Entretien avec Achille Mbembe

Cet entretien a été réalisé à Kinshasa, le 4 février 2020, au Monts des arts (commune de la Gombe) à l’occasion des premiers ateliers de la Biennale d’art contemporain de Kinshasa Yango II, intitulés « Congo/graphies. Cartes, images, métamorphoses. Bakalati, bililingi, mambongwani. » La biennale Yango II, dont le commissariat est assuré par Sara Alonso Gómez et Nadia Yala Kisukidi, est conçue comme un processus, qui ne se bloque pas sur l’unicité d’un événement. Les ateliers de février lancèrent ce mouvement, qui fut toutefois contraint au ralentissement en raison de la pandémie de Covid 19 et des restrictions de circulation, de déplacement qu’elle a impliquées pour la majorité des habitants de la planète, dès le mois de mars 2020.

Yala Kisukidi : Achille Mbembe, nous sommes ici à Kinshasa. Votre livre Brutalisme, dont nous parlerons dans quelques instants, vient de sortir aux éditions de la Découverte. Le titre de cette conversation, « Ré-enchanter l’Afrique », nous l’avons choisi ensemble. Mais, pour commencer, j’aimerais rappeler que cette expression « Ré-enchanter l’Afrique », c’est aussi celle qui concluait votre discours d’ouverture de la troisième édition des Ateliers de la Pensée de Dakar, sous la forme d’un impératif : « Il faut ré-enchanter l’Afrique ! ». L’impératif du ré-enchantement traverse toute votre œuvre. Il est présent, déjà, dans ce livre important qu’est De la postcolonie.

Ce que j’aimerais, ce soir, alors que nous sommes au milieu des artistes, c’est que nous aussi, nous convoquions les muses, celles de l’intelligence, de l’imagination, pour penser ensemble ce ré-enchantement. Un ré-enchantement en ces temps qui pourtant – vous le dites à de nombreuses reprises dans vos écrits, notamment dans Brutalisme – ne promettent aucun futur. Ces temps, soumis à des formes de brutalités qui ne laissent même plus envisager l’avenir. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire, justement, que de vouloir « ré-enchanter », quand aucun horizon ne se dessine ? Et qu’est-ce que cela peut vouloir dire, aussi, que de ré-enchanter à partir de ce lieu, de cette ville ? Ré-enchanter l’Afrique, en pensant depuis Kinshasa ?

Achille Mbembe : Tout d’abord j’aimerais vous dire combien je suis heureux d’être à Kinshasa. Cette ville représente dans l’imaginaire continental et diasporique quelque chose d’extrêmement important dont, peut-être, nous ne mesurons pas assez l’ampleur. J’arrive de Johannesburg, et l’accueil à l’aéroport était très convivial. La personne qui s’occupait de mettre le visa sur mon passeport m’a demandé : « Mais ce nom-là, il vient d’où ? ». Elle se référait à mon nom de famille. Je lui ai dit : « Bon, je suis né au Cameroun ». Elle m’a répondu : « Mais non, c’est un nom de chez moi ». [rires]

Dire un ou deux mots au sujet de cette expression « Ré-enchanter l’Afrique », cela suppose, peut-être, de commencer par partager une ou deux définitions de ce que c’est que l’Afrique. Qu’est-ce que l’Afrique ? Quand on dit l’Afrique, qu’est-on exactement en train de dire ? Se réfère-t-on aux 54 micro-États qui composent notre continent ? Se réfère-t-on à un seul et même pays ? On sait que dans certaines parties du monde l’Afrique est considérée comme un pays. À quoi se réfère-t-on lorsqu’on invoque ce nom « Afrique » ? À mon avis le terme « Afrique » renvoie au moins à trois choses que je voudrais exposer très rapidement. D’abord, peut-être faut-il le rappeler à l’adresse du monde en général mais surtout pour nous-mêmes, l’Afrique c’est le pays natal de l’humanité. C’est ici que l’humanité est née. C’est ici que l’humanité a appris pour la toute première fois à parler, à communiquer, à articuler une parole qui soit considérée comme une parole humaine. C’est ici qu’elle a appris à marcher. Pour paraphraser Césaire parlant cette fois-ci de la négritude et d’Haïti, c’est ici que l’humanité s’est mise debout pour la première fois. Je crois qu’il faut rappeler cela. Il faut le rappeler surtout aujourd’hui, alors que plane de nouveau le vieux doute sur qui nous sommes, pourquoi nous sommes là, et où nous voulons aller. Il faut le rappeler aussi pour dire que le fait que l’Afrique soit le pays natal de l’humanité, implique une énorme responsabilité. La responsabilité de l’Afrique à l’égard du monde en général. Nous ne sommes pas seulement responsables de nous-mêmes, nous sommes responsables de l’humanité tout entière et du monde dans sa généralité. C’est ce que cela veut dire le fait que l’humain soit né chez nous.

