune raison que leur habitat naturel soit exclusivement contenu dans les murs des campus universitaires et des think tanks ;

– la demande de spécialisations toujours plus étroites doit être mise sous la pression constante de la nécessité de développer une pensée transversale, transdisciplinaire et innovante.

 

Humanités numériques = Co-création. Du fait de la complexité des projets propres aux Grandes Humanités, le travail d’équipe, spécialisant les rôles au sein d’entreprises collectives et les standards de production qui impliquent des spécialisations, deviennent autant de caractéristiques définitoires du tournant numérique des sciences humaines. Des modèles de recherche à grande échelle et décentralisés incarnent l’une des transformations majeures apportées par les humanités numériques.

 

Mais sous le          Manifeste-15         des humanités numériques, il y a toute la place nécessaire pour réinventer le travail solitaire, excentrique, parfois même hermétique, assumé par des électrons libres, tant à l’intérieur qu’en dehors ou en marge du monde académique. La colonie de fourmis et la tour d’ivoire, le réseau et le monastère, sont tous des lieux potentiels de plaisir, de savoir et de gratification dans une économie fondée sur l’abondance. Nous ne pouvons toutefois plus confier la création du savoir et son intendance uniquement au modèle hérité.

 

Les modèles modernes du savoir scientifique se sont enorgueillis de l’équation qu’ils proposaient entre la rigueur et le relais sans affects d’informations désincarnées. Pourtant, ce mythe des Lumières a longtemps ferraillé avec des formes esthétisées ou stylisées de la communication savante, selon des modalités devenues spécifiques aux humanités, qui se sont parfois opposées aux pratiques dominantes dans les sciences sociales et naturelles. Les humanités numériques n’excluent aucune de ces façons de faire. Elles les accueillent toutes les deux. Mais en mettant l’accent sur le design, la multimédialité et l’expérientiel, elles cherchent à élargir la gamme affective à laquelle peut aspirer le travail savant. Elles flirtent donc volontiers avec le scandale du divertissement savant et de l’érudition divertissante. Elles résistent respectueusement contre l’idée que le travail savant s’exprimerait hors du temps, de l’espace et de la physicalité du corps humain. Elles s’engagent activement dans la tâche de rassembler un public – et même une audience de masse – pour l’apprentissage des humanités.

 

C’est le processus qui est le nouveau dieu vivant – pas le produit. Tout ce qui fait obstacle au remix et au remontage perpétuel fait obstacle à la révolution numérique. Les humanités numériques se nourrissent de recherches itératives, des mobilisations collaboratives et de travail en réseaux. Elles valorisent la qualité des résultats mais aussi les étapes par lesquelles ceux-ci sont obtenus, qui représentent une forme de publication de valeur comparable. Le royaume du processus recèle des mines d’or inexploitées de savoir.

Manifeste-16

Aujourd’hui, l’universitas (l’univers du savoir) est devenue trop vaste, stratifiée et complexe pour être contenue dans le cadre d’une seule et même institution, même selon une conception aussi large que celle de l’université. La fiction (médiévale) de l’enquête « universelle » a été démentie depuis longtemps par la réalité de champs d’apprentissage restreints à quelques choix de lieux ou d’époques. Les humanités numériques embrassent et exploitent la nature globale, élargie, des communautés de recherche contemporaines comme une des grandes opportunités disciplinaires/post-disciplinaires de notre temps. Elles rêvent de modèles de production ou de reproduction du savoir qui tirent parti du caractère de plus en plus décentralisé de l’expertise et des connaissances, et elles transforment cette réalité en occasions de mener des recherches innovantes, de pratiquer des pollinisations croisées entre les disciplines et de démocratiser les savoirs.

 

Défi n° 1 : Wikipedia est la création la plus significative du Web 2.0 pour réunir une audience massive et l’inclure dans la production du savoir et dans sa diffusion. Wikipedia n’a été inventée ni dans, ni comme une université. Mais c’est rapidement en train d’en devenir une (Wikiversity). Wikipedia est un modèle parce qu’elle est plus qu’un ensemble de contenus : elle manifeste une autorialité et une éditorialité collectives vraiment globales et multilingues dans son travail de collection, de création et de gestion de l’information.

