Les usagers des environnements réticulaires sont à la fois les otages et les protagonistes de leur développement économique et institutionnel. Les revendications d’une émancipation et d’un empowerment servent les discours promotionnels relatifs au pouvoir des usagers de la part d’acteurs de ce développement, prompts à s’en emparer. Ainsi, une interdépendance conduit à l’orchestration inégale des intérêts dans un dispositif de consentement selon une distribution des pouvoirs, pour les seconds capables de le fabriquer pour viser l’exploitation des données en circulation numérique à l’insu, dans son ampleur, des premiers. Dès lors, se réduit la possibilité d’une autodetermination informationnelle1, qui se définit comme la capacité de décider de la communication et de l’utilisation de ses données à caractère personnel, dépassant les paramétrages de logiciels, les cases à cocher relatives aux cookies et conditions générales d’utilisation.

Les dispositifs de captation généralisée se réfèrent au cadre règlementaire « Informatique et Libertés » pour le respect des droits d’accès, de rectification et d’opposition. Mais l’autodetermination informationnelle étend ces droits dans la mesure où elle considère les moyens nécessaires pour décider de façon éclairée et parvenir à les faire respecter dans un contexte implacable de traçabilité numérique. De fait, elle marque les limites de l’application de la loi et interroge l’affirmation d’un réel consentement. En effet, le consentement aux traitements de données à caractère personnel, aux cookies et autres moyens de recueil des comportements sur les réseaux, ne serait-il pas feint ? Il serait caractéristique des usages sous conditions : contenus et services en échange des données d’usages et de consultations. Le marché semble globalement accepté, même s’il est inégal entre usagers et offreurs, et légitime sa poursuite. Mais ce prétendu accord interfacé par écrans interposés est-il véritablement éclairé pour saisir les conséquences et traitements ? La conscience de ces derniers est diffuse et tant répétée qu’elle se transforme en mise en conformité des usages sur les territoires de la prescription numérique multi-directionnelle, des acteurs économiques et institutionnels aux usagers dans leurs réseaux sociaux.

Prescription et territoires culturels

La prescription, indolore ou atténuée par la contrepartie des contenus et services numériques, sert l’échange, marchand ou non, ouvrant sur la « richesse (qui) naît de l’aptitude à exploiter les interactions sociales » (Rallet, 2006, p. 176), transformées en données. Ayant intériorisé les contraintes, les usagers s’estiment non dupes des déterminismes techniques et économiques, et tentent de tirer parti de la situation par des négociations au cœur du renoncement (Vidal, 2012) à la prescription, conduisant à les placer acteurs du traitement de leurs propres données.

Nous avons particulièrement analysé les négociations avec les prescriptions numériques des dispositifs muséaux de la part de nombreux publics dotés d’une double compétence technique et culturelle, qui pour la plupart cherchent à intervenir dans le processus de médiation. En effet, avec les technologies dites interactives, les usagers veulent être pris en compte de façon personnalisée et se sentir maîtres de la situation de communication numérique, malgré les prescriptions numériques faisant l’objet d’usages ambivalents. Autrement dit, ils les rejettent et souhaitent être guidés par des interfaces dites intuitives. D’ailleurs, la mise en débat des prescriptions fait partie des relations entre institutions muséales et publics (Vidal, 2015). De façon ambivalente également, les musées, de plus en plus présents sur l’internet, se rapprochent des publics tout en les mettant à distance. Ils engagent ainsi le renouvellement des médiations et de la diffusion des arts et des sciences. Cette expérience d’usages culturels sert le marché de la prescription numérique dépassant les frontières du territoire des musées, qui prennent désormais part aux environnements réticulaires, tout en constituant un espace public majeur.