La deuxième référence, lorsqu’on dit l’Afrique – et c’est ainsi que cela résonne dans mon esprit – c’est celle d’un continent colossal, gigantesque, 30 millions de km2. Comparée à l’Europe, comparée aux États-Unis ou à l’Asie, l’Afrique est un géant. C’est un continent pluriel, immense dans ses étendues. Extraordinaire biodiversité. Richesse des matières non seulement premières, mais aussi des matières précieuses, des formes, des couleurs, des sons. Tout cela indique qu’au fond, l’Afrique est une réserve de puissance. Elle est une réserve de puissance, mais elle est aussi une puissance en réserve, les deux à la fois. Par conséquent, l’une des questions auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, c’est de savoir comment réveiller ce potentiel de puissance. Pas n’importe quelle puissance, toutefois, parce qu’il y a des puissances négatives. Mais réveiller le potentiel de puissance métamorphique que nous sentons très bien, par exemple, lorsque nous écoutons la musique qui vient de ce pays. J’ai écrit De la postcolonie en écoutant de la musique congolaise, la nuit. Je pouvais sentir, dans le rythme de cette musique, une puissance qui ne demande qu’à émerger, à surgir. Cette question de la puissance en réserve, de la réserve de puissance, des gisements de vie, est la question principale à laquelle nous ferons face au cours de ce siècle.

Dernier point, enfin. Notre histoire est une histoire de prédation, une histoire de ponction, une histoire d’extraction, une histoire de perte. La perte de choses tellement précieuses qu’elles n’ont pas de prix. Je crois que de tous les peuples de la Terre, sauf peut-être ces peuples qui ont été exterminés complètement lors de la rencontre coloniale, aucun autre peuple au monde n’aura perdu autant que nous. Et je n’exagère absolument rien lorsque je le dis. L’histoire le démontre, notre histoire, l’histoire de notre rencontre avec le monde, l’histoire de notre confrontation avec nous-mêmes une fois la colonisation formellement terminée. Le monde n’aura pas été juste avec nous, et souvent nous n’aurons pas fait montre du souci que nous nous devons à nous-mêmes. Certains peuples, je le disais, ont disparu lors de ces rencontres brutales. Et le plus étonnant, peut-être, c’est que nous soyons encore là. Mais dans quel état ? Le fait que nous soyons encore là, et l’état dans lequel nous sommes, telle est peut-être l’une des grandes questions philosophique et esthétique que nous ne pourrons guère éviter au long de ce siècle. Et donc parler de perte, de cette difficulté que nous aurons eu tout au long de l’histoire à garder pour nous le meilleur de nous-mêmes, nous oblige à revenir à nous-mêmes et à prendre au sérieux l’injonction d’auto-réparation si le retournement doit avoir lieu.

Tenez par exemple à l’époque de la traite des esclaves : qui partaient, qui étaient vendus, qui étaient achetés sinon les jeunes, c’est-à-dire les forces y compris biologiques, physiques pour le présent et pour le futur ? C’étaient les femmes, ces gisements de vie. Que dire de la perte des objets ? Tout ce que nous avons produit de précieux, quelqu’un d’autre est venu nous le prendre, lorsque nous n’en avons pas nous-mêmes su en sauvegarder la valeur. Nous avons été dépouillés du meilleur de nous-mêmes. Il faut s’arrêter une minute et se poser la question de savoir ce que c’est que ce peuple qui n’arrive pas à conserver pour lui et pour le reste de l’humanité le meilleur de lui-même, ses biens les plus précieux, ses hommes et femmes, ses objets. Cela s’explique évidemment par cette longue histoire de prédation – longue histoire de ponction, d’extraction et de corruption.

