Une caractéristique du mythe de Prométhée a été systématiquement négligée dans la longue histoire des reprises du mythe ou dans celle des commentaires qu’il a suscités. C’est la relation homme/animal très particulière qui le structure. On a en effet tendance à oublier que l’une des raisons pour lesquelles Prométhée se compromet ainsi avec l’humain résulte d’une injustice commise vis-à-vis de ce dernier. C’est bien parce que l’homme a été « oublié » dans le partage des qualités que Prométhée vole le feu pour le lui donner – et la technologie par la même occasion. Deux thèmes majeurs mais négligés du mythe sont condensés dans cette action d’éclat. Le premier est celui de l’humain « victime » ; le deuxième celui de la revanche à prendre sur l’animal. Ces deux thèmes sont importants parce qu’ils sont devenus des piliers récurrents de la pensée occidentale vis-à-vis de la Nature et qu’ils jouent un rôle important dans le désastre écologique actuel.
Il est frappant de constater que dès les débuts de la pensée européenne, l’homme et l’animal sont placés non seulement en position antagoniste mais de surcroît en situation de conflit. Cette opposition conflictuelle entre l’homme et l’animal est une caractéristique constitutive de la culture européenne. De ce point de vue, le mythe de Prométhée est intéressant parce qu’il explique pourquoi l’homme est dans un autre espace que l’animal sans recourir à cette qualité théologique qu’est le propre de l’homme. Ce n’est en effet pas parce que l’homme possèderait une caractéristique que n’a pas l’animal (l’âme, le langage, ou Dieu sait quoi) qu’il se situe en dehors de l’animalité, mais parce qu’il a souffert d’une injustice primordiale qu’il faut « réparer ». À travers le mythe de Prométhée, l’Occident invente et légitime la figure de la victime qui se venge au-delà du raisonnable – pour une erreur qui résulte de surcroît de l’incompétence d’Epiméthée et en aucun cas d’une quelconque volonté de nuire.
La rancune de celui qui n’a pas eu ce qu’il devait avoir vis-à-vis de celui qui a reçu plus que ce qu’il aurait légitimement dû avoir (même s’il n’y est pour rien) sert à justifier le rejet de l’animal, en particulier dans la pensée chrétienne qui s’hybride avec la pensée grecque trouvée sur place et avec laquelle elle partage cette croyance dans une caractéristique qui séparerait ontologiquement l’homme par rapport aux autres êtres vivants. Même si la majorité des cultures n’assimilent jamais complètement l’homme et l’animal, aucune autre n’institue une telle séparation comme l’a fait la pensée européenne.
Dans cette perspective, établir un lien entre le mythe de Prométhée et la thèse de l’animal machine de Descartes révèle une dimension ironique qui passe habituellement inaperçue : considérer en effet l’animal lui-même comme un artefact alors que c’est pour pallier une injustice vis-à-vis des animaux que l’homme a acquis la technologie constitue un raccourci étonnant et génial qui synthétise de façon admirable la situation lamentable de l’homme occidental vis-à-vis de l’animalité. Cette façon de considérer que l’animal est « seulement » une espèce de machine montre par ailleurs une dimension haineuse qu’on a souvent tendance à négliger. Une certaine forme de haine savante très particulière (qu’on ne trouve guère en dehors de l’espace occidental) qui s’applique à l’animalité en général devient ici très transparente. Elle acquiert sa maturité, si j’ose dire, avec un cartésien de la première heure, Malebranche, qui théorise la cruauté légitime de l’homme vis-à-vis de l’animal en faisant sortir ce dernier de la sphère de l’éthique. Un chien qui hurle quand on le frappe, explique-t-il, est l’équivalent biologique du bruit d’une machine un peu cassée qui fonctionne mal. Le prêtre philosophe double d’ailleurs sa conception autiste de l’animal d’une conceptualisation schizophrénique de l’illusion des sens : ceux qui compatissent avec la souffrance supposée du chien ne peuvent évidemment qu’être le jouet d’une émotivité excessive.
