Parler de justice transformatrice en contexte français comporte plusieurs difficultés. Tout d’abord, les pratiques de justice transformatrice qui y sont nommées en tant que telles sont rares voire inexistantes. D’autre part, les écrits théoriques traitant de ce sujet en français se concentrent principalement sur ce qui se fait aux États-Unis. Pour autant, on peut soutenir qu’il existe une diversité de pratiques transformatrices en France, non désignées comme telles. La justice transformatrice française reste donc à écrire au niveau théorique et un réel travail militant d’archivage de pratiques est à entamer. Dans cet article, nous proposons un bref aperçu des difficultés soulevées par la transposition de pratiques de justice nord-américaines en contexte français, pour ensuite penser l’importance de la réappropriation des conflits à l’échelle communautaire, et pour enfin présenter quelques aspects des pratiques du collectif Fracas, un collectif formé en France en 2019 pour accompagner les personnes et collectifs en situation de conflit.

La justice transformatrice : une alternative au système punitif

La justice transformatrice est un concept formé dans les années 90 par la militante nord-américaine et abolitionniste Ruth Morris. Il a été ensuite repris par les mouvements militants, notamment féministes, queer et anti-racistes aux États-Unis. La justice transformatrice repose sur l’idée que le conflit et le crime sont une « opportunité pour l’ensemble de la communauté ». Comme le souligne la sociologue féministe Gwenola Ricordeau, la justice transformatrice « ne voit pas le “problème” comme commençant avec le crime, mais avec les conditions sociales qui l’ont rendu possible. Elle promeut donc la “guérison” de la victime, mais aussi de l’auteur·e et de la communauté et elle repose donc sur des processus collectifs, à l’inverse de la justice pénale qui est pour l’essentiel la confrontation d’un·e auteur·e à un·e juge1. »

Si la justice transformatrice est très peu connue en France, cela peut s’expliquer de plusieurs manières. Tout d’abord, la justice transformatrice est un ensemble de théories et de pratiques portées aux États-Unis par des communautés principalement militantes de personnes minorisées, abolitionnistes et anticapitalistes. Les écrits traitant de justice transformatrice sont donc principalement des fanzines, des formats auto-édités ou des articles de blogs, dont la diffusion transnationale est ralentie par le manque de moyens financiers pouvant soutenir une traduction et une édition. La justice transformatrice n’a jusqu’ici que peu franchi le seuil universitaire, contrairement à la justice restauratrice, qui a déjà fait plusieurs incursions, notamment dans le champ des études en droit2. Cela implique qu’il n’y a pour l’instant pas ou peu de travail d’archivage et de recherche à ce sujet. Pour autant, même si cela entraîne une certaine déperdition de savoirs, c’est aussi ce qui constitue l’intérêt principal de la justice transformatrice, qui n’a pas encore été récupérée et lissée par les sphères institutionnelles et universitaires, et qui reste pour l’essentiel déployée dans les espaces militants3.

Une autre raison pour laquelle la justice transformatrice est peu connue en France est sans doute liée à son caractère contextuel et situé. C’est une pratique très ancrée sur le terrain et difficilement exportable. La penser en dehors de son contexte d’origine afin de la rendre applicable nécessite une réflexion importante. C’est aussi ce qui fait sa force : elle a été élaborée pour répondre à des enjeux concrets et situés (géographiquement, économiquement, politiquement et socialement). Parce qu’elle a été créée aux États-Unis, elle ne peut être transposée telle quelle en France, elle doit être adaptée au contexte français et à ses spécificités.

Enfin, si les initiatives de justice transformatrice sont multiples aux États-Unis et si peu nombreuses en France, on peut aussi faire l’hypothèse que la forme de l’État y est pour quelque chose. Les États-Unis sont un État fédéré, ce qui laisse plus de place aux initiatives locales et rend l’idée de communauté à la fois moins effrayante et plus nécessaire. Au contraire, dans un pays unitaire et centralisé comme la France, les communautés sont vues comme des particularismes menaçant l’ordre national. Dans un tel contexte d’État hyper-centralisé et de rejet des communautés (sous l’appellation dénigrante de « communautarismes »), il semble évident que la justice transformatrice a de nombreux obstacles à lever afin de s’inscrire comme alternative réelle au système punitif. Une théorisation française de la justice transformatrice reste donc entièrement à faire.