Comment est-ce qu’on va arrêter cela et rompre avec une histoire de défaite et une longue histoire de perte ? Comment renouer avec l’idée de gagner ? Non pas gagner sans raison comme beaucoup d’autres, je me réfère ici à Cheikh Hamidou Kane, à ces passages du roman L’aventure ambiguë où, s’agissant de la colonisation, il parle justement de ceux-là qui ont vaincu sans avoir raison. Je parle de la possibilité pour le continent africain de vaincre avec raison, de renouer le fil de la victoire et de rompre avec une longue histoire de la défaite. Voilà, pour moi, les termes dans lesquels la question du ré-enchantement de l’Afrique se pose aujourd’hui.

Y. K. : J’aimerais poursuivre, encore, sur l’idée du ré-enchantement. Elle présuppose, vous l’avez dit, une forme de désenchantement, qui fait signe vers les phénomènes de la perte, de la ponction, de l’extraction. Ils témoignent d’un entrelacement de la mort et de la vie qui revêt une signification précise sur le continent, dans cette figuration politique – réelle, fantasmée, imaginaire – qu’est la « postcolonie ». Je voudrais citer un court passage du livre De la postcolonie, publié dans les années 2000, qui déjà évoquait les possibles du ré-enchantement. « Ré-enchanter l’Afrique, c’est interroger la vie et le politique différemment. Ré-enchanter l’Afrique et la sortir donc du ghetto dans lequel les études africaines l’ont emprisonnée. » Plus loin dans le texte, il est dit que « le travail politique consiste à parcourir patiemment ces lieux de tous les jours qui semblent avoir été désertés par les forces de la vie. » En République démocratique du Congo, le mot « politique » a été extrêmement sali. La parole politique, telle qu’elle s’institutionnalise, est souvent vectrice de compromissions et de mensonges. Comment la question du « ré-enchantement » se pose-t-elle dans des espaces qui « semblent avoir été désertés par la vie » ? Dans ces espaces où pratiquer la politique, faire de la politique, c’est donner la primauté au meurtre, à l’assassinat, ou encore abandonner les êtres dans les zones de l’infravie ?

A. M. : Dans ce contexte, ré-enchanter l’Afrique, c’est, il me semble – et j’emprunte ce terme à Jean-Marc Ela – travailler à défataliser l’avenir, à ce que l’avenir ne soit pas déjà écrit à l’avance. Sortir de ce paradigme de la fatalité suppose de renouer avec la politique de l’espérance par opposition à la politique du pessimisme ou par opposition à ce que l’on entend dire à peu près partout dans le monde aujourd’hui, et surtout en Occident, à savoir que nous serions au bord de l’effondrement, et l’histoire de l’humanité serait arrivée à son terme. Nous aurions tellement endommagé la Terre que la seule chose que nous puissions faire, c’est de préparer aussi tranquillement que possible ce que Bruno Latour appelle l’« atterrissage ».

A priori, une politique de l’espérance se positionne contre l’idéologie de l’effondrement ou, pour utiliser le terme officiel, la collapsologie. Mais la politique de l’espérance suppose aussi, chez nous, de cultiver une dimension utopique, de renouer avec l’utopie. Je parle de l’utopie non pas dans le sens d’une rêverie ou d’un songe pieux, mais dans le sens d’une disposition au futur, mais un futur sans garantie. Cette question de l’utopie est centrale dans l’histoire moderne des peuples africains et des descendants de l’Afrique. Je vous donne trois exemples historiques : l’abolition de l’esclavage, la décolonisation et l’abolition de l’apartheid. Lorsque les noirs aux États-Unis se mirent à rêver de la fin de l’esclavage, les gens de l’époque se dirent qu’ils étaient fous. Quant à la décolonisation, ils sont nombreux ceux qui auront théorisé la fin du colonialisme, ceux qui se seront impliqués dans le travail pour en précipiter la fin et qui y auront laissé leur vie, le long chapelet de nos martyrs. L’abolition de l’apartheid, c’est-à-dire le démantèlement du dernier État raciste qui existe dans le monde vers la fin du XXe siècle, est animée par une utopie, la Charte de la liberté.