 

Défi n° 2 :Google, qu’on l’aime ou non, est issu de Stanford, mais son terreau est celui des grandes entreprises. Et pourtant, son aspiration à devenir la bibliothèque d’Alexandrie et l’Oracle de Delphes de l’époque moderne n’est plus absolument improbable : « organiser le monde de l’information, le rendre universellement accessible et utile » affiche la mission de Google. Sa page d’accueil est devenue le portail d’accès à toute l’information du monde (numérique) ; Google Earth est devenue la nouvelle norme de mappa mundi qui est désormais dans les mains de la communauté mondiale.

 

Notre réponse ?

 

Non seulement chercher à comprendre et interroger l’impact culturel et social des nouvelles technologies, mais s’engager à piloter la création de nouvelles technologies, méthodologies et systèmes d’information, ainsi qu’à les détourner, réinventer, refonctionnaliser, à travers des questions de recherche enracinées dans les arts et les humanités : des questions de sens, d’interprétation, d’histoire, de subjectivité et de culture. La révolution ne consiste pas à transformer les littéraires en ingénieurs ou en programmeurs. Elle consiste plutôt à :

 

– élargir le champ et la qualité du savoir dans les sciences humaines

– élargir la portée et l’impact du savoir des disciplines des humanités

– s’engager directement dans des processus de design et de développement dont émaneront des modèles, des genres et des itérations de recherche et de communication qui en seront d’autant plus riches et plus multidirectionnels.

 

 

La réponse des traditionalistes ?

 

– accepter passivement les outils offerts par l’Olympe technologique ?

– se lamenter sur le déclin de l’Occident ?

– continuer à faire ce que nous avons toujours fait, jusqu’à extinction complète ?

– célébrer l’extinction ou l’inutilité depuis une confortable chaire mandarinale, à la manière de Stanley Fish ?

 

 

La wiki-économie est la nouvelle réalité sociale, culturelle et économique pour les humanités numériques. Les technologies et les contenus sont produits, signés et administrés massivement, même lorsqu’ils sont modelés par des communautés de pratiques spécifiques qui génèrent, en retour, des canons de qualité et des modèles de meilleures pratiques. La wiki-recherche est itérative, cumulative et collaborative. Les media sociaux sont de nouveaux laboratoires de culture et de fabrication de savoir. Au sein des humanités, la wiki-économie implique :

– une reconfiguration des relations hiérarchiques entre maîtres et disciples

– une dé-définition des rôles du professeur et de l’étudiant, de l’expert et du non-expert, de l’université et de la communauté

– de nouvelles triangulations articulant les pratiques artistiques, la critique/commentaire et la diffusion, entraînant la fusion des recherches universitaires, de la pédagogie, des publications et des pratiques.

Manifeste-17

Fabriquer de la théorie, fabriquer de la pratique

Notre emblème est la photographie numérique d’un marteau (de fabrication manuelle) surimposé à une page pliée (le texte 2D qui se déploie désormais en trois dimensions).

Manifeste-18

Des siècles de savoir reposant sur des textes et la primauté de l’imprimerie ont créé un contexte dans lequel la culture de l’imprimé a été naturalisée. Inutile de le préciser, nous ne sommes PAS pour l’abolition des livres ; au contraire, nous plaidons pour un modèle de néo- ou de post-imprimé, où l’imprimé se trouve enchâssé dans une multiplicité de pratiques médiales et de formes de production cognitive. C’est un modèle où l’architecture et (encore une fois) le design prennent un rôle central dans la façon dont les questions de recherche sont formulées, mais aussi communiquées, structurées et stylisées. Nous vivons un moment incroyablement stimulant au sein duquel la définition et le design d’une interface avec les informations, les données et les connaissances deviennent aussi prépondérants que l’artisanat de l’écriture, de la curation et de la coordination.

 

La dichotomie entre le royaume manuel de la fabrication et le royaume mental de la pensée a toujours été trompeuse. De nos jours, les vieux débats entre théorie et pratique sonnent creux. Le savoir prend des formes multiples ; il prend pour demeure les interstices et les croisements entre les mots, les sons, les odeurs, les cartes, les diagrammes, les installations, les environnements, les archives de données, les tableaux et les objets. La fabrication physique, le design numérique, la stylisation élégante, la prose efficace, la juxtaposition des images, le montage du mouvement, l’orchestration des sons : tout cela relève de la fabrication, du faire.

 

Ne l’oublions pas : bien que leurs traditions aient été enracinées dans l’oratoire et la rhétorique, les humanités modernes ont été profondément reconstruites par et autour du medium de l’imprimé, tout comme elles se trouvent désormais confrontées aux défis d’être profondément reconfigurées par des normes et des potentialités numériques en voie d’émergence. Qu’est-ce qu’étudier la « littérature » et l’« histoire » quand l’imprimé n’est plus la norme à travers laquelle les artefacts littéraires ou historiques sont produits – encore moins analysés. Qu’est-ce que penser, quand la pensée est découplée de son assise exclusive dans le langage et le texte ? Et qu’est-ce que tout cela signifie, plus généralement, pour les connaissances humanistes ?

