Et si nous commencions au fond des océans ?
J’ai rencontré le fond des océans pour la première fois il y a quatre ans, à l’occasion d’une expédition au large de la Californie du Sud. Nous étions rassemblées, moi et mon équipe, sur un navire de recherche doté d’un robot que nous avons laissé couler, doucement, jusqu’aux fonds marins. Une caméra filmait la descente. Sur les écrans du bateau, nous avons observé sa lente traversée d’eaux turquoises, puis cobalt, puis bleu marine et enfin noires, totalement, profondément noires. Nous étions arrivées à destination : dans les fonds marins.
Au fond des océans, les microbes consomment des gigatonnes de méthane qu’ils empêchent d’atteindre l’atmosphère. Le méthane est un gaz à effet de serre puissant ; si tout le méthane produit par les océans était relâché dans l’atmosphère, il y piégerait la chaleur du soleil dans de telles quantités que nous serions bien vite entièrement brûlées ou bouillies. Au cours de mes recherches postdoctorales, j’ai enquêté sur ce qui explique que les choses ne se passent pas ainsi, et sur la manière dont les microbes des fonds océaniques forment des associations métaboliques complexes les uns avec les autres pour consommer le méthane qui, sans cela, nous détruirait toustes.
Il y a bien des choses qui fonctionnent de travers dans ce monde, mais ici-bas, ce n’est pas le cas. Ici-bas, tous les jours, il y a des êtres qui nous sauvent de la destruction, par le simple fait d’être en vie. Ces êtres vivent dans un endroit sombre, silencieux, et pour l’essentiel, ils passent sous nos radars – très, très loin de tout ce que nous sommes capables de percevoir, des milliers de mètres sous la surface. Comme souvent, ce qui se trouve au fondement de nos vies est ignoré : parce qu’on peut constamment s’appuyer sur eux, parce qu’ils agissent en silence, il est facile de les prendre pour acquis.
Que dire à des êtres qui vivent à de pareilles profondeurs ? Comment partager l’amour et le deuil que j’éprouve pour les noyé·es du Passage du Milieu qui les côtoient ? Comment célébrer la générosité simple du soin dans lequel nous étreignent ces trillions d’êtres qui vivent au fond de l’océan ?
« Aucun humain à l’intérieur » (Sylvia Wynter) : comment le biologique et l’économique ont défini l’humanité moderne
Dans le sillage des émeutes qui suivirent le meurtre de Rodney King, un homme Noir désarmé, par cinq officiers de la police de Los Angeles en mai 1992, la penseuse décoloniale Sylvia Wynter a écrit un essai lumineux intitulé « No Humans Involved » [« Aucun humain à l’intérieur »]. Les émeutes ont commencé après que le jury a acquitté les officiers de police, et alors que l’attaque avait été filmée et montrée dans différents médias. Indigné·es par le verdict, des centaines d’habitant·es de Los Angeles incendièrent plus de mille bâtiments en moins d’une semaine. Un système qui acquitte les officiers de police de leurs attaques injustifiées contre un homme désarmé ; un système de police qui utilise fréquemment les initiales N.H.I. – « No Humans Involved » – pour décrire les incidents où la police brutalise les personnes Noires sans emploi ; un tel système, conjecturaient les émeutièr·es, servirait sans doute mieux le peuple en étant reconverti en cendres.