Il faut donc renouer avec cette fonction utopique de l’imagination dont les arts et la culture sont comme les reposoirs. La politique de la vie s’ancre dans cette fonction utopique. Elle renvoie également à une politique du soin. Que nous prenions soin de nous-mêmes. Que chaque mort d’un seul Africain devienne quelque chose d’inacceptable. Que ce soit ici à Kinshasa, dans l’est du Congo, en Méditerranée ou dans le Sahara. Qu’il n’y ait plus aucune raison pour laquelle on accepterait qu’un seul jeune Africain perde la vie dans l’effort pour traverser la mer, et se retrouver dans des pays où nul ne les attend, où l’on ne veut pas d’eux et où, de toute façon, ils finiront par être blessés.

C’est ce que j’entends par la « politique du soin » : prendre soin de nous-mêmes, de nos biens, de nos objets, de nos gens, les femmes et les jeunes en particulier, de notre corps – notre corps comme communauté, comme capacité à faire corps, à devenir force – tout en sachant que nous sommes en train, simultanément, de prendre soin du monde et de l’humanité dans son ensemble. Les trois luttes auxquelles j’ai fait référence n’ont jamais été des luttes pour marquer les différences ou pour se séparer du monde. Elles se sont faites au nom de l’humanité tout entière. Il nous faut, surtout en ce moment où la Terre est si endommagée, revenir à ce qui compte en dernière instance, le vivant, et réarticuler nos luttes à cette dimension à la fois planétaire et au-delà de l’humain. Voilà un peu comment je commente mon propre texte écrit il y a 20 ans.

Y. K. : J’aimerais suivre le fil de ce que vous venez de dire et vous poser une question, qui est importante pour tout le travail qui se construit, ici, avec les artistes. Vous parliez des ressources de l’imagination, de l’importance de l’imagination, pour penser, ouvrir des possibles, avoir de nouvelles idées, ne pas se laisser pétrifier par l’implacabilité de la violence. Vous explorez les formes de l’imagination politique contemporaine produites sur le continent africain. Mais, à la source de vos textes, on découvre toute une bibliothèque littéraire et musicale. L’imagination est aussi condition de l’écriture. À ce titre, il est un auteur, qui s’installe régulièrement dans vos livres. Son œuvre fait écho à ce que vous venez de dire sur le refus d’accepter la mort, sur la nécessité de considérer que chaque mort, sur le continent, est un scandale. Je pense à Amos Tutuola, et notamment à son roman : Ma vie dans la brousse des fantômes. Dans ce roman, un jeune homme, qui vient de subir un massacre, se retrouve dans le monde des fantômes. Il ne sait pas s’il est mort ou s’il est en vie. Au cœur de l’errance, il formule une inquiétude : « Je ne savais plus comment redevenir un être humain ». Or, que peut, ici, l’imagination ? Que peut-elle pour essayer de répondre à cette inquiétude fondamentale : « Je ne sais plus comment faire pour redevenir humain » ?

A. M. : J’ai beaucoup lu Tutuola, mais j’ai aussi lu plusieurs autres, y compris Sony Labou Tansi. Au fond, le texte De la postcolonie n’aurait jamais pu exister sans Sony Labou Tansi, en particulier. Concernant Tutuola, cet écrivain m’intéresse pour un certain nombre de raisons. La première a trait, justement, au statut de l’imagination dans son écriture. L’imagination chez Tutuola n’est pas du tout ce qui est contraire à la réalité. Tutuola ne rentre pas dans l’opposition que l’on a coutume d’établir entre ce qui est réel d’un côté, et ce qui ne l’est pas et qui relèverait donc de la fiction ou de l’imaginaire, de l’autre. Deuxièmement, l’imagination chez Tutuola est une pratique sociale, un labeur à part entière. Elle n’est pas solidaire de la rêverie, mais d’une dimension fondamentale de l’existence en commun, de la manière dont on crée communauté, dont on fait corps ensemble, dont on cultive un minimum de puissance vitale. L’imagination est une fonction, une ressource vitale. Lorsqu’on lit l’histoire de l’Afrique, lorsqu’on s’intéresse aux productions culturelles africaines, aux mythes, aux religions, aux chants, aux contes, aux proverbes, aux objets d’art, à tout ce que nous avons créé, ce qui me frappe, c’est la capacité que nous avons à toujours tenter d’aller au-delà du réel compris comme ce qui est là, dans sa facticité et dans son immédiateté, sa brute matérialité. Ce qui me frappe, c’est la volonté de se projeter au-delà de ce qui est calculable, de ce qui ne peut guère être traduit en un chiffre, de ce que l’on ne peut pas mesurer et qui échappe aux dispositifs de contrôle, si typiques des sociétés dites modernes. La notion d’imagination, chez Tutuola et Sony Labou Tansi, renvoie à l’inappropriable, à l’incalculable, à l’immesurable.