Dans les années 70 et 80, les Cultural Studies, les études féministes, LGBT et subalternes ont ouvert la voie aux humanités pour les conduire à traiter des questions d’exclusion sociale, politique et culturelle ainsi que de revendications de nouvelles appartenances. Les humanités n’étaient plus alors l’apanage du proverbial « vieil homme blanc ». Désormais, elles déconstruisent la matérialité même, les méthodes et les media de l’investigation et des pratiques humanistes. Mais nous devons insister en revenant sur les mêmes questions : d’où sont venues les disciplines humanistes ? en réponse à quels besoins ? avec quelle sorte de pouvoir explicatif ? Comment leurs pratiques, leurs stratégies de fabrications de vérités, leurs productions de savoir, leurs formes médiales et leurs manières d’évaluer leurs propres déclarations ont-elles été naturalisées ? Les humanités traditionnelles sont balkanisées par des divisions en nations, langages, méthodes et media. Les humanités numériques visent à la convergence : non seulement entre les différentes disciplines et les différentes formes de media internes aux Humanités, mais aussi entre les arts, les sciences et les technologies.

Manifeste-19

La théorie, après le démon de la Théorie, est ancrée dans le faire : faire dans le sens poétique d’une poiesis, mais aussi dans le sens d’un design qui se réalise en action, par la modélisation et la fabrication de choses intelligentes, à travers les aspects génératifs et ré-génératifs de la création et de la co-création. Le vingtième siècle nous a légué un ensemble en considérable expansion de spectacles agencés pour le plaisir des yeux. Les réseaux et les interactions du vingt-et-unième siècle redynamisent l’implication culturelle des spectateurs, leur permettant d’accomplir des mises en ligne significatives et des téléchargements sensés.

Manifeste-20

La curation comme pratique savante augmentée

Les humanités numériques reconnaissent dans l’activité de curation une caractéristique centrale pour l’avenir des humanités.

Manifeste-21

Tandis que l’université moderne opérait une ségrégation entre savoir et curation, reléguant cette dernière à un rôle second de simple soutien, et envoyant les curateurs en exil dans les musées, les archives et les bibliothèques, la révolution des humanités numériques promeut une refonte profonde du paysage de la recherche et de l’enseignement. Elle reconfigure le savant en curateur et le curateur en savant, et, ce faisant, elle les invite à la fois à revigorer les pratiques de recherche par le moyen d’un ensemble étendu de possibilités et de demandes, et à renouveler la mission savante des musées, des bibliothèques et des archives. Un musée universitaire digne de ce nom doit devenir au moins autant un laboratoire que, disons, une bibliothèque universitaire. Une archive doit devenir un lieu d’enseignement et d’apprentissage de terrain. La salle de classe également doit devenir un lieu d’expérimentation de terrain avec les vestiges matériels du passé, selon des procédures où les tâches de traitement, d’annotation et de séquençage appartiennent de plein droit au processus d’apprentissage. La curation fait preuve d’une saine modestie : elle n’insiste pas sur une maîtrise toujours plus impossible de la totalité, elle accueille volontiers l’aspect tactile et changeant du savoir local, et elle rejette instinctivement la Théorie désincarnée pour lui préférer les détails concrets de la visualité et de l’objectalité.

 

La curation appelle à fabriquer des argumentations à partir d’objets autant qu’à partir de mots, d’images et de sons. Elle implique une spatialisation des tâches critiques et narratives qui, même si elles ne sont pas inconnues des historiens, sont fondamentalement différentes quand elles sont menées dans l’espace – physique, virtuel ou les deux – plutôt qu’à travers le seul langage. La curation invite à s’impliquer dans la collecte, l’assemblage, le filtrage, la structuration et l’interprétation des corpus. Tout ceci pour dire que nous considérons la curation sur un pied d’égalité avec la recherche narrative traditionnelle. Elle constitue un medium qui a son propre langage distinct, ses ensembles de compétences, ses complexités ; un medium actuellement en phase de transformation et d’expansion, en une époque où les galeries virtuelles, les environnements apprenants et les mondes deviennent des éléments incontournables du paysage de la recherche.