Le monopole légitime de la gestion des conflits

La justice transformatrice est théorisée et portée par des abolitionnistes, c’est-à-dire qu’elle a été pensée comme porte de sortie du système carcéral, comme alternative au dépôt de plainte, à la prison, à la punition. La justice transformatrice sort nos conflits de l’institution judiciaire pour que nous nous les réapproprions, que nous apprenions à y faire face et à être autosuffisant·es. Dans ce texte, j’utiliserai le terme « conflit » dans son acception la plus large pour désigner toute confrontation ou opposition entre plusieurs individus. Ruth Morris parle, à l’égard des relations que la société canadienne entretient avec les conflits, d’une société « pénalo-dépendante4» : une société qui ne sait plus faire face à ses conflits sans faire appel au système pénal. Et elle considère que cette dépendance à l’égard du pénal vient à la fois d’un effort étatique et institutionnel de récupération des conflits civils mais aussi de la déperdition de nos savoirs pour y faire face.

Le marché du conflit est un marché très lucratif, qui génère des milliards chaque année, du complexe industrialo-carcéral5 aux cachets des avocat·es, en passant par les amendes. Par ailleurs, garder le monopole de la gestion des conflits au niveau institutionnel permet un meilleur contrôle des populations. À ce titre, il est avantageux pour de nombreux acteurs du complexe industrialo-carcéral (dont l’État-providence à la française) de nous faire croire que nous sommes incapables de prendre en charge nos propres conflits sans passer par la police et les prisons. Cette politique du conflit plonge notamment ses racines, aux débuts du capitalisme, dans l’uniformisation du droit et des lois en France et en Europe à partir du XVIIIe, uniformisation qui s’est appliquée à dé-communautariser et à centraliser la prise en charge des conflits. La déperdition des savoirs concernant leur prise en charge s’est donc creusée jusqu’à ce que nous soyons incapables d’y faire face.

Dans « À qui appartiennent les conflits6 ? », Nils Christie explique cette incapacité par le biais de deux facteurs : la segmentation des espaces de vie et la segmentation des groupes humains en fonction de leurs attributs sociaux. La société capitaliste pousse la fragmentation spatiale à son paroxysme : chaque jour, nous traversons sans cesse des espaces hermétiques les uns aux autres, et rencontrons des groupes d’individus qui ne se connaissent pas entre eux. Nous ne connaissons nos collègues, nos voisin·es, notre boulanger·e qu’en tant que « rôles », et pas en tant que « personnes dans leur globalité7 ». Cela limite grandement la compréhension des autres puisque nous n’avons pas la connaissance des divers aspects de leur vie, ce qui entraîne aussi beaucoup de projections. La segmentation en fonction des attributs sociaux prend place dans une société de classe où, en fonction de leurs caractéristiques sociales, les individus sont ségrégué·es dans des catégories quasiment imperméables les unes aux autres. Les liens sociaux sont distendus et se rompent. Cela entraîne ce que Christie désigne comme un phénomène de « dépersonnalisation de la vie sociale8 », où les individus deviennent, à nos yeux, interchangeables et, en un sens, « jetables » (car substituables les uns aux autres).

Une illustration contemporaine flagrante de ces segmentations se trouve sur les réseaux sociaux, où chaque individu est réduit·e à un « profil » et à sa trace en ligne. Le reste de sa personne devient une abstraction face à laquelle il est difficile de ressentir de l’empathie. En conséquence, lorsqu’un conflit éclate, nous n’avons pas les moyens de comprendre ni le comportement ni les motivations de l’autre. Cela peut nous donner l’impression d’être démuni·es face au conflit. Nous pouvons alors préférer nous en débarrasser, soit en le fuyant, soit en en confiant la gestion à des professionnel·les du conflit, c’est-à-dire à la police, aux avocat·es, aux juges.