Ce qui m’a toujours interpelé en relisant ces archives africaines, c’est également le fait que chez nous l’imagination est l’autre nom de la fête. Au cœur même du tragique gît toujours une possibilité de joie, qui permet justement de continuer, d’alimenter les forces du vivant. Ce rapport entre l’imagination et le vivant est absolument fondamental si nous voulons renouveler le politique et arrêter d’en faire la scène même du meurtre et de l’assassinat.

Y. K. : Une idée circule secrètement, dans votre travail ; elle prend une résonance singulière quand on la déploie à partir de Kinshasa. C’est celle, je crois, que l’Afrique doit être un refuge. Un refuge pour les Africains. Si ce continent est un refuge pour les Africains, toutes les formes de dégradations de la vie auxquelles sont confrontées les diasporas en Europe ou dans les Amériques (violences policières, destructions physiques et psychiques, racisme systémique…) ne sont plus possibles. Et la condition qui permet de constituer l’Afrique comme refuge, pour tous les Africains et les enfants dispersés du continent, concerne le droit à la circulation, la possibilité de circuler. Cette idée est centrale dans votre dernier ouvrage Brutalisme. J’aimerais que vous reveniez sur cette question du droit à circuler, sur la manière dont elle réactive le devenir utopique du continent.

A. M. : À ma connaissance, il n’y a pratiquement aucun pays au monde aujourd’hui où être un Africain ou quelqu’un d’origine africaine va de soi. Moi je n’en connais pas du tout. Il n’y a pas un seul pays au monde où, utilisons le terme, quand un « noir », un africain ou une personne d’origine africaine arrivent, on sort les tam-tams, les tambours, et on est content que cet individu soit là. Au contraire, à peu près partout dans le monde aujourd’hui, lorsqu’un africain ou un noir arrivent, on se pose tout de suite la question de savoir ce qu’il fait là, comment s’en débarrasser, comment l’expulser, comment le déporter. Et cela se passe y compris chez nous. Je vis en Afrique du Sud depuis vingt ans. Chaque année, l’Afrique du Sud déporte au moins 100 000 Africains venant d’ailleurs. Quand je dis déportation, je ne me réfère pas seulement aux pays étrangers. Nous vivons des situations absurdes, qui ont fini par faire des Africains soit des captifs potentiels, soit des fuyards, soit des étrangers chez eux. Si effectivement le projet est de ré-enchanter l’Afrique, la première chose à faire c’est d’ouvrir l’Afrique à elle-même. Il faut engager un vaste mouvement intellectuel et culturel qui aboutirait à l’abolition totale des frontières héritées de la colonisation. Donnons-nous 30 ans, 50 ans, mais qu’à la fin de ce siècle au moins, ou au début du XXIIe siècle, aucun Africain ou personne de descendance africaine ne soit considéré comme un étranger en Afrique.

Cela peut se faire de multiples façons, par la généralisation de l’octroi des visas à l’entrée, par exemple. On peut y arriver en modernisant les systèmes d’identification. On peut se dire que dans les 20 années qui viennent, on veut que chaque État, que chaque individu africain ait un acte de naissance, une carte d’identité ou un passeport biométrique. Si le prix à payer, c’est plus de surveillance en échange de la liberté de se mouvoir, alors payons ce prix. Aujourd’hui les technologies biométriques dont nous disposons permettent de faire ce type d’avancée. On peut même aller plus loin. Certains États ont conclu avec d’autres des accords qui font que lorsque leurs ressortissants voyagent d’un pays à l’autre, ils n’ont pas besoin de visa. C’est le cas dans toute l’Afrique de l’Ouest. Au sein de la CEDEAO, vous pouvez voyager de Dakar à Lagos, avec votre carte d’identité, et vous n’avez pas besoin de visa. Il faut que les autres entités sous-régionales fassent exactement la même chose. Il s’agit de faire de l’Afrique un vaste espace de circulation, parce que c’est à cette condition que l’Afrique redeviendra puissante. C’est à cette condition que beaucoup des nôtres n’auront plus besoin de traverser le Sahara, de traverser la Méditerranée, pour se retrouver en Europe.

