Le 24 mai 2021, environ 470 militants de l’Union des sans-papiers pour la régularisation (USPR) occupant trois sites bruxellois – l’église du Béguinage, l’Université libre de Bruxelles et la Vrije Universiteit Brussel – entament une grève de la faim. Ces hommes et ces femmes, qui vivent et travaillent en Belgique depuis de nombreuses années, espèrent ainsi attirer l’attention de l’opinion publique sur leur condition et constituer un rapport de force favorable au renversement de la politique qui les condamne à la clandestinité. Au départ, les occupants portent la revendication historique du mouvement des sans-papiers en Belgique : l’instauration de critères clairs et permanents de régularisation (à l’image de ce qui est prévu dans la circulaire Valls de 2012 en France) et la mise en place d’une commission indépendante chargée de l’examen de ces demandes.
Dans ce cadre, l’annonce de la grève est un acte aussi calculé qu’il est désespéré. Le collectif y a été poussé par le constat d’échec des modes d’action politique plus « classiques ». Elle intervient après des mois d’occupation politique, de manifestations hebdomadaires, une proposition de loi déposée au Parlement, des interpellations des responsables politiques, des tentatives d’alliance avec des syndicats et organisations de la société civile. Rien n’y fait. C’est la grève de la faim qui aura été le catalyseur indispensable à la mobilisation. À partir de son annonce, la cause des sans-papiers va finir par s’imposer dans le débat public, susciter une vive controverse et déboucher sur une crise gouvernementale.
Le choix de la grève de la faim
Les grèves de la faim ont régulièrement marqué l’histoire de l’immigration, tant en Belgique que dans d’autres pays européens. « Depuis le début des années soixante-dix, écrit Johanna Siméant, la grève de la faim semble être à certaines catégories d’acteurs (et notamment aux mouvements et protestations politiques issus de, ou liés à, l’immigration) ce que la grève fut aux mouvements ouvriers du début du siècle1 ». Le choix de ce répertoire est dicté par la position marginale des sans-papiers, réduits par l’exploitation économique – consacrée par le droit – au statut de pure force de travail, c’est-à-dire à leur corps biologique. Ce « corps constitué par la loi2 » devient par conséquent le dernier lieu possible de résistance contre la politique qui produit leur condition.
Les grévistes de l’USPR ont donc mis en œuvre un répertoire d’actions historiquement constitué. Les lieux occupés n’ont d’ailleurs pas été choisis au hasard. L’Église du Béguinage a déjà accueilli à de multiples reprises des occupations et grèves de sans-papiers. Elle avait alors servi à la fois de lieu d’hébergement, de centre des discussions stratégiques du mouvement et de vitrine des actions politiques. Les deux universités avaient également été occupées par des sans-papiers lors de la dernière grande vague de mobilisation pour leur régularisation, qui remonte à 2009. Les campus universitaires présentent différents avantages. D’une part, la police n’y est pas autorisée sans l’accord des autorités universitaires. D’autre part, au vu du discours hospitalier que les universités ont tenu publiquement par le passé, elles ne pouvaient procéder à l’expulsion des occupants sans-papiers sans sembler fouler aux pieds leurs engagements sociétaux. Enfin, les universités abritent en leur sein des chercheurs et des enseignants dont l’expertise, voire le capital social, peuvent être sollicités pour interpeller le monde politique.
Un contexte défavorable
Le contexte politique n’était en revanche pas favorable à la construction d’un mouvement social de soutien aux sans-papiers. Pour le comprendre, il faut dire un mot du système politique singulier de la Belgique. Du fait de sa structure fédérale et de sa pléthore de partis, la Belgique présente un paysage politique éclaté. Son exécutif est inévitablement composé d’une large coalition de partis issus d’horizons politiques variés qui, pour garantir la continuité du gouvernement, s’accordent au moment de sa formation sur un programme aussi contraignant qu’il est détaillé.
La coalition hétéroclite formée en 2020 (comprenant les socialistes, les écologistes, les libéraux et les chrétiens-démocrates) résulte avant tout d’une volonté de faire barrage à la droite nationaliste flamande, en passe de devenir hégémonique au nord du pays. Les socialistes et les écologistes, malgré les promesses faites, ne sont pas parvenus à faire inscrire dans le fameux programme de gouvernement la régularisation des sans-papiers. Une telle campagne de régularisation, qui a lieu en Belgique à peu près tous les dix ans, semblait pourtant nécessaire au vu du volume de sans-papiers présents sur le territoire. On parlerait de 100 000 à 150 000 personnes pour un pays de 11 millions d’habitants, soit entre 1 % et 1,5 % de la population. Les libéraux et chrétiens-démocrates s’y sont farouchement opposés, tétanisés à l’idée qu’une telle mesure puisse alimenter le succès électoral de la droite flamande radicale.