Nous faisons pourtant de la gestion de conflit au quotidien. Par exemple, dans une famille où deux membres ne se parlent plus et où un·e troisième tente de rétablir la discussion en parlant à l’un·e puis à l’autre. Ou encore quand nous sonnons chez notre voisin·e parce que sa musique est trop forte. Dès que nous prenons la décision d’établir une discussion dans un moment de tension, nous faisons de la gestion de conflit. Il est primordial de garder la main sur ces réponses aux conflits et de reconnaître nos capacités collectives à le faire.

Apprendre avec nos conflits

Le conflit est habituellement présenté comme quelque chose de négatif, un moment désagréable à passer afin de retourner à une situation apaisée. Nous en sommes venu·es à être pétrifié·es d’angoisse quand il s’agit de répondre à une critique, à la colère ou à la tristesse de l’autre9. Pourtant, nous sommes tous·tes différent·es, nous n’avons pas les mêmes intérêts ni les mêmes enjeux, ce qui implique que le conflit est partie prenante de notre quotidien. Nos différences, et donc également certains des conflits qu’elles suscitent, sont l’une des choses les plus précieuses dont nous disposions.

À l’échelle individuelle comme sociétale, le conflit est le moment où s’éclairent les dysfonctionnements latents ; c’est aussi, dans une perspective de gestion ou de médiation des conflits, un moment particulièrement intense où ces dysfonctionnements sont prêts à être travaillés. Le conflit révèle les tensions sous-jacentes qui s’accumulent tout comme les normes qui régissent nos sociétés : il a le potentiel de faire bouger chacun·e d’entre nous et de nous pousser à réagir, à réfléchir et à communiquer. Lorsqu’il n’y a pas de conflit explicite dans un groupe, c’est bien souvent qu’il est larvé et sous-jacent : c’est que les forces à l’œuvre au sein du groupe n’ont pas encore pu se confronter et que l’une d’entre elles prend une place trop importante pour laisser les autres s’exprimer. Le conflit est souvent l’événement déclencheur qui permet de faire passer le groupe d’une forme à une autre.

Rien ne vaut une dispute pour faire ressortir les règles implicites qui régissent un groupe. Cela permet de voir qui va être le·la plus écouté·e, qui va prendre le parti de qui, selon quels critères, qui décide que l’incident est clos, etc. Le conflit est ainsi une mine d’informations pour comprendre les structures de pouvoir d’un groupe et la manière dont interagissent les individus en son sein. Cela vaut pour des collectifs comme pour la société. En témoigne tragiquement la manière dont les conflits de l’État avec certain·es de ses ressortissant·es, résultant dans le meurtre de centaines de personnes aux mains des forces de l’ordre10, font ressortir l’aspect structurel du racisme en France. Le meurtre d’Adama Traoré et le travail militant porté par le Comité Vérité et Justice pour Adama ont par exemple réussi à amener une mobilisation sans précédent sur ces questions en France, attestant de la puissance de transformation contenue dans un conflit quand une personne (Assa Traoré notamment) refuse de le laisser se régler « de lui-même », en suivant les voies proposées par le système punitif. C’est précisément dans ces moments de rupture, là où les tensions sociales sont menées à leur paroxysme, que les rapports de force et de pouvoir sont les plus visibles. Même s’il peut être difficile d’avoir le recul nécessaire pour percevoir cet aspect du conflit quand on en est partie prenante, il est nécessaire de souligner que c’est justement ses protagonistes qui ont la plus grande expertise sur la situation. Qui de mieux placé·e qu’un·e élève pour expliquer comment sa classe fonctionne, qui est ami·e avec qui, qui déteste qui ? Il s’agit donc de souligner ces connaissances pour les mettre en valeur et apprendre à les utiliser dans le cadre d’une prise en charge de nos conflits. Le conflit peut aussi être une opportunité de travailler nos relations en profondeur, celles à soi et celles avec les autres.

Dans le cas d’un fait de violence, passer par la police ou par les avocat·es, c’est encourir le risque de se voir confisquer nos vécus, dicter quoi faire et quoi dire, tout aussi bien que de revivre des violences. Christie parle, à propos des procès, de « ces tristes moments de vérité durant lesquels nos avocat·es nous disent que nos meilleurs arguments dans notre conflit avec notre voisin·e n’ont absolument aucune valeur légale et que, par pitié, il vaudrait mieux nous taire pendant l’audience. Ils et elles choisissent à la place des arguments que nous pouvons trouver peu pertinents, voire immoraux11 ». Les personnes victimes n’ont pas leur place dans les tribunaux, elles doivent suivre un script afin de voir leur histoire et leur statut de victime respecté·es.