Significations d’usages et ambivalence

Les usagers du numérique muséal se réfèrent à leurs expériences numériques et culturelles pour critiquer les prescriptions et la captation de leurs données, sans empêcher le plaisir et les émotions, capturées par les stratégies de communication des empires2. À l’heure du web 3.0 3, il s’agit pour ces derniers d’instaurer l’aléatoire pour éviter la prédiction autoritaire, et ainsi faire perdurer leur adoption par des usagers attachés à leurs produits et services, par habitudes et par plaisir des interfaces qui ont fait l’objet d’une appropriation. Les usages numériques ainsi claquemurés s’inscrivent dans le processus d’informatisation avancée de la société (Vitalis, 2016) qui sert de multiples intérêts insuffisamment cernés si les recherches ne se focalisent que sur l’étude des usages. L’approche critique les situe dans le cadre de la réification du pouvoir, accordé, d’information et de communication des usagers et des rapports sociaux médiatisés par ordinateurs et réseaux numériques. En effet, l’audience active post 2.0 est soumise aux prescriptions des industries informatiques, télécommunicationnelles et culturelles, qui prônent les valeurs de performance et de rapidité. Néanmoins des résistances en réseau et des appropriations différenciées marquent une certaine capacité critique des usagers, qui ne semblent pas toujours la replacer dans celle plus globale des systèmes économiques et politiques. Pour autant, malgré les prescriptions numériques qui ne laissent guère la place aux débats, les publics les provoquent. S’entremêlent alors des habiletés ergo-cognitives et le plaisir de dévoiler et d’agir, dans un dépassement de la visite ou consultation pour s’inscrire dans des pratiques qui font sens dans leur vie. Un cas de contournement4 de la prescription des dispositifs numériques est assez significatif lorsqu’un binome – mère & fille –, dépassé par la profusion d’images sur une table multitouche dans une exposition muséale, invente un classement thématique puisé dans l’expérience d’usages de bases de données, alors que l’interface invite à l’intuitif tactile. Les publications sur les réseaux sociaux numériques ou les blogs de professionnels-amateurs et autres regroupements autour du numérique muséal, impliquant aussi des professionnels, tels muzeonum et museogeeks, sont d’autres illustrations des négociations. L’acceptabilité sociale des prescriptions numériques n’empêche ainsi pas un pouvoir d’actions par voie numérique, allant jusqu’à tester, expérimenter, élaborer des prototypes dans les récents fablabs et autres tiers-lieux. Mais les inégalités sont omniprésentes et les capacités de négociation différenciées, conduisant les usagers à rester finalement acteurs de la prescription numérique, qui sert une économie fondée sur l’exploitation de tous types de données.

Le concept de renoncement négocié (Vidal, 2010) permet de considérer la dialectique de la mise en conformité des usagers au système technique (Ellul, 1954/1990) et de l’appropriation, loin d’être linéaire et ordonnée, des technologies interactives et interconnectées, mettant en difficulté les prédictions à partir de tactiques face aux stratégies. Le désir des publics de se libérer avec le numérique de contraintes est en fait soumis à l’ordre technique et économique. Les usages critiques et négociés sont récupérés dans les dispositifs socio-techniques, à l’obsolescence programmée, inscrits dans la matrice de l’interactivité.

La dialectique du renoncement négocié

La contribution du renoncement négocié permet de prendre en compte parallèlement l’injonction numérique et les écarts des usagers, conscients de leur propre aliénation limitée puisque l’« aliénation technologique […] peut elle aussi se dépasser, non sans risques nouveaux » (Lefèbvre, 1961, p. 211), et comme reproduction de l’idéologie relative aux technologies numériques disséminées dans la société pour les faire accepter. De fait, le renoncement négocié prend en considération deux forces qui semblent s’opposer : être agi et être acteur.

Accepter de renoncer à certaines libertés pour en acquérir de nouvelles, dans le cadre d’une posture agréable en tant qu’émetteurs (de commandes) et récepteurs (de contenus), conduit à des rapports de domination instaurés entre systèmes techniques portés par les sphères économique et politique (notamment les questions d’administration publique et sécuritaires5) et les usagers individuels, dont certains se retrouvent dans des réseaux alternatifs grâce à leur capacité à adopter le masquage6 de leurs traces et usages sur les réseaux. Ainsi, quand la majorité des usagers renoncent à leurs libertés pour s’emparer des technologies d’information et de communication, ils négocient avec les mêmes technologies pour résister et inventer, reproduisant les rapports de pouvoir en apparence modifiables grâce à l’interactivité selon l’idéologie de l’horizontalité des réseaux.