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La curation implique également des responsabilités de préservation à l’égard des vestiges du passé, aussi bien que des responsabilités interprétatives dans la production de sens envers le présent et l’avenir. Dans un monde de perpétuelle surcharge cognitive, cela implique une certaine maîtrise du design et du tri de l’information : sa canalisation, son filtrage et son organisation en information intelligible et utilisable ; l’exhumation de corpus culturels nouveaux ou oubliés depuis plus ou moins longtemps. La plupart de ces corpus dorment entreposés : moins de 1 % de la collection de la Smithsonian Institution est présenté aux visiteurs ; moins de 10 % en moyenne des livres sont consultés dans les bibliothèques universitaires ; de vastes corpus de matériaux culturels restent extérieurs aux missions d’acquisition et de collections des bibliothèques et archives de recherche. Les archives vont continuer à subir une croissance explosive. Les praticiens des humanités numériques doivent être présents aux côtés des bibliothécaires et des archivistes, pour développer une réflexion critique face aux défis et aux opportunités propres à une croissance aussi exponentielle.

 

La curation est une pratique de recherche augmentée qui augmente aussi puissamment l’enseignement et l’apprentissage. Elle invite les futures générations de chercheurs à se mettre au travail immédiatement sur la substance concrète de l’histoire et de la culture : s’engager directement dans la quête et la production de connaissances sous la direction de chercheurs spécialisés au sein d’un environnement constituant un véritable laboratoire.

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L’univers de la recherche en humanités est largement enrichi par l’ajout du travail des curateurs au rang des « productions » reconnues et soutenues par la science. La curation crée les pré-conditions de modes de recherche qui dépassent les frontières de l’expertise solitaire pour aller vers une sphère publique plus fluide, dans laquelle les formes traditionnelles de recherche peuvent se redonner des objectifs multiples. La curation favorise aussi la création participative à grande échelle de fonds d’archives placés sous la direction experte d’un savant.

 

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– au mouvement open source, aux Wikipédians, aux bibliothécaires et aux archivistes qui ont compris le potentiel transformateur du numérique bien avant que la communauté scientifique ne se réveille de sa somnolence

– aux pratiques artistiques qui s’inter-pollinisent avec de nouvelles pédagogies et de nouvelles formes de recherches scientifiques

– aux pratiques de défamiliarisation (numériques) et d’étranges attractions (numériques) : l’usage de boîtes à outils et d’architectures de données qui se nourrissent du présent pour étudier le passé lointain

– au plongeon dans les dérives créatives : les formes savantes du steampunk, le maillage inhabituel des histoires micro- et macro-culturelles, du quantitatif et du qualitatif

– aux plateformes d’archives ouvertes qui sont directement approvisionnées par des communautés de praticiens et d’utilisateurs

– aux licences en Creative Commons

– aux législateurs et leaders qui ont le courage et la clairvoyance nécessaires pour inverser la progression sournoise des revendications des détenteurs de copyrights

– aux institutions telles que le Brooklyn Museum qui ont rendu leur collection API entièrement disponible pour que l’on puisse librement et gratuitement jouir d’une collection d’images et de données sur ses applications personnelles

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– aux grands réducteurs : ils réduiront tout ce qu’ils pourront des humanités numériques (C’est seulement un outil ; c’est seulement de la compilation ; c’est seulement de la pédagogie). Ceux-ci n’ont que très peu, voire jamais, mis au point de logiciels, analysé du codage, créé une base de données ou conçu une interface utilisateur. Ces savants uni-medium (probablement l’imprimé) ont été abrutis par des siècles de somnolence

– aux faux compagnons de route : ils agitent les drapeaux d’un changement dans la continuité. Ce qui est en jeu n’est pas seulement la bataille de la continuité contre le changement, mais celle de l’honnêteté contre l’hypocrisie

– à tous ceux qui assimileront de manière erronée les outils du présent à un tournant opéré contre l’histoire, en agitant les noms de présentisme, de mode ou de professionnalisation

– aux trafiquants d’IP

– aux services juridiques universitaires pour qui la définition du fair use correspond à une interdiction d’usage

– aux archives, musées, bibliothèques et entreprises qui limitent l’accès par des barrières de paiements

– à tous les Stephen James Joyce du monde qui limitent l’accès aux archives de leurs ancêtres au nom d’une certaine conception de la « correction » interprétative

– aux législateurs des États-Unis et aux parlementaires de l’Union Européenne qui, les caisses pleines de « donations » de la société Disney, persistent à rallonger la protection des copyrights loin au-delà de leur expiration naturelle.