« Cette situation constitue une défaite particulièrement lourde pour la victime. Non seulement elle a subi une perte sur le plan matériel, ou a souffert sur le plan physique ou autre […] ; mais par-dessus tout, elle a perdu la possibilité de participer à sa propre affaire12. »

Quand le système pénal appauvrit nos options en matière de réponse à la violence, nous laissant passif·ves et à la seule recherche de punition, nous réapproprier nos conflits signifie que nous avons le choix de nos réactions et de nos versions. Nous pouvons alors exprimer ce qui est le mieux pour nous, pour guérir et aller vers une situation qui nous convient. Cela ouvre de multiples possibilités.

Après un fait de violence, nous pouvons ressentir de la colère et une recherche de vengeance, mais aussi de la tristesse, de la panique, de l’abattement, de la déception, de l’écœurement. Nous pouvons avoir besoin de créer un lien avec la personne qui nous a fait du mal pour lui poser des questions sur son acte. Nous pouvons vouloir l’aider ou au contraire, ne plus jamais entendre parler d’elle ou de lui. Comment le système pénal et la punition pourraient-iels répondre à la diversité de ces émotions et des besoins que ces dernières engendrent ? L’idée selon laquelle le procès a été plus traumatisant pour les personnes victimes que l’acte en lui-même est d’ailleurs courante13.

Il s’agit donc de sortir du cadre pénal et de partir de nos vécus et pratiques quotidiennes pour élaborer des réponses collectives au conflit. La justice transformatrice considère le conflit comme une opportunité de transformer nos relations mais aussi la société dans son ensemble. Elle propose une sortie de l’institution pour reposer sur les protagonistes directement touché·es par le conflit et plus largement, sur leur communauté.

Fracas

Depuis 2020, le collectif Fracas a tenté, en France et dans les communautés queer et féministes, de développer certains outils de résolution de conflits empruntés à la justice transformatrice. Notre travail repose sur plusieurs fondements dont je tenterai ici de dresser un portrait non exhaustif.

Le premier point sur lequel nous insistons est notre refus de la professionnalisation. Lors de nos suivis individuels, nous soulignons toujours que nous ne nous plaçons pas en tant qu’expert·es, que nous n’avons pas de formation en droit ou psychologie. Si les sujets abordés sortent de notre zone d’expertise, nous pourrons relayer vers des professionnel·les. Nous disons que nous faisons de l’entraide militante. Cela nous permet de rester ancré·es sur le terrain et de faire comprendre que nous ne venons pas en surplomb : nous aussi, nous sommes militant·es, nous sommes queer et nous avons une expérience de ce qu’il se passe dans ces espaces.

Nos suivis reposent principalement sur l’écoute et l’empathie. Après avoir retracé les faits chronologiquement et avoir fait un travail de clarification, nous demandons aux personnes qui nous ont contacté·es ce dont elles ont envie et besoin. Et en fonction de ça, nous avons une boîte à outils assez intuitive. Nous ne souhaitons pas nous professionnaliser mais nous nous formons à de nombreux outils, comme la médiation relationnelle, la socianalyse, l’entraînement mental ou encore les cercles restauratifs. Il s’agit aussi d’être particulièrement attentif·ves à la position de pouvoir dans laquelle mener des accompagnements peut nous placer. Nous essayons d’avoir un regard réflexif sur notre posture par l’intermédiaire de groupes de supervision et de discussion régulière en interne. Par ailleurs, nous avons délimité les types de suivis que nous ne sommes pas à même de prendre en charge. Par exemple, lorsqu’une personne est dans une trop grande détresse psychologique et émotionnelle, nous souhaitons plutôt la renvoyer dans un premier temps vers des professionnel·les de la santé mentale. Le plus important pour nous est de ne pas reproduire la violence à l’encontre des personnes qui nous contactent. Il s’agit donc d’avoir une bonne connaissance de nos limites, du cadre au sein duquel nous travaillons, mais aussi des connaissances de base sur les mécanismes du traumatisme ou encore des dynamiques de groupe. Nous n’y parvenons pas toujours, mais nous nous efforçons d’appréhender les situations qui nous sont rapportées par le biais d’une vue d’ensemble et d’évaluer si nous sommes à même d’intervenir.

