Priscilla De Roo

Dossier piloté avec Martin Vanier

Territoire. Le mot claque comme un drapeau. Comme lui, il est adulé ou soupçonné. Il est marqueur idéologique, garant de la proximité d’avec le peuple, rente électoraliste. Il est devenu affaire politique ou plutôt, politicienne. On pourrait se réjouir de voir ainsi prise en considération par le politique la dimension territoriale de la société française, ses pratiques spatiales, la place économique du local face à la mondialisation, la démocratie par le bas, la justice spatiale par l’action publique, bref les formes de vie façonnées par le territoire. Mais le vocable est instrumentalisé. Nous avons voulu dans cette Mineure déconstruire le mot, traquer ses différentes intentions, mesurer ses diversités, explorer d’autres spatialités, le lieu, le milieu, le réseau. Poser un regard froid sur un objet chaud. L’insérer dans les controverses théoriques qui influencent les politiques publiques. Nous n’avons fait qu’effleurer sa face sensible, les passions qu’il suscite, les formes infinies de spatialités qui se déploient du corps au Monde.

Territoire ou territoires ? On est passé subrepticement du territoire issu de la longue histoire du centralisme républicain aux territoires incessamment mobilisés par le discours politique actuel. Les territoires sont devenus tous les espaces qui subsistent quand on a retiré les hubs métropolitains. Il y aurait donc les « métropoles », riches, cosmopolites donc sans identité, empilant les réseaux mondialisés et aspirant les forces vives du pays, et il y aurait « les territoires », périphériques, pauvres, à l’identité bafouée, abandonnés des services publics.

Ce pluriel binaire fait écho au vieux slogan maurassien de l’après-guerre, « Paris et le désert français » (Jean-François Gravier), qui a fondé la politique d’aménagement du territoire. Il reprend des couleurs dans l’affrontement entre l’urbain et le rural. Soixante années d’urbanisation continue ont-elles grignoté l’entièreté de l’espace français, effaçant du même coup le monde rural qui faisait l’identité de la France ? Les techniques de mesure de la recomposition du (des) territoire(s) sont politiques et sous-tendent l’affrontement idéologique entre les tenants d’une métropolisation émancipatrice et ceux d’une ruralité réinventée. Les formes d’habiter périurbaines dont on constate l’explosion sont au cœur du débat. En première approche, on peut les rattacher au tout urbain selon différents gradients d’urbanité définis par la distance au centre et le degré de densité relationnelle, ce qui expliquerait certains comportements électoraux (Jacques Lévy).

Alors, tous urbains ? Ici l’interprétation des modes de vie et des agirs spatiaux nous paraît fondamentale. Sommes-nous tous embarqués dans un mode de vie urbain ? Nous ne le pensons pas. Nous préférons définir les façons de vivre dans le périurbain comme un mode de vie fordiste, façonné par l’automobile, la possession d’un pavillon, la distance entre les fonctions d’habiter, de travailler, de consommer, de pratiquer des loisirs, d’user des services publics… Le développement des emplois ubérisés et des bullshit jobs n’a pas effacé les contradictions de ces manières de vivre, dont on peut discuter si elles sont choisies ou subies. La révolte des Gilets jaunes l’illustre parfaitement. Mais il y a aussi le tropisme vers le « rural profond », loin des villes. Là, le rapport à la terre s’atténue (les agriculteurs sont de moins en moins nombreux), mais un nouveau mode de vie rural s’y façonne, les conseils municipaux se renouvellent avec du sang neuf. Ce sont les « nouvelles campagnes ». Non seulement le rural se réinvente, mais il intègre les bourgs de services, il pratique une interterritorialité à géométrie variable avec les villes proches ou plus lointaines. La faible densité est aussi le creuset d’une société mobile et ouverte qui expérimente de nouvelles façons de cohabiter.