Si l’on explore les deux termes du concept de renoncement négocié, le renoncement renvoie à l’assujettissement aux forces du marché qui crée et organise des contraintes et des inégalités pour sa subsistance. En se référant au « discours de la servitude volontaire » d’Étienne de La Boétie (1530-1563), il y aurait servitude, consentement et tyrannie, soit par habitude, soit par une chaîne d’intérêts à se soumettre à la tyrannie pour faire partie du réseau, et ainsi faire en sorte que la tyrannie asservisse les sujets les uns par les autres. Le renoncement peut encore renvoyer au « consentement », concernant les traitements de données à caractère personnel. Mais renoncer n’est pas consentir, dans la mesure où le « consentement » porte à la décision d’une adhésion libre, sauf s’il s’agit d’accepter sous contrainte parfois violente. Le renoncement renvoie à la contrainte mais sans empêcher les négociations, tels les contournements dans un cadre d’usages réflexifs et critiques de cette condition.

La posture dialectique de la recherche critique sur les usages est nécessaire pour analyser la complexité du renoncement, beaucoup moins étudiée que celle de négociation, à l’heure d’une multiplication d’études des données de connexions et consultations, avec cartographies et autres représentations qui satisfont la curiosité, mais peu interprétables finement pour la plupart.

La négociation est attachée à l’idée d’une réception active de contenus, dans les cas que nous étudions, culturels, telle qu’elle a été conceptualisée au sein du courant de recherches britannique des cultural studies, né dans les années 1960. C’est à partir du questionnement des notions de culture et de pouvoir relatives à la réception des médias et des industries culturelles, que Stuart Hall (1994) a déployé un modèle d’analyse fondé sur le « codage » et le « décodage » et en particulier le « décodage négocié », un mélange d’opposition et d’adaptation. Dans ce cadre conceptuel, le récepteur modifie partiellement les significations du message, il accepte le message véhiculé, mais l’adapte ou s’y oppose de façon limitée. Stuart Hall souligne que le décodage dominant est le plus fréquent et considère que le pouvoir est omniprésent, même si la culture de masse n’est pas envisagée comme directement aliénante.

Nous retenons ainsi que le renoncement marque les rapports de force inégaux entre usagers et industriels (informatique et télécommunication d’une part, producteurs de contenus culturels d’autre part), sans nier les usages en termes de négociations, analysés selon une approche longitudinale des études de terrain.

L’ordre informationnel et communicationnel

L’injonction des dispositifs prescriptifs et les écarts des usagers, conscients de leur propre aliénation limitée aux technologies numériques dans la sphère domestique, au travail, en mobilité, ouvrent sur une capacité d’opposition sous contrôle par l’ordre informationnel et communicationnel. De façon ambivalente, les usagers, notamment du numérique muséal que nous analysons, renoncent aux prescriptions liées aux politiques de médiation visant à répondre de façon normée aux publics. Ils ne le regrettent pas puisqu’ils négocient leur place dans le processus de médiation pour saisir le moyen de substituer ou prolonger une visite d’exposition, la lecture en bibliothèque, des apprentissages variés, des communications dans leurs réseaux sociaux, et pour s’octroyer un certain pouvoir de communication et d’information, qui leur permet de se positionner dans leur environnement social et professionnel.

Le concept de renoncement négocié, qui articule des éléments d’analyse de niveaux micro-social et macro-social, concerne les ambivalences et la fragmentation des usages. Nous faisons l’hypothèse que la fragmentation des usages des tehnologies d’information et de communication recoupe le processus mondial de marchandisation par « l’informationnel », tel qu’Henri Lefèbvre l’analyse : « l’informationnel […] tend à homogénéiser le monde et simultanément à le fragmenter » (Lefèbvre, 1981, p. 145). Le pouvoir d’action et de critique des usagers dont les usages sont ancrés dans le quotidien, comme lieu de transformations et de continuité, évolue dans le cadre des grands systèmes techniques, économiques et politiques.

La traçabilité d’usages constitue un matériau à haute valeur ajoutée pour penser l’expansion de l’information et des communications. Même les innovations sociales rentrent dans des boucles de récupération tendues par le marché du numérique et de l’internet, donnant lieu à un débat peu médiatisé. Une des tensions des études d’usages, de moins en moins orientées vers les significations mais davantage vers l’ergonomie et la cognition, recoupe leur instrumentalisation pour calculer les prédictions statistiques de connexions, activité relevant de la réification des relations sociales. Cette instrumentalisation conduit à une rationalisation du développement mais aussi de la recherche.