Dans « No Humans Involved », Wynter appelle ses collègues – des intellectuel·les dans les champs des sciences sociales et des humanités – à prendre leur part de responsabilité dans la création et la perpétuation du système de pensée qui façonne les « yeux intérieurs » avec lesquels les agents publics perçoivent les hommes Noirs sans emploi. « Qu’est-ce qui ne va pas dans notre système éducatif ? » se demande Wynter. Le problème central qu’elle identifie est que les êtres humains, au lieu d’être définis comme des relations, comme des êtres liés les uns aux autres par le soin et l’éthique, sont représentés par les savoirs universitaires comme des « organismes évolutivement sélectionnés (et qui peuvent donc être plus ou moins humains, voire être totalement dépourvus d’humanité, comme dans le cas des initiales N.H.I.) », si bien que « nous sommes induit·es à percevoir toutes les personnes en dehors de notre “univers sanctifié d’obligations”, soit parce qu’elles sont racialisées, soit parce qu’elles sont des Autres Sans Emploi, comme des êtres de statut inférieur, non pas en fonction des mécanismes institutionnels spécifiques de notre culture, mais plutôt en vertu d’un ordre extra-humain bio-évolutionniste appelé Sélection Naturelle. »
La théorie darwinienne de l’évolution par sélection naturelle a fait de l’Homme un descendant des singes. En l’inscrivant dans la continuité des vies animales et biologiques, elle l’a soumis aux mêmes lois de nature qui gouvernent ces vies. Ces lois de nature dont aucun organisme ne peut s’exempter sont devenues l’objet des sciences biologiques, qui, au temps de Darwin, se sont spécifiquement intéressées aux lois de la survie et de la reproduction des organismes en conditions de pénurie et qui se sont donc retrouvées à être figurées comme des questions fondamentalement économiques. La Révolution Darwinienne a ainsi vu éclore une figure que Wynter appelle Homme2 – l’Homme bio-économique, qui est caractérisé comme n’étant gouverné par les lois ni de la religion, ni de Dieu, ni de la politique, ni de l’État, mais par celles de la biologie et de l’économie.
Voilà qui nous ramène à 1992, où Wynter s’intéresse à la manière dont les hommes Noirs sans emploi de Los Angeles se retrouvent à être vus comme anormaux par rapport à la « stéréotypie de l’espèce », et sont donc à peine reconnaissables par les officiers publics et par le système judiciaire comme humains. En effet, la vision de l’Homme comme Homme bioéconomique a atteint un tel niveau de totalisation et d’omniprésence qu’elle est devenue capable de structurer la perception elle-même. Ainsi ces hommes en viennent, en l’absence de point de vue critique, à être perçus comme « inadaptés » voire « désélectionnés » par les forces naturelles et non-humaines de la Sélection. Ils sont alors véritablement vus comme méritant leur propre pauvreté et la brutalité à laquelle ils sont soumis.
Wynter, en conséquence, appelle à l’hérésie, ou à des sciences hérétiques : un renversement de la cosmologie disponible, qui permettrait de déplacer l’orthodoxie qui fait de la biologie et de l’économie des arbitres de la distinction entre adapté·es et inadapté·es, entre celleux qui appartiennent à la tribu et celleux qui n’en font pas partie, entre celleux qui sont intégré·es et celleux qui sont exclu·es du cercle de soin, et qui décident de ce dont nous sommes capables, ou pas, en tant que individues.
Mutualismes diffus : rencontres avec ce qu’on ne peut pas compter
Wynter parle des « yeux intérieurs » avec lesquels nous nous voyons les unes les autres – c’est-à-dire les cadres et les présupposés implicites qui forment la base de toute rencontre avec les autres. Elle écrit que l’éducation est ce qui exerce ces « yeux intérieurs » à percevoir les autres d’une manière ou d’une autre. Quant à moi, mes « yeux intérieurs » ont été disciplinés par le manuel d’écologie qu’on m’a donné à lire pendant ma licence de biologie, The Economy of Nature : ma première introduction aux métaphores économiques qui envahissent l’écologie.