Les méthodes de résolution des conflits telles qu’elles sont appliquées dans le monde occidental ont une grande dette envers les luttes antiracistes et féministes, dette qu’il s’agit de reconnaître et de prendre en compte dans les applications de terrain. Les outils que nous sollicitons proviennent de diverses écoles de pensée, ils sont bien souvent bricolés et en changement constant – c’est justement ce caractère dynamique et contextuel qui caractérise la justice transformatrice et la manière dont nous l’appliquons. Nous créons ces outils pour faire face aux conflits qui œuvrent dans nos espaces, ils viennent répondre à des besoins et des situations concrètes.

Nos suivis prennent place dans le cadre d’un échange entre deux types de savoirs situés : les nôtres, et ceux des personnes qui font appel à nous. Nous parlons d’entraide militante car du côté de nos membres, nous nous plaçons dans le savoir acquis par nos années de militantisme et, du côté des personnes qui nous contactent, nous nous efforçons de mettre en valeur leur expérience propre. Ce sont elles qui ont la meilleure connaissance de ce qu’elles sont en train de vivre et de la manière dont cela pourrait être réglé. Nous ne sommes là que pour « accoucher » ce savoir et réfléchir à la manière dont cela pourrait être appliqué concrètement.

Dans un premier temps, nos suivis commencent par un appel. Nous demandons à la personne de nous dire pourquoi elle nous a contacté·es et de nous raconter les faits. Nous pouvons donner des conseils directs et mettre en place un accompagnement sur le moyen et long terme, mais parfois ça s’arrête au premier appel. Cela peut donner lieu à une médiation ou à une prise de contact où nous jouons les intermédiaires par mail. Pour les collectifs, c’est un peu la même chose : nous nous appelons au début pour comprendre ce qui se passe, voir les besoins. Cela peut donner lieu à une formation – par exemple, sur la prise en charge des agresseur·ses en soirée ou sur la prise en charge des conflits dans un collectif. Nous pouvons aussi assister à des réunions internes où les gens·tes discutent des problèmes internes, s’iels ont peur de le faire seul·es. La présence d’un·e tiers est toujours bénéfique. Ces démarches se placent à rebours d’une justice abstraite et universelle ; nous sommes dans une logique d’évaluation des besoins individuels et collectifs, de l’enquête au cas par cas.

Notre collectif a la particularité d’intervenir dans des milieux spécifiquement militants, milieux dans lesquels paradoxalement, le conflit est à la fois un métier (au sens où l’opposition à l’État ou à différentes sortes de pouvoir y est monnaie courante) et un tabou (au sens où des impératifs de « pureté militante » pèsent sur chaque membre, qui rendent parfois difficile l’affrontement des conflits internes). Mais, comme le disait déjà la collective Cases Rebelles dans un texte sur le caractère politique des excuses et la nécessité des réparations : « Rien n’est possible tant que l’espace pour reconnaître que l’on a mal fait n’existe pas. Rien n’est possible tant que tout espace autocritique sincère est saboté par l’injonction à se solidariser, à se taire, à ne pas faire le jeu d’un autre troisième groupe14. »

