Intervention au colloque du CAPDIV du 19 février 2005Depuis une vingtaine d’années, un assez grand nombre d’historiens ont enquêté et publié à propos des relations entre la France, l’Afrique et les Antilles, depuis l’époque classique et l’établissement des économies esclavagistes jusqu’à la période contemporaine post-coloniale marquée par des phénomènes migratoires importants. L’esclavage, la colonisation et les migrations sont aujourd’hui des champs d’études reconnus (bien que dominés) qui ne marginalisent plus radicalement ceux qui s’en réclament.
Pourtant, les travaux sur les populations noires de France (en particulier celles installées dans l’hexagone) sont rares : du point de vue de l’histoire et des sciences sociales, les Noirs vivant en France sont pratiquement invisibles. Il est sans doute intéressant et utile de s’interroger sur les raisons de cet angle mort de la recherche, à quelques notables exceptions près, dont on suspecte qu’il a eu, au-delà du monde universitaire, des conséquences socio-politiques. Mais avant de réfléchir avec vous sur les raisons de cette absence, je voudrais ouvrir brièvement trois dossiers historiques qui me semblent peser assez lourd dans cet héritage invisible.
Le dossier de l’esclavage
L’histoire de l’esclavage est un champ actif de la recherche universitaire dans de nombreux pays, mais en France, elle demeure à l’écart des grands cursus universitaires, et même, très largement, des manuels scolaires. Il est certes, des voix historiennes de grande qualité, mais elles sont isolées.
L’esclavage est un des grands phénomènes mondiaux à l’origine du monde moderne. Par exemple, il n’est pas possible de comprendre la croissance économique française des 18e et 19e siècles si on fait l’impasse sur la traite et l’esclavage. Les historiens réinsèrent la traite et le grand commerce colonial dans les histoires nationales européennes (non seulement du point de vue classique de la croissance économique, mais aussi des structures sociales et des représentations culturelles fondatrices de la modernité européenne), mais les travaux universitaires ne sont pas pris en compte par l’enseignement secondaire.
Pourtant, la France fut un grand pays organisateur de trafics négriers, avec la Grande-Bretagne et la Hollande. La plupart des ports français ont armé des navires négriers, et certains doivent même à la traite une part importante de leur prospérité, comme Nantes (42% de la traite française), Bordeaux, La Rochelle et le Havre, dont les navires ont transporté un million et demi d’Africains. Les Antilles françaises ont reçu plus d’un millions d’Africains, les Guyanes 400 000 (pour un nombre total d’esclaves transportés vers les Amériques un peu supérieur à onze millions de personnes).
Ce sont des dizaines de milliers de noms qu’il faudrait recenser pour cerner l’importance de la population française concernée par la traite : armateurs, négociants, financiers, constructeurs, raffineurs, fabricants, détaillants… Au total, des centaines de milliers de Françaisont participé de façon directe et indirecte à la traite.
En 1985, la municipalité nantaise continuait de regarder son passé négrier de travers en refusantde soutenir le Colloque international sur la traite des Noirs organisé par Serge Daget à l’occasion du tricentenaire du Code Noir. En 1992, la municipalité suivante prenait le pari d’afficher ce même passédans une exposition intitulée “les Anneaux de la Mémoire”. Il est en projet un mémorial de l’esclavage, mais il est clair qu’il n’existe pas en France de musée national de la traite et de l’esclavage (pas plus qu’aux Etats-Unis d’ailleurs).
Mais il ne s’agit pas de minorer, ou même d’oublier les traites transahariennes et en direction de l’Europe. L’esclavage a d’abord été un système de traite transatlantique et de plantations sur les continents américains, mais il a aussi concerné directement la France. Jusqu’à la fin du 15e siècle par la “filière saharienne”, puis par la filière atlantique à partir du 16e siècle, des esclaves africains furent importés en Europe. Mais leur nombre demeura faible.
A partir du 18e siècle, des milliers de Noirs, libres et esclaves, s’installèrent (ou furent installés) en France. Seulement, ils ne venaient pas directement d’Afrique mais avaient transité par les colonies. Noirs de pure souche africaine, mulâtres ou créoles, il s’agissait le plus souvent de jeunes garçons quel les capitaines, les armateurs ou les colons ramenaient en France pour les avoir à leur service ou leur faire acquérir une technique qui en fasse de meilleurs domestiques, cuisiniers ou perruquiers. Devant la fréquence de ces arrivées, l’Etat craignit que les esclaves ne soient affranchis en trop grand nombre ou ne contractent en France des habitudes et un esprit d’indépendance qu’ils ne manqueraient pas de répandre à leur retour aux îles. En 1738, l’Etat prit des mesures drastiques : 1/ Les esclaves ne pouvaient plus prétendre à la liberté du fait de leur présence dans le royaume – ce que permettait un Edit de 1315 qui stipulait que tout esclave touchant le sol français devenait automatiquement libre ; 2/ Le séjour des esclaves était limité à trois ans – le temps qu’ils apprennent un métier. Passé ce délai, les maîtres perdaient la caution de mille livres désormais versée pour chaque esclave débarqué en France. Ces mesures ne furent pas appliquées avec la rigueur voulue et le nombre des Noirs ne diminua pas.