Voici un exemple qui m’a frappée au cours de mes recherches empiriques sur les interactions plantes-microbes. Il est bien connu que les plantes ont des échanges donnant-donnant avec les microbes. Par exemple, les racines de nombreuses plantes sont enchevêtrées avec des champignons mycorhiziens qui donnent du phosphore à la plante tout en recevant une partie du carbone qu’elle excrète. Cette relation est définie comme un mutualisme mutuellement bénéfique pourvu que l’échange reste précisément calculé et équilibré. Toutefois, si un organisme obtient davantage que l’autre, la relation est désignée comme parasitisme. Mais pourquoi, au juste, les relations entre organismes devraient-elles être dyadiques, équilibrées, temporaires et transactionnelles ? Il semble que ces caractéristiques soient attendues parce que c’est ainsi que fonctionnent les relations de marché dans une société capitaliste. Or, même pour les êtres humains qui vivent dans une société capitaliste, ces relations représentent une très petite classe des relations possibles. Certes, la transaction entre client·e et vendeureuse est dyadique (elle a lieu entre deux agent·es), équilibrée (chaque partenaire donne et reçoit quelque chose de valeur égale, et nul·le n’est endetté·e auprès de l’autre) et temporaire (parce que la relation est équilibrée et qu’aucune dette n’est due, la relation est immédiatement dissoute). Mais beaucoup de relations, si ce n’est la plupart, ne fonctionnent pas comme cela, même en contexte capitaliste. Les membres d’une même famille, par exemple, se donnent souvent les un·es aux autres sans se demander si l’un·e a donné davantage que l’autre, et c’est justement une des raisons de la longévité de ces relations. De fait, équilibrer les échanges est souvent une manière de mettre un terme aux relations : par exemple, dans une séparation où les partenaires se restituent les dons qu’iels se sont faits l’un·e à l’autre afin de ne plus rien se devoir.
Au lieu de réduire toutes les relations écologiques à ces interprétations étroites, nous avons besoin d’un cadre de pensée et d’un langage qui permettraient de considérer d’autres sortes de relations, des relations généralisées et non-transactionnelles, par exemple, où l’énergie et les matières sont libéralement données, sans qu’il y ait besoin de retours permettant à l’entité donneuse d’accroître ou d’équilibrer ses bénéfices. Ainsi, les plantes créent une atmosphère riche en oxygène sans en bénéficier d’une manière transactionnelle qu’on pourrait mesurer dans un tableau « coût/bénéfice ». Je propose le terme de « mutualisme diffus » pour décrire cette classe de relations desquelles dépend toute écologie et qu’on ne peut ni étudier ni reconnaître à l’intérieur des sciences écologiques dominantes, trop engagées qu’elles sont dans les calculs comptables et économistes des coûts et des bénéfices.
L’expression « mutualisme diffus » m’est venue alors que je travaillais au laboratoire sur des microbes producteurs d’enzymes extracellulaires. Mon intérêt pour les enzymes extracellulaires est lié à leur importance écologique, parce qu’elles jouent un rôle clef dans la décomposition et donc dans le recyclage du carbone ainsi que d’autres nutriments, et qu’elles peuvent avoir un effet important sur le changement climatique mondial. Ces enzymes sont excrétées dans l’environnement par des microbes qui vivent sur le sol et qui sont si petits qu’ils ne peuvent pas ingérer directement les polymères végétaux qui s’y trouvent. Ils doivent donc décomposer la biomasse tombée au sol en sécrétant des enzymes qui coupent les polymères en petits morceaux en dehors de leurs corps, ce qui leur permet ensuite d’absorber ces petits morceaux dans leurs corps.
La littérature sur les enzymes extracellulaires est pleine de perplexité. Comment des organismes peuvent-ils secréter des ressources dans l’environnement et survivre ? Pourquoi les microbes producteurs d’enzymes extracellulaires – présentés comme « altruistes » – ne sont-ils pas supplantés par des organismes « tricheurs » qui, sans secréter ces enzymes, pourraient s’accaparer les nutriments qu’elles découpent ? Comment des organismes producteurs d’enzymes extracellulaires récupèrent-ils les coûts et privatisent-ils les bénéfices de leur production ?
En d’autres termes : pourquoi un organisme abandonnerait-il quoi que ce soit aux autres ? Comment un tel comportement a-t-il pu évoluer et se maintenir ? Les biologistes qui écrivent sur les enzymes extracellulaires sont perplexes, et même s’inquiètent de ce que des organismes puissent s’adonner à de tels dons. Mais pour moi, les enzymes extracellulaires nous disent quelque chose d’autre : elles nous disent que si personne ne donnait quoi que ce soit sans rien attendre en retour, c’est le moteur de la vie lui-même qui s’enrayerait. Chacun·e d’entre nous dépendons de ces actes microscopiques de… quoi ? Pourrions-nous parler de générosité ?