Avant la colonisation, nous faisions monde et société par le biais de la circulation et de la mobilité. Là où, chose très rare, elles existaient, les frontières n’avaient pas du tout la même signification que celles d’aujourd’hui. Très souvent, elles étaient des zones de passage, de communications et d’échanges. Il faut donc changer de paradigmes, tourner le dos aux paradigmes dominants qui font de la frontière un espace à haut risque, de sécurisation, et puiser dans nos propres archives pour repenser le mouvement. Je voudrais insister sur cet aspect parce que le gouvernement des mobilités humaines est l’une des questions qui domineront la première moitié de ce siècle. Qui peut aller où et à quelles conditions ? Qui peut s’établir où moyennant quoi ? Qui n’a pas le droit de bouger ? Ces questions sont d’ores et déjà à l’ordre du jour de la vie globale.

Dans le calcul des puissances qui dominent la Terre, l’idée est de faire de l’Afrique un grand bantoustan, de transformer le continent en une énorme prison à ciel ouvert, de priver nos États de la souveraineté sur le mouvement. C’est ce qui explique, par exemple, l’externalisation des frontières de l’Europe. Les frontières de l’Europe, aujourd’hui, ne se limitent pas à la Méditerranée ; on les retrouve au Niger, au Burkina Faso, au Mali, à Gorée. Il faut refuser que soient imposées à l’Afrique des règles qui concernent la mobilité de ses habitants et qui pénalisent le continent. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une Afrique qui soit largement ouverte à elle-même et à tous ceux qui, non africains, voudraient lier leur sort au nôtre.

Y. K. : Ces réflexions sur la circulation sont au cœur de votre dernier ouvrage, Brutalisme. Le « brutalisme » permet de décrire « une époque saisie par le pathos de la démolition et de la production sur une échelle planétaire de réserve d’obscurité ». Or, ce qu’il s’agit également pour vous de faire, et nous l’avons déjà dit, c’est de penser, à partir des lieux africains, une réserve de lumière. À ce titre, penser l’Afrique, ce n’est pas produire une pensée-ghetto, ou une pensée du spécifique, impossible à partager, c’est, bien au contraire, construire une pensée de la puissance. Cette affirmation de puissance est une arrogance pour l’ancien regard colonial mais elle signifie surtout que ce qui se déploie ici, c’est le monde. Ce qui est produit depuis ce lieu, le continent africain, ses villes, Kinshasa, Lagos, Johannesburg, Alger, Dakar, Adis Abeba … c’est une réflexion sur notre devenir planétaire. Et plonger dans les archives africaines pour penser l’histoire du continent, c’est aussi puiser en elles des ressources pour penser le monde. Ne plus considérer que tout ce qui se produit ici relève du particulier, de l’accidentel, mais interroge, bien plutôt, le sort de la planète.

A. M. : C’est précisément la raison pour laquelle j’ai commencé par dire que, pour moi, l’Afrique est le pays natal de l’humanité. Et si cette idée doit être prise au sérieux, une responsabilité en découle : ce n’est pas seulement le sort de l’Afrique qui est en nos mains, mais le sort de la Terre entière. Pendant les temps modernes l’idée dominante a été de dire, un : les Africains ne font pas partie du monde. Deux : ils ne sont jamais entrés dans l’histoire. Trois : par conséquent on peut les traiter comme on ne traite nul autre ; bref, s’ils sont des humains (ce qui reste à démontrer), il s’agit d’humains à part, une autre forme d’humanité.

Il faut renverser ce paradigme dominant, en revenant, d’une part, à l’histoire de l’humanité dans son ensemble, l’histoire de la race humaine, l’histoire de l’évolution même, comme on l’appelait autrefois, et d’autre part, dans la tradition ouverte par nos ancêtres, ceux qui ont écrit, ceux qui ont réfléchi, qui ont pensé avant nous. Il faut répéter après Fanon que ce dont nous héritons, c’est du monde dans son ensemble. Cela implique des responsabilités intellectuelles, politiques, culturelles et artistiques. Comme le disait Glissant, nous héritons des archives du Tout-Monde, non pas simplement du monde dit « noir ». Chez Glissant, le Tout-Monde, ce n’est pas uniquement le monde noir. Pour souligner cette responsabilité à laquelle je ne cesse de revenir, responsabilité par rapport à l’ensemble du vivant, il faut désormais passer à une autre étape, après le Tout-Monde de Glissant.