L’attractivité résidentielle est devenue un phénomène économique majeur. Le confort spatial, les qualités paysagères, le faible coût du foncier, le sentiment d’appartenance à un lieu, bref, les aménités territoriales, constituent dorénavant des facteurs de localisation déterminants. Non seulement les anciens urbains, les touristes, les retraités créent toute une « économie présentielle » (Laurent Davezies) sur place, mais ils orientent également une migration de l’emploi productif. On oppose facilement la surproductivité des métropoles ruisselantes de transferts sociaux à l’assistanat des territoires résidentiels. L’acronyme Came – compétitivité-attractivité-métropolisation-excellence (Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti) épingle avec humour les gimmick des politiques publiques et des injonctions européennes. Elles font l’impasse sur d’autres territoires productifs, souvent isolés, qui bénéficient de l’effet local d’entrecroisement de compétences, de fertilisations croisées, et de branchement direct sur l’international : les clusters ou systèmes productifs locaux. Il est piquant de constater l’ode à la Silicon Valley et en même temps, le mépris français pour les districts industriels qui combinent le local et le global. Ces formes d’arrangements productifs se moquent de la taille. « Glocales », les places portuaires, excentrées du point de vue de l’État, sont des districts de fait.

Ici, la question de nouvelles formes de segmentation sociale se pose. L’appartenance de classe se définissait par la place dans l’entreprise de production. Avec le primat de l’appartenance résidentielle, une nouvelle distinction sociale se construit par le truchement de l’espace, et elle est fractale. Les inégalités spatiales entre régions ont été fortement lissées, mais celles entre communes et quartiers s’approfondissent de manière très fine. Dans les métropoles, dans l’espace périurbain, dans le rural, les fractures se font selon les rues, les lotissements, les communes. La justice sociale se mue en justice spatiale (Jacques Lévy). Elle oblige à en repenser les leviers. Il ne s’agit plus seulement de procéder à des redistributions de revenus aveugles aux territoires, mais d’offrir, dans certains lieux qui sont sous-dotés, des biens communs spatiaux déficients : environnement sain, nature, facilité d’accès au logement, aux transports, services publics accessibles, en particulier l’école et la santé.

Toutes ces nouvelles dynamiques spatiales ne s’impriment pas n’importe où, le territoire n’est pas neutre. Les mobilités le recomposent en grandes plaques tectoniques : les littoraux, les vallées des grands fleuves, le midi héliotropique attirent, et ceci, quelques soit le type d’espace, métropoles, villes petites et moyennes, espace rural. À l’inverse, les régions de vieille industrie de l’arc nord-est ainsi que la « diagonale du vide » (Roger Brunet) connaissent des migrations de départ. Pourtant, elles sont hyper-urbaines pour les unes, foncièrement rurales pour les autres. C’est le contexte régional qui compte. C’est dire si les découpages des villes et territoires en tranches de taille sont largement artificiels. Ils ont une fonction certaine : celle de justifier des interventions étatiques catégorielles de rattrapage, en particulier en direction des « petits » espaces, villes moyennes et rural, qui sont devenus de véritables rentes politiques.

C’est sur cette toile de fond que se greffent les controverses sur les institutions qui charpentent l’organisation politico-administrative du territoire. Les 35 000 communes, le quadrillage régulier des départements, ont acquis une épaisseur historique et une légitimité qui confortent encore aujourd’hui, malgré la dématérialisation par les réseaux, la passion française combinée pour l’égalité et le territoire. Les « modernistes » œuvrent pour y substituer un nouveau trityque intercommunalité-région-Europe, de façon à prendre en compte la dilatation évidente des mailles territoriales et l’intégration spatiale européenne. La guerre des gabarits (Marie-Vic Ozouf-Marignier) épuise le débat démocratique, multiplie le nombre d’élus locaux et de rentes politiques et aboutit finalement à l’ingouvernabilité du millefeuille territorial. La recherche du « territoire pertinent » se révèle être une entreprise vaine tellement les habitants ont pris l’habitude de butiner les territoires en tous sens pour rechercher chacun leur mélange de miel fait d’aménités spatiales diverses. D’autres méthodes plus soft que la litanie décentralisatrice – qui est largement composée de déconcentration – gagneraient à être expérimentées : la coopération entre territoires et la différenciation spatiale des politiques nationales. Elles pourraient préparer le terrain à une décentralisation franche respectant l’autonomie de décision des pouvoirs locaux. Mais l’État jacobin veille…