Mon approche a consisté à tenter de donner de l’espace à ces bactéries productrices d’enzymes extracellulaires. Je sentais bien que ma manière de penser surchargeait les enzymes extracellulaires de cadres économistes, et je n’étais pas prête à passer tout de suite à la formulation d’hypothèses. Je décidai que j’avais besoin de temps pour apprendre davantage d’elles, pour les observer.
« Se contenter d’observer » n’a rien d’évident, et ce pour plusieurs raisons. La première, c’est que l’observation ne se fait jamais sans médiation, et qu’elle repose toujours sur une forme de participation dans le monde. J’ai donc commencé à envisager les techniques de visualisation non comme des formes d’observation sans médiation, mais comme des formes d’ouverture plus modestes, qui, bien ajustées, pourraient permettre d’entrer en relation, d’engager la communication, et même réserver quelques surprises.
Qu’est-ce que je pouvais observer d’un sol vivant ? J’ai dédié l’essentiel de mon doctorat au développement d’une nouvelle méthode baptisée transparent soil microcosms [« microcosmes transparents pour sols vivants »], qui permet la visualisation de micro-organismes producteurs d’enzymes extracellulaires à l’intérieur d’une matrice tridimensionnelle récapitulant les éléments clefs du micro-environnement pédologique.
Je voulais étendre le périmètre et la sensibilité de mes yeux « extérieurs » afin, peut-être, d’apprendre à mes yeux « intérieurs » à voir autrement.
C’est dans le contexte de ces rencontres qu’une théorie du mutualisme diffus a commencé à se cristalliser pour moi. Depuis, je n’ai cessé de rencontrer cette classe d’interactions dans mon travail empirique en écologie microbienne. Au sol, où les bactéries excrètent des enzymes qui alimentent le moteur du cycle du carbone. Mais aussi au fond des océans, où des microbes consommateurs de méthane empêchent notre monde de brûler. Et puis aussi dans les champs de zostères, où les plantes délivrent du carbone et les microbes du nitrogène, et où il devient difficile de parler de « parasitisme » tant les comptes se perdent. Et bien sûr, à chaque instant, dans le moindre de nos souffles, où une atmosphère respirable accueille nos poumons grâce à des trillions de respirations collectives.
Bien que j’aie soumis cette théorie des mutualismes diffus à mes collègues en écologie et récolté leur enthousiasme, nous rencontrons un problème du fait que le mutualisme diffus ne peut pas encore être publié en tant que science écologique. Parce que la question se pose : si c’est un mutualisme diffus, il est presque toujours trop indirect et trop général pour être quantifié. Alors, comment le compter ? Et si nous ne pouvons pas le compter, sommes-nous encore en train de faire de la science ?
Si une définition de la science est qu’elle décrit cela qui est empiriquement observable, intersubjectivement vérifiable et causalement explicatif, alors les mutualismes diffus sont observables et communicables en tant que science. Bien que nébuleux par définition, le caractère diffus d’un phénomène peut être compris et utilisé comme un fait scientifique solide. Mais si la science est réduite à ce qui est comptable, le mutualisme diffus ne peut pas être intelligible comme science. Nous voilà face à un casse-tête : s’il y a des choses réelles qui ne peuvent être comptées et dont la science ne sait pas rendre compte, comment les réalités non-comptables rencontrées dans la pratique scientifique ordinaire peuvent-elles être intégrées par les scientifiques comme réelles et communiquées comme science ?