En 1777, l’Etat frappa un grand coup en refusant totalement l’accès de son territoire aux hommes et aux femmes de couleur, mais les injonctions de cette Déclaration du roi pour la Police des Noirs ne furent pas plus suivies que les précédentes. En 1778, l’Etat interdisait les mariages mixtes.
La Révolution mit fin à ce processus deségrégation commencé sous Louis XIV. En1791, elle accorda la liberté et la citoyenneté à tout homme demeurant en France quelque soit la couleur de sa peau, et en 1794 elle rendit la liberté àtous les esclaves, mais ce n’était que provisoire, puisque Napoléon a rétabli l’esclavage en 1802, et qu’il est demeuré légal jusqu’en 1848. La présence de populations noires en France hexagonale dans la première moitié du 19e siècle n’a pas encore étét étudiée par les historiens.
On lira Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004 ; “La vérité sur l’esclavage”, L’Histoire, octobre 2003.
Le dossier de la colonisation
Contrairement à l’esclavage, l’histoire de la colonisation fait l’objet d’un renouveau très net depuis quelques années, de la part d’historiens britanniques, américains, et maintenant français. Gilles Manceron parlera tout à l’heure de la colonisation, mais je voudrais souligner quelques points :
– malgré l’intérêt des études récentes sur le moment colonial et la colonisation, on ne peut pas parler de champ d’études reconnu appuyé sur des institutions solides.
– l’enjeu de l’histoire de la colonisation ne consiste pas seulement à examiner sous des angles nouveaux le fait colonial, mais aussi à réintégrer le fait colonial dans l’histoire de ce pays, qui le rejette le plus souvent dans ses marges. Car il n’a pas existé d’un côté une “France coloniale” (celle des milieux économiques, politiques, religieux, qui ont participé directement à la colonisation) et, d’un autre côté, une “France nationale” qui n’aurait rien à voir avec la première. Au contraire, la colonisation a été au cœur de l’histoire nationale. Il s’agit plutôt de nouer les fils d’une histoire commune de la France et de son Empire, des effets de celui-ci sur celle-là.
– l’histoire, très en vogue, des stéréotypes et des imaginaires coloniaux est certes intéressante, mais elle exclut les colonisés, réduits à des représentations racistes. La réappropriation du passé colonial ne passe pas seulement par des études sur les imaginaires coloniaux, mais par des explorations socio-historiques du “monde colonial” sans oubli commode de la parole des colonisés.
– enfin, l’enjeu de mémoire est important : faut-il rappeler qu’il n’existe pas de musée de la colonisation, et que les manuels scolaires ne retiennent que les rencontres initiales et les décolonisations, en faisant silence sur l’exerice même de la domination coloniale?
On lira : Pascal Blanchard, Eric Deroo, Gilles Manceron, Paris noir, Paris, Hazan, 2001 ; Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, Culture coloniale : la France conquise par son empire, 1871-1931, Paris, Autrement, 2003, et Culture impériale : les colonies au coeur de la République, 1931-1961, Paris, Autrement, 2004 ; Isabelle Merle, L’Etat colonial, Politix, 2004.
Le dossier des migrations
L’histoire de l’immigration africaine est un territoire historien très marginalement exploré. On peut la résumer grossièrement à quatre mouvements :
– une filière scolaire et universitaire ancienne de formation d’élites africaines dans le cadre colonial (qui alimente les mouvements indépendantistes à partir de la fin du Première Guerre mondiale), qui se poursuit après l’indépendance ;
– une filière militaire qui s’est mise en place dès la première guerre mondiale (1914-1918) avec la mobilisation des colonies par la France (bataillons de tirailleurs sénégalais et d’Africains noirs participant aux combats en 14-18, 1940-1945 et dans les guerres coloniales qui ont suivi). Si la plupart des survivants sont rentrés à la fin de la guerre, certains sont restés et se sont installés en France ;
– une filière de travail : après la Première Guerre mondiale, militaires démobilisés, travailleurs manuels originaires du continent sont recensés dans les villes portuaires (Marseille, Bordeaux, Le Havre) mais aussi à Paris. Les ressortissants de la vallée du fleuve Sénégal (Soninké et Toucouleur du Mali, du Sénégal et de la Mauritanie) sont déjà significativement représentés dans cet ensemble. Mais le flux de travailleurs s’accrut à partir du début des années 1960, lorsqu’une migration est organisée pour l’industrie française (dont les gains de production se font par accroissement de main d’œuvre plutôt que par la productivité des machines). A cela il faut ajouter l’arrivée en grand nombre d’Antillais à partir du début des années 1960, par une filière de travail organisée, et à qui des emplois sont réservés (dans le secteur public ou para-public plutôt que dans l’industrie, ce qui leur assure une position socioéconomique plus stable que celle des Africains)
– une filière familiale à partir de la fin des années 1970 : l’arrivée des femmes africaines entraîne un processus de féminisation, mais aussi de rajeunissement et de familialisation de l’immigration africaine qui donnera naissance à une seconde génération d’Africains noirs, citoyens français de droit (par le droit du sol) ou présumés tels depuis les lois Pasqua-Debré (remise en cause du droit du sol et option à l’âge de 18 ans).