Pour finir, pourrions-nous également envisager le renoncement négocié dans le monde des arts numériques contemporains (Vidal, Papilloud, 2015), quand les artistes, entre opportunisme et précarité, intègrent et cèdent à la revendication économique de la créativité au nom de l’innovation. Les stratégies d’expansion des institutions et entreprises de l’innovation numérique visent aussi une exploitation de la créativité pour se développer.

Références

Ellul Jacques, 1954/1990, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica

Hall Stuart, 1994, « Codage-Decodage» Encoding/Decoding, Réseaux no68, p. 27-39

Innis Harold, 1983 « L’oiseau de Minerve », Communication-Information, vol. V, no2 et 3, p. 267-297

La Boétie Étienne de, 1983, Discours de la servitude volontaire, Paris, Flammarion

Lefèbvre Henri, 1961, Critique de la vie quotidienne. Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Tome 2, Paris, L’Arche

Lefèbvre Henri, 1981, Critique de la vie quotidienne. De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du quotidien), Tome 3, Paris, L’Arche

Rallet Alain, 2006, « Une économie de la communication ? », Hermès 44, CNRS Éditions, pp. 169-177

Vidal Geneviève, Papilloud Christian, 2015, « Arts numériques et positionnement socio-professionnel. L’injonction de créativité », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, no16/3B, 2015, p. 69-79, en ligne : http://lesenjeux.u-grenoble3.fr/
2015-supplementB/05-Vidal-Papilloud/index.html

Vidal Geneviève, 2010, « Le renoncement négocié. Pour une analyse dialectique des usages des technologies interactives », mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Bordeaux 3

Vidal Geneviève, 2012, « De l’analyse des usages à la dialectique technique et société », in Vidal G. (Éd.), La sociologie des usages : continuités et transformations, London-Paris, Hermes Science Publishing, Lavoisier, Traité des sciences et techniques de l’information, p. 213-242

Vidal Geneviève, 2015, « La médiation numérique, formes renouvelées de participation des publics aux activités des musées », in Expressions et pratiques créatives numériques en réseaux, Chapelain Brigitte (dir.), Paris, éditions Hermann, p. 139-157

Vitalis André, 2016, L’Incertaine Révolution numérique, Londres, ISTE éditions, in Vidal Geneviève et Carré Dominique (dir.), 2016-2017, série « Informatique et Société connectées », London, ISTE éditions, collection Systèmes d’information, web et société

1 La notion d’ « autodétermination informationnelle » est développée depuis une décennie et valorisée dans un rapport du Conseil d’État de 2014 « Le numérique et les droits fondamentaux », www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Etudes-Publications/Rapports-Etudes/Etude-annuelle-2014-Le-numerique-et-les-droits-fondamentaux. Le projet de loi « République numérique » présente : « Toute personne dispose du droit de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel la concernant, dans les conditions fixées par la présente loi. »

2 Voir Harold Innis (1983) sur le divorce entre la raison et l’émotion, p. 295.

3 Web 3.0 alliant web sémantique et géolocalisation, les réseaux pervasifs et l’internet des objets. Voir sur le site du consortium W3C : www.w3.org/2001/sw

4 Voir le rapport d’étude : Geneviève Vidal, avec la collaboration de Cecilia Jauniau, Ilaria Valoti, Anne Gagnebien, « Usages de dispositifs de médiation multimédia : tablette tactile et puces rfid ; table multitouch », Exposition Le Musée des Confluences dévoile ses réserves, présentée au Musée Gallo-Romain de Fourvière – Lyon, 16 décembre 2010 – 8 mai 2011, LabSic – Université Paris 13, Musée des Confluences, 2011, en ligne : www.erasme.org/Evaluation-Ipad-Museotouch

5 Voir François Pellegrini, André Vitalis. Identités biométrisées et contrôle social. [Rapport de recherche] 9046, Inria Bordeaux Sud-Ouest. 2017, pp.12, en ligne : https://hal.inria.fr/hal-01492431v2/document

6 Par exemple par réseaux dit en « onion » ; voir le réseau d’anonymisation Tor, pour The Onion Router : www.anonymous-France.eu/guide-tor.html