La réduction de la biologie aux mathématiques, ou l’impératif d’être comptable afin de compter comme science, est une des manières par lesquelles le biologique et l’économique sont continuellement suturés l’un à l’autre. Qu’y a-t-il de mal à compter ? Rien, bien sûr. Compter est utile, mais seulement jusqu’à un certain point. Le problème avec le comptage, c’est qu’à force de compter trop ou avec trop d’insistance, on finit par croire que le monde n’est fait que d’êtres et de choses qu’on peut dénombrer. Les scientifiques doivent compter les quantités, faire des graphiques pour rendre compte de choses comptables, publier des études qui peuvent être comptées et notées. Toutes ces choses permettent aux scientifiques elleux-mêmes d’être perçu·es comme ayant produit des choses dont la valeur, elle aussi comptable, fait que leurs travaux peuvent compter au nombre des choses dignes de soin et d’attention. Ce qui finit par boucler la boucle de cette logique selon laquelle il faut produire des choses comptables pour compter comme digne de soin, c’est qu’elle est justifiée comme un phénomène « naturel » en vertu du fait que les scientifiques déclarent que « la nature est un ensemble de transactions comptables, et celleux qui ne comptent pas ne survivent pas ».
Si nous voulons alimenter cette boucle, l’approche comptable sera assurément la plus utile. Mais que se passe-t-il si nous voulons l’interrompre ? Dans un tel cas, aussi contre-intuitive puisse-t-elle paraître, une théorie qui, comme le mutualisme diffus, ne met pas en avant la quantifiabilité pourra s’avérer bien plus utile que la plupart des formes fondées sur la comptabilité. La réparation de nos relations, le fait de les envisager comme des relations de parenté plutôt que comme des quantités à évaluer, est utile. Et, pour reprendre une formule de l’écologiste ashinaabe Robin Wall Kimmerer dans son livre important, Braiding Sweetgrass [« tresser les mauvaises herbes »], une telle approche peut nous aider « à vivre à nouveau dans un monde de dons ». Elle peut nous aider à proposer de nouvelles visions de l’existence des organismes, et de qui ils sont.
Parce qu’aucun organisme ne dispose par lui-même de ce dont il a besoin, chaque organisme a besoin – mais aussi donne – suivant des manières qui excèdent nécessairement la transaction équilibrée. Ces nouvelles visions du biologique suggèrent que ce n’est pas seulement que les êtres humains peuvent être arrachés au biologique et à l’économique, comme Wynter nous y exhorte : le biologique lui-même peut nous aider à arracher à la fois l’humain et le biologique à l’économique. En d’autres termes, les manières de rendre compte de la vie qui ne sont pas primordialement économiques peuvent laisser émerger des visions de l’humain qui le désensorcellent de sa fascination pour l’Homme bioéconomique, facilitant la dissolution du pouvoir exercé par l’économie, qui cessera alors peut-être d’être perçue comme la dimension la plus réelle, la plus contraignante et la plus importante de la vie.
La biologie (hérétique), des ressources pour une espèce-en-transition
Qu’est-ce qui compte comme une science digne de considération ? Dans sa conclusion incandescente aux Damnés de la terre, Frantz Fanon écrit que l’Europe s’est enfermée dans « un dialogue permanent avec soi-même. » De même, les sciences biologiques se sont enfermées dans un tel dialogue autocentré. Fanon ancre clairement « l’importance » (d’une science, d’une politique) dans la question éthique de savoir si elle met fin à « la stratification, […], [aux] haines raciales, […] et surtout [au] génocide exsangue que constitue la mise à l’écart d’un milliard et demi d’hommes. » Wynter, suivant en cela Fanon, en appelle à l’impératif éthique de « marier notre pensée aux damné·es de la terre. »
Wynter considère que la stratification brutale caractéristique du monde moderne est la conséquence de la perpétuation de l’humain défini comme Homme bioéconomique, et elle fait le pari que la question de savoir comment assurer la transition au-delà des limitations de l’homme bioéconomique est la question la plus importante de notre temps.
