Ariel Kyrou

Dossier piloté avec Frédéric Brun
& Yann Moulier Boutang

C’est le grand sujet de l’élection présidentielle, au cœur des tous les débats. Pour preuve, ces mots du candidat en tête dans les sondages en février dernier : « Avant la fin de mon mandat, je fournirai 1 470 euros par an de revenu de base à tous les jeunes, et 735 euros au reste de la population. »

Sauf que ce candidat, en pole position pour remporter la timbale de la magistrature suprême, s’appelle Lee Jae-Myung, et que l’élection présidentielle en question était celle de la Corée du Sud, qui s’est jouée le 9 mars 2022. Il a perdu de peu. Bien sûr, dans sa citation en coréen, ce démocrate donnait en wons (et pas en euros) les sommes qu’il envisage pour sa petite révolution sociale et solidaire. Lee Jae-Myung a d’ailleurs expérimenté un revenu universel, automatique et inconditionnel, dans sa région de Gyeonggi. En Corée du Sud, pays où 15 % des emplois devraient être automatisés à l’horizon 2024, la perspective d’un tel « revenu d’autonomie et d’émancipation », pour reprendre le terme de Jean-Luc Gleyze, président du Conseil départemental de la Gironde, est de l’ordre de l’évidence. Des libéraux aux socialistes, l’enjeu porte là-bas sur ses modalités de mise en place, et non sur l’opportunité d’en discuter comme dans notre pays – où la simple mise en débat d’une proposition d’expérimentation locale du revenu universel est retoquée depuis trois ans par la majorité de l’Assemblée nationale. Étrange fantôme qui rôde dans le cerveau des candidats sans jamais que son expression ne franchisse leurs lèvres, le revenu universel est singulièrement absent de l’élection présidentielle française. La gauche semble vouloir exorciser l’échec de Benoît Hamon et rendre comestible sa très classique liste de course en la cantonnant à l’augmentation du pouvoir d’achat, sans jamais de référence à cette perspective brûlante du revenu de base, tandis que la droite et les porte-paroles de la Macronie s’accrochent au leurre éternel de la reprise économique pour nous cacher une fois de plus le désert qui se cache derrière l’oasis de l’emploi et du travail salarié.

Du Kenya au Chili en passant par la Corée du Sud, le revenu universel prend pourtant corps dans la tête et les programmes de décideurs politiques comme de citoyens. Comment, dès lors, expliquer la timidité voire la surdité de nos élus à la cocarde tricolore, même du côté de la gauche et de l’écologie politique ? Seraient-ils attachés à ce point à cette vieille lune de la valeur travail ? Même lorsqu’ils affichent leur volonté déterminée de lutter contre la précarité, ils en restent à cette bonne vieille augmentation du SMIC. Comme si ce thermomètre d’avant-hier était encore l’unique étalon de mesure de la pauvreté et de la rémunération des activités. Comme si tous les précaires sans exception étaient forcément des salariés à plein temps de notre appareil de production. Comme si nos hiérarques vivaient pour toujours dans un monde de croissance sans limite, normé par des cadences mécaniques, les armures délétères de la chimie agricole et le ronron polluant de véhicules dégoulinant de pétrole. Comme s’ils pensaient pouvoir revenir aux Trente glorieuses, ces trente piteuses. Nous aurions envie de leur crier, à ses élus et à ses candidats : quid des sans-rien, des sans-abri et des sans-emploi, de ces millions de personnes hors des radars de Pôle Emploi, de ces travailleurs et travailleuses à temps partiel, à la pige ou au mieux en vague CDD de temps à autre ? Quid de la horde des précaires ? De toutes celles et de tous ceux qui ne touchent même pas le SMIC ? C’est sûr que négocier sur le SMIC, cela n’effraie guère le patronat.

Renverser le rapport de force entre l’offre et la demande de travail. Penser à nouveaux frais nos façons de « créer », de « fabriquer ». Préférer le maintien des conditions d’habitabilité de la Terre à la poursuite aveugle du développement de la production en permettant à toutes et tous de vivre décemment sans besoin de trimer dans des usines ou des plantations. Privilégier le choix des personnes et l’urgence écologique face à la glu du profit, à la boue collante de systèmes industriels et économiques rouillés, à la pesanteur archaïque de la « valeur travail ». Tout cela ne serait pas d’époque car pas « français » ? Regardons ailleurs, que diable, débarrassons-nous de nos a priori d’un autre âge. C’est bel et bien cela, le pari de cette Majeure autour du revenu universel. Étudier ce qu’il se passe en Corée du Sud, au Kenya, au Chili. Tenter de comprendre ce qu’un revenu de base pourrait changer pour les femmes comme pour tous les précaires. Réaliser à quel point nos réponses collectives à la crise sanitaire, une fois la sidération dépassée et l’obsession de l’emploi salarié oubliée, éclairent de nouveaux horizons d’action comme l’explique Yann Moulier Boutang dans le premier article de ce dossier. Avec le Mouvement français pour le revenu de base (MFRB) et toutes celles et ceux qui portent des enjeux de transformation de notre société, avec dans ce numéro Mathilde Duclos, Guy Valette ou Gérard Loridon, mais également les hérétiques de la science-fiction Catherine Dufour, Norbert Merjagnan et Alain Damasio, explorons d’autres possibles. Pourquoi ne pourrions-nous pas expérimenter, partout en Europe et dans le monde, diverses formes de revenus de base ? Pour quelles raisons absurdes ou plutôt réactionnaires serait-il injouable de penser et d’avancer vers une révolution fiscale à même de désencroûter notre modèle social et de lui (re)donner de la verdeur dans tous les sens du terme ? Construisons au jour le jour les pistes de lendemains dont le revenu universel ne sera certes pas la panacée, mais le déclic pour nous ouvrir d’autres mondes à vivre ensemble, en danses et en musiques avec des environnements réparés et soignés.