En fait, les années 70 annoncent la poursuite et le développement de toutes ces filières migratoires avec une modification du projet initial : ainsi, les migrations d’étudiants deviennent, avec la crise des pays africains, des migrations de travail et les migrations de travail, à 1’origine tournantes et provisoires, tendent à être définitives. En somme, il y a une convergence de ces divers flux et projets migratoires vers un enracinement et une sédentarisation en France.
Pour chacune de ces filières migratoires, les travaux historiens sont peu nombreux ! Il est significatif que l’histoire de l’immigration, qui s’est beaucoup développée depuis les années 1980, ait prêté si peu d’attention aux Africains noirs, par contraste avec l’immigration européenne, qui a fait l’objet de travaux remarquables, et même à l’immigration maghrébine, sur laquelle des jeunes historiens se penchent depuis peu.
Pourquoi cela ? Que l’immigration africaine soit active aujourd’hui, par contraste avec l’immigration européenne assez largement tarie, devrait au contraire susciter des intérêts universitaires… il n’en est rien! Il n’y a que très peu de travaux sur les Africains et Antillais de France (on citera Christian Poiret, Familles africaines en France, Paris, L’Harmattan, 1996, Catherine Quiminal, Gens d’ici, gens d’ailleurs : migrations Soninké et transformations villageoises, Paris, Bourgois, 1991, “Africains, citoyens d’ici et de là-bas”, Hommes et migrations, 1987 ; Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1985, et “un siècle de présence africaine en France”, Historiens et géographes, 2003).
Je reviens donc à ma question de départ : pourquoi l’invisibilité des Noirs dans l’histoire française et les sciences sociales?
1- La fiction d’une France éternelle, dans laquelle les étrangers viendraient s’assimiler, a marginalisé l’histoire de l’immigration par contraste avec des pays comme les Etats-Unis où l’immigration a une place centrale dans les représentations nationales.
2- l’histoire et les sciences sociales françaises ont d’abord été marquées par la prévalence des critères de classe dans l’analyse des rapports sociaux, qui les ont conduit à minorer, voire ignorer d’autres facteurs comme les facteurs de genre et ethnoraciaux.
3- La hiérarchie des sujets d’histoire et de sciences sociales a reproduit la hiérarchie sociale (elle même dérivée des anciennes classifications raciales plaçant les Noirs tout en bas de la hiérarchie).
4- L’objet “noir” est problématique, contrairement à l’objet “italien” ou “polonais”, circonscrit par des appartenances nationales revendiquées. La constitution de l’objet est problématique puisqu’elle repose sur des critères éminemment contestables de la couleur de peau ou de l’appartenance ethnique, critère que, précisément, les sciences sociales déconstruisent. Autrement dit, la question de l’existence d’une “communauté noire” ne va pas de soi, puisqu’elle regroupe des groupes de personnes très hétérogènes les uns aux autres (avec des temporalités historiques très différentes).
5- La visibilité politique des Noirs est faible, par contraste avec les Nord-Africains dont la mobilisation politique, à partir de la fameuse “marche des beurs” en 1983, leur a permis d’émerger, difficilement, en tant qu’acteurs civiques, et que sujets pour les chercheurs.
On peut donc estimer qu’une meilleure visibilité historique et sociologique des populations noires de France passe par leur meilleure visibilité socio-politique, et donc par l’invention de formes de mobilisation appropriées. La “France pour tous” passe aussi par des travaux d’histoire et de sciences sociales qui portent sur les Noirs de France, et par l’insertion de ces travaux dans les programmes scolaires, et, plus largement, dans la mémoire collective.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Pour Gaza, contre l’antisémitisme, autrement Fragiles propositions vers une gauche d’émancipation internationaliste
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Retour sur les campements étudiants « Palestine » À la recherche d’une vraie intersectionnalité
- L’écologie de l’esprit selon Gregory Bateson