L’un·e d’entre nous le remarque à l’occasion d’un entretien : « Si des personnes n’ont jamais vécu de situations de conflits intracommunautaires, elles ne peuvent souvent même pas imaginer l’ampleur des dégâts et l’extrême violence qui s’opère dans ces situations. Généralement, les gens·tes savent que les milieux militants et a fortiori les milieux féministes sont violents. Mais avant d’y être confronté·es, on ne peut pas savoir ce qu’on est capable de s’infliger entre nous. Ce collectif a été créé pour sensibiliser et alerter, pour donner des outils et aussi pour dire aux gens·tes qui vivent ces situations qu’iels ne sont pas seul·es15. » C’est ce qui nous a le plus surpris quand nous avons monté Fracas. Certain·es d’entre nous militions dans le milieu militant féministe gouine et pour elleux, c’était « vachement plus facile de dire que les mecs cis étaient tous des connards et que c’était eux, nos ennemis politiques16. » En créant Fracas, nous nous sommes rendu·es compte que c’était beaucoup plus complexe que ça. Par exemple, nous nous sommes rendu·es compte que mettre tous les violeurs dans un même panier, le panier des dominant·es qui ont la volonté de nuire et d’asseoir leur pouvoir, ce n’était pas réaliste et surtout, que cela biaisait les outils à développer ensuite, notamment pour gérer les violences intracommunautaires. S’il ne s’agit pas de renverser le sens de l’oppression et de se rendre aveugle aux violences systémiques contre lesquelles les communautés militantes queer et féministes se battent, il ne s’agit donc pas d’oublier non plus que la violence ne s’arrête pas aux portes des associations, et qu’y compris dans des collectifs d’allié·es, des conflits et des violences peuvent se produire.

Voilà un sens bien particulier de la communauté qui s’esquisse : non pas une communauté parfaite, idéale, dans laquelle l’accord de tous·tes sur des valeurs « communes » assurerait une paix sociale menacée uniquement par quelques fauteur·ices de trouble qu’il suffirait de mettre sous écrou pour s’en prémunir ; mais une communauté précaire, bricolée, constamment en réinvention, et qui exige de nous que nous y dédions du temps et de la présence pour qu’elle tienne, malgré et au cœur des conflits qui la traversent. Nos communautés se doivent d’être précurseuses en matière de justice car les réponses ne viendront pas du pouvoir en place. Parce que ce sont des sources de richesse précieuses et fragiles, nous nous devons d’apprendre de nouvelles manières d’être en relation les un·es avec les autres et de traiter nos conflits.

1Gwenola Ricordeau, Crimes et peines, penser l’abolitionnisme pénal, Caen, Grevis, 2021, p. 144.

2Cf. par exemple Sandrine Lefranc, « Le mouvement pour la justice restauratrice », Droit et société, vol. 2, 2006, pp. 393-409.

3Notons de ce point de vue le remarquable travail de traduction réalisé par la collective Transgrrrls (trrransgrrrls.wordpress.com/) et par le zine Le village (zine-le-village.fr).

4Ruth Morris, « Two Kinds of Victims: Meeting their Needs », Journal of Prisoners on Prisons, vol. 9, no 2, 1998, pp. 93-98 ; traduit de l’anglais (Canada) par Pauline Picot, dans Gwenola Ricordeau (dir.), op. cit.

5Angela Davis, Une lutte sans trêve, traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédérique Popet, Paris, La Fabrique, 2016.

6Nils Christie, « Conflicts as Property », The British Journal of Criminology, vol. 17, no 1, 1977, pp. 1-15 ; traduit de l’anglais (Norvège) par Pauline Picot, dans Gwenola Ricordeau (dir.), op. cit.

7Ibid., p. 55.

8Ibid., p. 57.

9Voir sur ce point Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression. Rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation, (2012), Paris, B42, 2021 ; cf. aussi dans un contexte français et militant : « Les “espaces safe” nous font violence ? », zine auto-édité, juin 2011 ; https://infokiosques.net/lire.php?id_article=1533

10Collectif « Désarmons-les ! », « Liste des personnes mortes aux mains des forces de l’ordre », (2012-en cours) ; desarmons.net/listes-des-victimes/

11Nils Christie, art. cit., p. 51.

12Ibid., p. 62.

13À ce sujet, voir le documentaire de Johanna Bedeau, Détenus, victimes : une rencontre, 67’, 2016.

14M. L., « Les excuses sont politiques ; leurs absences aussi », Cases Rebelles, décembre 2017 ; https://www.cases-rebelles.org/les-excuses-sont-politiques-leurs-absences-aussi/

15Collectif Fracas, « Entretien », 15 décembre 2021 ; https://documentations.art/Collectif-Fracas-Entretien

16Ibid.