La pratique scientifique, plongée dans les affres de ce changement de paradigme, exige de nous un engagement radical à rester présent·es à un monde, même et surtout là où nous ne le comprenons pas. Les biologistes contemporaines ne se contentent pas d’apporter les touches finales à une science qui a déjà résolu tous les problèmes. En réalité, nous ne savons ni ce qu’est la vie, ni comment elle fonctionne, ni ce qu’implique réellement la survie. Si nous le savions, nous n’en serions pas à produire des articles à la chaîne au milieu d’un monde en flamme. Et pour reprendre la formule de la poétesse féministe Noire Alexis Pauline Gumbs, nous n’en serions pas à penser et à agir (consciemment, tacitement ou concrètement) « comme si notre survie impliquait la destruction de la vie sur Terre ».
Nous, biologistes, pourrions immerger nos sens dans les matières et les relations incroyables que nous avons l’honneur de rencontrer au cours de notre pratique de la biologie ; nous pourrions porter davantage attention à ce que ces relations et ces matières nous indiquent sur ce qui est possible, au-delà de nos peurs et de nos imaginaires limités. Muni·es de cette écoute attentive, du récit précis des leçons que nous apprenons auprès de ces êtres et de ces matières, nos découvertes biologiques auront peut-être une chance de ne pas être transformées en ressources pour le capital, pour les intérêts militaires ou pour la reproduction de plus en plus frénétique d’universités privatisées. À la place, nos découvertes sauront peut-être devenir des ressources à mobiliser les unes pour les autres – notre meilleur espoir, aux unes aux autres, de survie.
Conclusion : une promesse
Dans le récit que la biologie évolutionnaire donne de l’histoire de la vie, toutes les plantes terrestres ont évolué à partir d’algues présentes dans l’océan primaire – il s’agit là, bien sûr, de l’histoire étonnante et transformatrice que Lynn Margulis a su raconter, celle de la symbiogenèse. Dans cette histoire, certaines des plantes qui se sont adaptées à la terre sont retournées à l’océan : on les appelle zostères, ou herbiers marins – des plantes qui vivent submergées dans les eaux salées. Pour ce faire, les zostères ont modifié certaines de leurs caractéristiques terrestres pour mieux s’intégrer à la vie océanique, revenant à certaines adaptations marines conservées dans leurs génomes depuis le temps des algues primaires et inventant de nouvelles adaptations qu’on ne trouve ni chez leurs ancêtres marines, ni chez leurs parentes terrestres plus proches. Parmi ces inventions, il se trouve que les zostères absorbent une quantité remarquable de dioxyde de carbone, consommant et rejetant une partie du gaz à effet de serre dans les fonds océaniques où il s’ensable et peut rester stocké longtemps sans se décomposer.
Sur les rivages des mers montantes, en raison des changements socioécologiques massifs auxquels nous faisons face et de l’évolution qu’ils exigent de nous, il est bien possible qu’aucune réponse ferme ne soit pleinement accessible avant que les transitions ne se produisent. Mais nous pouvons nous mettre à l’écoute de celleux qui s’y connaissent en matière de transitions, celleux qui ont déjà fait le saut dans un monde qu’iels ne connaissaient pas ou dont iels se souvenaient à peine. Nos cousines zostères vivent courageusement submergées. Les temps qui nous attendent sont ceux où le Connu et le Réel – le monde terrestre recouvert des seuls airs que nous nous croyions capables de respirer – doivent être abandonnés. Se tenir au bord d’une si grande transformation, c’est comme se sentir tantôt face à une nouvelle vie tantôt face à une mort totale imminente. Nous aussi, comme les zostères, pourrions bien être des créatures hybrides : une racine plongée dans l’ancien monde que nous avons toujours connu, et une autre s’étendant dans une direction différente. La biologie n’est ni un destin, ni une orthodoxie, ni un dogme, mais comme l’écrit Alexis Pauline Gumbs, une « poétique du possible ». Nous sommes, tous les jours, enveloppé·es dans « un monde de dons » aussi vastes, saisissants et ordinaires que le fond de l’océan. Nous avons de quoi, quotidiennement, être étonné·es et éveillé·es par ce que le poète Aimé Césaire appelle la « vibrante nouveauté du monde ». Nous nous trouvons dans un monde qui n’est pas encore fini et qui, de bien des manières, ne fait que commencer.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emma Bigé