La vivisection, une grande partie de l’expérimentation animale, et l’élevage industriel ne déparent pas cette vision haineuse de l’animal. Un certain nombre d’expériences de Claude Bernard (par exemple nombre de celles qu’il a effectuées sur des chiens vivants), ne s’expliquent qu’en considérant que le génial théoricien de la méthode expérimentale avait un compte à régler avec l’animal. L’épistémologie universitaire, dont la naïveté (pour ne pas dire plus) est souvent confondante, a toujours eu beaucoup de mal à reconnaître que l’histoire des sciences relevait tout autant de la pathologie mentale que de l’exercice méthodique de la raison.
Cette haine contre l’animal a encore progressé selon des modalités inédites au XXe siècle. Un puissant désir de concevoir des machines qui miment l’animal s’est superposé à la conception cartésienne de l’animal comme machine. Après tout, si des artefacts reproduisent parfaitement la dynamique de l’animal, pourquoi vouloir trouver dans ce dernier quoi que ce soit qui puisse l’en différencier ? La robotique corrobore l’animal machine des cartésiens. Les robots animalisés de la cybernétique, les artefacts auto-reproducteurs de la Vie Artificielle et les animaux cyborgs (par exemple ceux qui sont manipulés par l’intermédiaire d’une puce électronique greffée leur organisme) reprennent ce thème fondamental du mythe de Prométhée qui lie l’humain, l’animalité et la technologie en un maillage indissociable qui est plus que jamais d’une actualité brûlante dans toute l’histoire occidentale – et dont c’est à mon sens l’un des thèmes structurants majeurs.
La pensée contemporaine du post humain fait finalement aboutir cette haine de l’animal héritée des Grecs et des premiers Chrétiens à sa conclusion logique. On n’a guère remarqué jusqu’à présent qu’une caractéristique de toutes les utopies post humaines est d’être totalement dépourvues d’animalité – ou presque. Il n’y a plus de place pour l’animalité dans nos cultures. Les théoriciens du post humain ont définitivement fait le choix de converger avec les artefacts plutôt qu’avec les autres êtres vivants.
Un dernier thème du mythe de Prométhée est également d’une actualité brûlante. En voulant réparer une injustice, Prométhée déclenche un cataclysme d’une portée sans précédent : la maîtrise du monde par l’Occidental et l’écrasement du vivant qui en résulte. Le désir de justice conduit donc à une injustice plus grande encore. Celui qui veut le bien, le juste et le bon ne doit pas s’engager dans sa croisade éthique en faisant n’importe quoi. Cette dichotomie que nous aimons tant entre le Bien et le Mal est non seulement simpliste mais en grande partie imaginaire et de surcroît terriblement dangereuse. Avec plus de maturité et de sens de la responsabilité, Prométhée aurait évité de rentrer dans le discours victimaire sur l’humain. Il n’aurait pas cédé aux plaintes potentielles de celui qui se serait estimé victime, avant d’avoir évalué plus justement la situation. On peut rêver à un Prométhée moins prompt à écouter son « empathie » et qui aurait obligé l’humain sans défense à négocier avec ceux qui ne lui voulaient par ailleurs aucun mal, plutôt que de lui donner, sans exiger aucune garantie en échange, un jouet qui le rendait potentiellement dangereux pour tout le monde. Un Prométhée qui aurait appris à l’humain comment composer avec cette animalité qui n’était qu’apparemment hostile – juste parfois un peu dangereuse sur les bords, normalement dangereuse, ai-je envie de dire, quand on est un être vivant au milieu d’autres êtres vivants. On ne donne pas un bazooka à l’enfant qui s’est fait voler son paquet de bonbons pour pulvériser celui qui le lui a pris. Zeus a eu raison de punir Prométhée. L’apprenti sorcier moralisateur a eut la correction qu’il mérite. Et que ce soit précisément un animal, à savoir le vautour qui punisse Prométhée en lui mangeant le foie ne peut qu’abonder dans le sens de cette intuition. Il est temps de sortir de la fascination du mythe de Prométhée qui continue de hanter toute la culture occidentale. Au moment où la technologie humaine est plus invasive que jamais, il est tout simplement devenu suicidaire de s’obstiner à y voir un modèle. Je rêve à un Prométhée qui aurait posé comme condition à la réception du feu la nécessité pour l’homme de ne rien faire qui pût agresser les autres animaux de façon démente. Prométhée n’a en rien réparé l’erreur d’Epiméthée ; il en a au contraire accentué les effets.
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