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La finitude des disciplines (et le travail infini des humanités)

Les disciplines et leurs traditions peuvent être des sources de qualité, de profondeur et de rigueur. Elles peuvent aussi constituer des bastions de pensées étriquées, de privilèges bureaucratiques et de flicage intellectuel. Les départements traditionnels se donnent-ils vraiment des moyens efficaces pour préserver un rôle central des humanités dans la société contemporaine ? Si c’est le cas, pourquoi n’ont-ils pas évolué ? Pourquoi défendre la structure disciplinaire qui est née durant la formation des universités du dix-neuvième siècle, même lorsque le plancher intellectuel s’est effondré sous leurs pieds ?

 

Il y a quelques raisons à cela (et il y en a sans doute d’autres encore) :

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– la force de la tradition

– le conservatisme cognitif

– la nostalgie/le confort

– l’inertie institutionnelle

– les systèmes de titularisation et de promotion

– les lobbies et les bureaucraties

– les valeurs de classe

Le savoir des humanités, tel qu’il est représenté dans l’université moderne, a forgé des existences, transmis des compétences critiques, fourni une boussole morale pour les expériences humaines, apporté du plaisir et de la satisfaction, inspiré des actes de générosité et d’héroïsme. Les humanités numériques visent non à minimiser (encore moins mettre au chômage) ces mérites traditionnels mais, au contraire, à réaffirmer et réinterpréter leur valeur à une époque où notre relation aux informations, au savoir et à l’héritage culturel subit une transformation radicale, en une époque où le legs culturel constitué au fil des millénaires par notre espèce est en train de migrer vers des formats numériques. Le travail d’encadrement des sciences humaines demeure absolument nécessaire dans un tel contexte. MAIS ceci ne peut se faire (avec succès et donc avec intérêt) comme cela s’est fait pendant de trop nombreuses décennies : en isolement, reclus dans des silos disciplinaires, enfermés dans des tours d’ivoire, selon des jeux de langage toujours plus hermétiques, dans l’indifférence pour les révolutions médiatiques en cours à l’intérieur de notre culture prise dans son ensemble.

 

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Imaginons donc une nouvelle topographie : non uniquement disciplinaire, mais impliquant des configurations alternatives pour la production du savoir – une topographie ouverte, d’envergure mondiale, conçue pour attirer de nouveaux publics et pour établir de nouveaux modèles institutionnels. Peut-être les « humanités numériques » sont-elles elles-mêmes appelées à devenir un « département virtuel » décentralisé, diffus, superposé aux départements actuels, tissant des archipels mobiles de chercheurs à partir de disciplines intellectuellement différentes et géographiquement variées sur la base de réseaux de recherche dont les recoupements seraient en constantes mutations.

 

Ou bien, réinventons simplement le département comme un dispositif de connaissance fini et historiquement déterminé, qui apparaît pour une période limitée, et qui a vocation à se transformer ou à se terminer dès que les questions de recherche sur lesquelles il est fondé commencent à sentir le rassis et à se vider de leur pouvoir explicatif. Voici quelques exemples réels ou potentiels de telles topographies :

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Le Département d’Études des Cultures de l’Imprimé : le but de ce département est l’étude de la matérialité des textes imprimés, des constructions auctoriales, des formes linguistiques, de l’histoire du livre, de sa publication et de ses systèmes de distribution ; les antécédents et les descendants de l’imprimé autant que les relations et tensions existant entre la culture de l’imprimé et la culture numérique. Ses grands « chefs d’œuvres » ne seront plus rattachés à la seule autorialité mais incluront le travail des grands imprimeurs, typographes et maquettistes qui ont transformé les standards et les pratiques.

L’Institut d’Études de l’Oralité : l’étude historique et critique de la voix comme instrument de transmission, du point de vue des évolutions des techniques de vocalisation, les conceptions changeantes du « naturel », et l’histoire des effets de l’oralité. Le champ est divisé entre la recherche sur les performances vocales dans la rhétorique prémoderne et la chanson ; et une exploration automatisée et de large échelle des archives de sons enregistrés.

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L’École d’Études de l’Effacement :

 

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Le Centre pour la Littérature et les Media Comparés : le but de ce centre est d’étudier les media acoustiques, visuels, tactiles, textuels et immersifs au sein du cadre comparatif sensible à la spécificité de chaque medium. Il approche la littérature du point de vue de sa phénoménologie et de son histoire en tant que medium, retraçant son évolution de medium depuis ses linéaments oraux jusqu’à la culture manuscrite, puis le monde de l’imprimé. Ce centre remplace la division des départements d’humanités distribués selon la forme du medium considéré (histoire de l’art, littérature, musicologie, cinéma, etc.)