Comment expliquer l’élan de mobilisation dans ce contexte politique particulièrement défavorable ? La réponse tient en un mot : la pandémie. Exposés à la menace épidémiologique en raison de leurs emplois de « première ligne » (care, livraison, construction, etc.), les sans-papiers ont subi de plein fouet les mesures de police sanitaire. Contraints à se confiner dans des logements trop étroits et insalubres, plusieurs ont perdu leur travail au noir, et donc leur unique source des revenus. Puisque l’État avait procédé à des aménagements pour tout un chacun pendant la pandémie, en tenant compte du caractère exceptionnel de la situation, il n’y avait pas de raison qu’il ne fasse pas de même avec les sans-papiers. L’invocation de l’état d’urgence permettait de contourner aussi bien les arguments légalistes opposés aux revendications de régularisation portées par les sans-papiers (le nécessaire respect des procédures administratives dans l’examen de leurs dossiers) que les arguments politiques (les libéraux et les chrétiens-démocrates n’ont pas manqué de faire savoir que la mesure ne figurait nulle part dans l’accord de gouvernement).
En somme, l’état d’exception sanitaire instauré par la pandémie a permis de remettre en cause l’état d’exception juridique constitutif du statut des sans-papiers. La pandémie a eu pour effet de rendre caducs les principaux arguments des détracteurs de la régularisation. D’abord, les frontières extérieures étant fermées, l’effet d’un « appel d’air » n’était plus à craindre. Ensuite, une pression excessive sur le marché de l’emploi non-qualifié ne constituait plus un danger dans un contexte de pénurie générale de main-d’œuvre. Enfin, les préoccupations sanitaires ont mis en exergue la nécessité d’un accès effectif et universel aux soins de santé. Pour ces raisons, le Portugal, l’Italie et l’Espagne ont opéré des régularisations à grande échelle, ce qui n’était plus arrivé depuis des décennies.
Cependant, l’espace de discussion autour des enjeux migratoires en Belgique se réduit comme peau de chagrin. Cette mobilisation politique au long cours, prête à aller jusqu’à de rares extrémités, s’est heurtée initialement à un mur d’indifférence. Le secrétaire d’État à l’asile et à l’immigration, le démocrate-chrétien Sammy Mahdi, a martelé – en dépit de nombreux précédents historiques en Belgique – qu’il était impossible à l’État de procéder à une campagne de régularisation sans mettre en péril la crédibilité de ses procédures d’admission. Aux demandes de reconnaissance légale des vies menées en Belgique depuis des longues années, il a opposé un formalisme juridique rigide : ces personnes ont reçu un ordre de quitter le territoire, auquel elles n’ont pas obéi.
Le point de bascule de la mobilisation
Contre toute attente, les sans-papiers vont néanmoins finir par se faire entendre. Après que les occupants ont entamé une grève de la faim le 24 mai, les évènements s’accélèrent. Leur détermination ne tarde pas à effrayer les pouvoirs publics : ils refusent de s’alimenter pendant 60 jours, faisant craindre très sérieusement une issue fatale. Des tentatives de suicide, des automutilations, des lèvres cousues, des dizaines d’hospitalisations par jour, et enfin la grève de la soif rythment la mobilisation et viendront souligner leur résignation à « aller jusqu’au bout ». Au fur et à mesure que la grève se prolonge, la revendication des grévistes évolue également. Défendant à l’origine des critères clairs et permanents de régularisation pour tous les sans-papiers, les grévistes de la faim militent désormais pour la régularisation collective de leur groupe, sans que ne soit faite de distinction entre eux3. Cette « désolidarisation » leur sera par ailleurs postérieurement reprochée.
Alors que l’inquiétude pour la santé des grévistes gagne l’opinion publique, le réseau des soutiens s’active. Les chercheurs, enseignants et étudiants mobilisés aux côtés des militants forcent le monde associatif à se positionner. La grève bénéficie en outre d’une couverture médiatique plutôt favorable aussi bien en Belgique qu’à l’étranger, et les images des corps affamés remplissent les pages de journaux. Des tribunes signées par des célébrités du monde artistique, académique et politique appellent le gouvernement à agir. Un débat sur l’accès des sans-papiers au travail dans les métiers en pénurie est ouvert et les organisations patronales et syndicales émettent une position commune à ce sujet. Poussés dans le dos par la société civile, les partis socialiste puis écologiste annoncent finalement qu’ils quitteront le gouvernement si l’un des grévistes venait à décéder.