Aujourd’hui, ce qui est vraiment en jeu, c’est la question du vivant à l’ère planétaire. La grande question de ce siècle est celle de savoir si oui ou non l’humanité dans son ensemble durera. La réponse doit être oui, à condition qu’elle apprenne enfin à prendre soin du vivant. Au cours des derniers siècles, surtout depuis le XIXe siècle avec l’industrialisation et récemment la victoire presque totale du capitalisme, il s’avère que nous avons endommagé la planète au point où beaucoup se posent, aujourd’hui, la question de notre propre extinction. Il est en effet possible que notre histoire en tant qu’ensemble humain prenne fin. C’est tout l’enjeu du débat sur la transition énergétique et climatique. Notre histoire en tant qu’humains sur la Terre est très courte, elle ne se compte pas en milliards d’années comme l’histoire géologique de la terre. Rien n’indique que nous soyons là éternellement. Il se pourrait très bien que cette histoire prenne fin. La question du vivant se pose donc de manière nette et urgente. Et lorsqu’il s’agit du vivant, la politique des identités particulières est, disons-le, un divertissement.

Y. K. : Cette question du vivant se pose aussi à partir de phénomènes précis, comme les phénomènes de racisation. La construction de la race produit non pas seulement de la domination, de la hiérarchie sociale, des représentations dégradantes mais aussi un devenir fantôme. Celui qu’on appelle le « nègre » est contraint d’habiter dans la folie de cet autre – celui qui a cru en sa propre blancheur et en sa propre supériorité. Or, je voudrais revenir à l’art. L’art soutient le déploiement de la fonction utopique – en développant une capacité à prendre soin du vivant. Il bloque le processus par lequel l’autre nous réifie, fait de nous l’ombre d’un être vivant.

Vous vous intéressez beaucoup à un mouvement artistique, né dans les diasporas, l’afrofuturisme. Ce courant a produit des ressources intellectuelles, esthétiques pour abolir, radicalement, toute cette mort produite par la race, qui a transformé des humains en marchandise, déportée, exploitée, mutilée (nous sommes au Congo, on pense au coupage des mains, sous Léopold II). L’afrofuturisme, dans votre travail, apparaît comme une immense réserve de vie, constituée contre la violence du politique. Comment saisissez-vous, dans les puissances de l’art, la possibilité justement de réinvestir le monde, la planète, la vie ? C’est la dernière question que j’aimerais vous poser. Finir sur la force de l’art – sa force politique également – et envisager, à travers lui, ce que nous ne pouvons pas appréhender quand nous en restons à ce qui est donné, à l’unilatéralité de la violence qui sature l’ontologie du présent.

A. M. : Le courant afrofuturiste est un courant de pensée qui est né dans la diaspora au cours des années 1970. C’est un courant qui au début tirait une grande partie de ses énergies de la science-fiction. Il est très différent d’un autre courant de pensée aux États-Unis qu’on appelle l’afropessimisme. Mais pour en rester à l’afrofuturisme, c’est un mouvement d’idées qui part d’une ou de deux observations. La première, c’est que de toutes les composantes de l’humanité, les nègres – utilisons ce terme dans le sens du mouvement de la négritude – ont été les seuls humains à avoir été transformés en objets, en marchandise que l’on pouvait acheter et que l’on pouvait vendre. Ils étaient les fossiles de l’humanité, le charbon dont on retirait l’énergie nécessaire à l’accumulation des richesses dont ils ne jouissaient pas par ailleurs.