 

Colloque sur la Cartographie Culturelle : le but de ce colloque est d’examiner les jointures entre espace/temps, information et culture. Il rassemble des analyses géographiques et des méthodes historiennes, de l’analyse visuelle et de la présentation d’ensembles de données complexes et de visualisations. Il examine également l’impact socio-culturel des technologies de cartographie numérique et la signification de celles-ci pour la compréhension des phénomènes culturels.

Manifeste-33

Le Laboratoire pour l’Analyse Culturelle : le but de ce laboratoire est de faire dialoguer des analyses quantitatives provenant à la fois des mathématiques appliquées, des études statistiques et des sciences sociales avec des bases de données sociales et culturelles complexes et de grande échelle.

 

Cassez le code des vieilles hiérarchies universitaires, et envoyez-nous-en quelques remix décoiffants !

Manifeste-34

 

 

Au-delà des humanités numériques

Nous agitons la bannière des humanités numériques pour des raisons stratégiques (pensez cela comme un « essentialisme stratégique »), et non par conviction que cette expression décrive avec justesse les déplacements telluriques présentés dans ce document. Un domaine transdisciplinaire émergeant sans nom courrait le risque d’être lui-même défini par ses critiques et ses détracteurs plutôt que par ceux qui plaident en sa faveur, de la même manière que le cubisme est devenu le label associé aux expérimentations picturales de Picasso, Braque et Gris.

Manifeste-35

Cette terminologie a le mérite de pouvoir servir de parapluie sous lequel peuvent trouver abri et se regrouper les personnes et les projets qui cherchent à refondre et revigorer les pratiques artistiques contemporaines et les recherches en humanités, pour en repousser les frontières. Elle a le mérite de signaler ses reliefs sémantiques : les humanités numériques sont bel et bien digitales en ce sens que le digital en question reste contaminé par des doigts sales, c’est-à-dire par les notions de tactilité et de fabrication qui relient le (non-) gouffre qui (ne) sépare (pas) le physique du virtuel ; et il s’agit bien d’humanités en ce sens qu’on vise à la multiplication de l’humain ou de l’humanité elle-même comme une valeur qui peut (re) configurer le développement et l’utilisation même des outils numériques.

Manifeste-36

Nous rejetons cette terminologie dans la mesure où elle désignerait un tournant numérique qui laisserait, d’une façon ou d’une autre, les humanités indemnes : fonctionnant au sein de frontières disciplinaires stables quant à la société ou quant aux sciences sociales et naturelles prédominantes au cours des siècles derniers. Nous rejetons davantage encore cette expression dans la mesure où elle suggérerait que les humanités seraient en train d’être modifiées par le numérique « de l’extérieur », comme si c’était sous l’impulsion et la direction de ce dernier, tandis que les humanités n’auraient qu’à suivre ses commandements. Au contraire, notre vision est celle d’un monde de fusions et de frictions, dans lequel le développement et le déploiement des technologies convergent avec la variété des questions de recherche, des besoins et du travail imaginatif qui caractérisent les arts et les humanités.

 

Trouvez une meilleure étiquette ou une meilleure expression !

 

Nous renommerons ce manifeste !

 

En attendant, salissons-nous les mains !

 

 

Manifeste-37 Manifeste-38 Manifeste-39 Manifeste-40

 

Traduit par Quentin Julien & Yves Citton

 

 

[1]     La version originale anglaise (2008) de ce manifeste coordonné par Jeffrey Schnapp, Todd Presner, Peter Lunenfeld et Johanna Drucker est accessible sur www.humanitiesblast.com/manifesto/Manifesto_V2.pdf. Merci à Frédérique Stietel et Claire Chéry pour leur travail de mise en page de cette traduction française.

 

[2]   Impliqué dans une cause célèbre des problème de fair use, Shepard Fairey est l’auteur du poster HOPE qui a emblématisé la première campagne présidentielle de Barack Obama. En 2009, l’Associated Press a poursuivi l’artiste sous prétexte de détenir les droits de la photographie dont ce poster était tiré, alors même que le photographe, Mannie Garcia, qui travaillait en freelance pour l’AP, déclarait être heureux de la notoriété apportée à sa photographie par l’affiche de Fairey (NdT).