Encore sans-papiers, toujours sans critères
Pressés de toutes parts, le secrétaire d’État à l’asile et l’immigration, qui avait jusqu’alors catégoriquement refusé d’évoquer une régularisation, consent à une solution de compromis. Un accord est négocié par des représentants du monde associatif et des avocats proches du mouvement. Les grévistes eux-mêmes seront placés devant le fait accompli. Certains sont soulagés, d’autres frustrés, mais tous restent dans une situation incertaine, puisque le contenu de l’accord n’accède ni à la revendication initiale des occupants – celle de critères permanents et universels – ni à la demande ultérieure, qui voulait une régularisation collective des seuls grévistes. Le « deal » stipule que les dossiers des grévistes seront traités au cas par cas dans un « cadre de référence élargi et favorable », mais toujours flou car aucune garantie au sens juridique du terme n’y est donnée. Les termes de l’accord témoignent du déséquilibre entre les forces politiques en présence. En dépit d’une forte mobilisation, le gouvernement a gardé la main haute sur la procédure de régularisation, en entérinant sa dimension individuelle et administrative (à rebours de la démarche politique et collective réclamée par l’USPR). Cela s’explique, en partie du moins, par la dynamique propre à la grève de la faim. Effrayés par la dégradation physique des grévistes, leurs soutiens étaient tout aussi enclins que le gouvernement à trouver des modalités de sortie de crise – quitte à faire de lourdes concessions. Depuis lors, les désormais ex-grévistes de la faim sont entièrement absorbés par la préparation de leurs dossiers administratifs, en collaboration avec leurs avocats. Et même si le secrétaire d’État a assuré que les demandes ne se heurteront pas aux obstacles procéduraux et feront l’objet d’un examen particulièrement clément, force est de constater que ces obstacles procéduraux ne cessent de resurgir4 et rien ne permet à ce stade de dire combien d’entre eux obtiendront in fine la possibilité de séjourner légalement en Belgique.
« Les sans-papiers lives matter5 »…
à condition de se mettre en danger de mort
On pourrait s’étonner que la question des sans-papiers prenne une telle ampleur dans une société qui semblait devenir complètement indifférente à leur condition. « Les sans-papiers meurent tous les jours », nous disaient les grévistes, en pointant du doigt l’hypocrisie des politiques qui prétendent faire tout pour « éviter le scénario du pire ». Ni les morts en Méditerranée, ni celles sur les chantiers clandestins ne font la une des journaux ou n’occasionnent des crises gouvernementales. La grève de la faim a révélé que, paradoxalement, la vie des sans-papiers n’a de valeur socialement reconnue qu’à la condition de se mettre elle-même en danger de mort. En faisant de la question de la mort et de la (sur)vie son enjeu central, la grève de la faim brouille les frontières entre politique et biopolitique. Quand les grévistes affirment préférer mourir que vivre dans les conditions qui leur sont imposées, ils ne se contentent pas de dénoncer leur condition sociale. Ils posent un autre geste politique fort : ils remettent en cause la souveraineté politique des gouvernants, leur pouvoir sur les conditions de vie et de mort des sans-papiers. L’anthropologie politique dans laquelle s’inscrit la grève de la faim « touche à la fois à la question du monopole de la violence légitime et aux dimensions symboliques de la violence physique6 » et est imprégnée en ce sens de la nécropolitique qui, selon les mots d’Achille Mbembé « brouille les frontières entre résistance et suicide, sacrifice et rédemption, martyr et liberté7 ».
De la faveur au droit
Les ex-grévistes, comme les milliers d’autres sans-papiers, sont placés aujourd’hui devant deux défis : celui de la (re)mobilisation après la grève de la faim et celui de la généralisation de ses acquis (aussi modestes soient-ils). Bien que les occupations de l’USPR perdurent encore sur plusieurs sites, elles ne bénéficient plus ni de la même couverture médiatique, ni de la même attention politique.