D’après ce même courant, les nègres ont été ainsi les seuls à avoir éprouvé de manière quasi-ontologique ou du moins dans leur chair et dans leur psyché, la violence radicale dont est porteuse le principe technologique moderne. Cette technologie moderne n’est pas exclusivement productrice de violence ; mais il est impossible d’en comprendre les tenants et les aboutissants sans cette dimension tellurique qui lui est consubstantielle et sur laquelle ont réfléchi beaucoup de philosophes à commencer par Heidegger. La technologie vise à transformer le vivant, tout ce qui vit, mais aussi tout ce qui est inerte, la matière en général, en quelque chose de calculable, de mesurable et d’appropriable. Sans elle, le développement du capitalisme n’aurait pas eu lieu. Au regard du capitalisme, il n’y a pas de limites. Il n’y a aucune limite à l’extraction des ressources. Il n’y a aucune limite à l’utilisation et à la domestication de la nature. Il n’y a aucune limite à la ponction sauf ces limites qui sont imposées par les systèmes démocratiques. Après avoir fait ce constat, l’afrofuturisme suggère, qu’au fond, les nègres s’exilent, sortent de la Terre, abandonnent la Terre, entreprennent non pas un nouvel exode mais une ascension vers une planète qui reste à construire, qui n’existe pas mais qu’il faudrait faire advenir. Un monde où le racisme serait aboli, et où effectivement les nègres prendraient en charge la destinée de l’humanité dans un nouveau royaume de libertés.

Ce qui est intéressant, c’est l’analyse que ce courant fait de ce que l’on pourrait appeler l’ontologie nègre. Je crois qu’historiquement ils ont raison. Nous avons été les seuls à avoir été transformés en marchandises. C’est pour cela que la question de la classe sociale n’épuisera jamais la question de la race. C’est pour cela qu’il y a place dans la réflexion critique pour une critique de la race qui ne soit pas juste la répétition de la critique du social. Parce qu’on a à faire ici à deux types d’ontologie.

Quant à laisser derrière nous cette Terre qui serait devenue notre prison, je ne sais pas si cela est possible. Je crois que nous sommes condamnés à la Terre et ce qu’il nous faut revisiter, aujourd’hui, c’est ce que nous entendons par ce concept. Qu’est-ce que la Terre ? Non pas juste une partie de la Terre, mais la Terre tout entière ? À qui appartient-elle ? Peut-on d’ailleurs la concevoir en ces termes d’appropriation ? Faut-il au contraire la penser en termes de custodianship ? Il me semble qu’au début de ce siècle, nous sommes rentrés dans un processus nouveau de redistribution de la planète Terre. C’est ce qui se joue dans le débat sur les migrations, qui sont en réalité un grand mouvement de repeuplement de la Terre. Je fais une distinction entre les migrations telles qu’on entend les criminaliser, et ce processus historique beaucoup plus vaste qu’est le repeuplement de la Terre. Il a eu lieu par le passé, sous des formes diverses. Par exemple, dès le XVe siècle, il a pris la forme de la colonisation. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de colonisation, il s’agit d’une confrontation entre ceux qui pensent que la Terre entière leur appartient, qu’ils peuvent se déplacer comme ils le veulent partout, n’importe quand, sans conditions, et une autre humanité qui ne se déplace que sous certaines conditions et qui, en fait, n’a même pas le droit de se déplacer.

À qui appartient la Terre ? Qui a le droit d’y séjourner ? Que faire des gens dont on pense qu’ils n’ont aucun droit de séjourner sur Terre ? Qu’est-ce qu’on va faire d’eux ? C’est une vieille question, elle n’est pas neuve. De nombreux exemples historiques témoignent de la façon dont on traite les gens jugés inutiles. Lorsqu’on dit le brutalisme ou le néolibéralisme, c’est de cela qu’il s’agit : déterminer à qui appartient la Terre, ses ressources, ses richesses. Qui a le droit d’en profiter ? Jusqu’à quand ? Et qui doit être exclu de ce partage ? Or, et je vais en terminer là, la durabilité de notre planète dépendra de notre capacité à partager la Terre le plus équitablement possible.

Cette question du partage est de nouveau au cœur des débats mondiaux, comme cela l’était au moment de la colonisation. Pour nous en sortir, il faudra donc revenir à une certaine idée de ce qui nous est commun, à une certaine idée de l’en-commun. Or, tout semble pousser, en ce moment, à la différence et à l’enclavement. Revenir à l’en-commun, au semblable, à une politique du partage, est l’une des conditions de notre survie en tant qu’humanité sur cette terre qui, de toutes les façons, sera là après nous, longtemps après nous, mais que nous ne pourrons habiter le plus longtemps possible que si nous apprenons à en prendre soin. Ré-enchanter l’Afrique, c’est donc sans cesse revenir à cette question du soin, du soin de la Terre et, surtout, du soin de l’Afrique, parce que le sort de ce continent, il est en nos mains.

Je remercie Hélène Ballis pour
l’aide à la retranscription de cet entretien.