Le sort réservé à l’initiative que fut la « zone neutre » illustre la complexité de la tâche de démocratisation des résultats de la grève. Cette zone neutre fut initialement conçue par le Secrétaire d’État comme un guichet administratif, auprès duquel les grévistes devaient pouvoir « s’informer sur les procédures légales existantes ». L’annonce de ce dispositif, au stade critique de la grève, fut interprétée par les grévistes comme une injure. Il n’y a rien de « neutre » ni dans la politique de migration étatique, ni dans le droit des étrangers, qui est son instrument principal. Et les procédures qu’il s’agissait ainsi de leur rendre accessibles sont celles dont les prétendus bénéficiaires ont déjà été déboutés à plusieurs reprises. Plutôt que de faire preuve d’une inventivité nécessaire sur le terrain de l’accès au droit, les autorités ont cru pouvoir se contenter de répondre par un dispositif managérial de communication – un simulacre de droit.
Les grévistes ont logiquement saboté la solution et refusé de mettre les pieds dans cette « zone neutre » qui est devenue la cible de manifestations de centaines de sans-papiers, certains attirés par les fausses rumeurs de régularisation collective, d’autres réclamants un traitement d’égalité avec les grévistes, ou encore se saisissant de l’occasion pour dénoncer publiquement l’injustice de leurs situations personnelles. Le Secrétaire d’État a alors été contraint d’ordonner la fermeture de la « zone neutre » quelques jours après en avoir demandé l’ouverture. Aujourd’hui, c’est un nouvel espace occupé par des sans-papiers à Bruxelles qui porte ironiquement le nom de « zone neutre ». Alors que les autorités cherchaient à tout prix à individualiser les régularisations pour enrayer une multiplication des occupations collectives, les sans-papiers se sont réappropriés avec humour l’appellation pour dénoncer l’hypocrisie des gouvernants et mettre en évidence la dimension collective de leur démarche de revendication de droit. Ni simples corps souffrants, ni dossiers administratifs isolés, ni foule à manager, ils se manifestaient alors comme question brûlante adressée à la structure de nos règles de droit. Si la grève est aujourd’hui terminée, cette interrogation demeure.
Post scriptum : Trois mois plus tard, les premières décisions individuelles de l’Office des Étrangers tombent, au plus loin de toute forme de négociation de l’accès aux droits et en violation des engagements du Secrétaire d’État. Voici les arguments auxquels se heurte encore et toujours un ex-gréviste résident de longue durée :
« le fait de s’intégrer dans un pays où l’on se trouve est une attitude normale de toute personne qui souhaite rendre son séjour plus agréable. Il n’y a pas de lien spécifique entre ces éléments et la Belgique qui justifierait une régularisation de son séjour. Les relations sociales et les autres éléments d’intégration ont été établis dans une situation irrégulière, après l’expiration du visa touristique avec lequel il a déclaré être arrivé, de sorte que l’intéressé ne pouvait ignorer la précarité qui en découlait. […] Le Conseil du Contentieux estime que l’Office des Étrangers n’a aucune obligation de respecter le choix d’un étranger de s’établir en Belgique, l’écoulement du temps et l’établissement des liens sociaux d’ordre général ne peuvent fonder un droit de celui-ci à obtenir l’autorisation de séjourner en Belgique […] Il n’est donc demandé au requérant que de se soumettre à la Loi, comme tout un chacun. »
1 Johanna Siméant, « La violence d’un répertoire : les sans-papiers en grève de la faim », Cultures & Conflits, 15 mai 1993, no 09 10, p. 1.
2 « [C]onstitué par la loi en corps uniquement – et corps qu’il s’agit de détecter puisqu’il ne fait pas partie de l’ordre national –, le débouté, le clandestin gréviste fait de son statut de corps biologique une ressource : en devenant un corps publiquement souffrant – mais de son fait. » Ibid., p. 10.
3 Comme le démontrent les enquêtes de Johanna Siméant, ce changement de revendication semble suivre une logique propre aux grèves de la faim des sans-papiers. Voir : Siméant Johanna, Les sans-papiers et la grève de la faim, www.multitudes.net/les-sans-papiers-et-la-greve-de-la/, Multitudes, 1 novembre 2004, (consulté le 10 septembre 2021).
4 Prenons, à titre d’exemple, des enquêtes de résidence qui, en plus de conditionner l’accès aux procédures à la possession de domicile et donc à la condition sociale, cassent la dynamique d’occupation collective de bâtiment public qui porte le mouvement.
5 Le slogan figurant sur une banderole affichée à l’Église du Béguinage.
6 J. Siméant, « La violence d’un répertoire », art. cit., p. 8.
7 Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, 2006, no 21, no 1, p. 59.
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