95. Multitudes 95. Eté 2024
Mineure 95. L’Europe fédérale, c’est maintenant !

Refaire de la construction européenne une épopée

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Le chemin accompli par la construction européenne depuis son coup d’envoi en 1950 a été considérable. Il s’agit aujourd’hui de remédier à la crise généralisée des relations héritées des siècles passés et de donner une consistance à notre communauté de destin. Nous allons le voir en six propositions.

1. Renforcer la gouvernance européenne à multi-niveaux

Aucun problème majeur des sociétés ne peut être traité à un seul niveau de gouvernance. Seule la coopération entre les différents niveaux permet d’apporter des réponses satisfaisantes à des problèmes complexes. Le principe de subsidiarité active vise à combiner au mieux unité de lensemble et diversité des contextes, direction commune et capacité d’action locale.

En 1954, le rejet par l’Assemblée nationale française de la Communauté européenne de défense a sonné le glas d’une construction de l’Union Européenne par l’intégration politique et obligé à mener sa construction par l’unification économique. La création d’un marché unique implique le respect par tous les producteurs de normes uniformes. L’idée d’Europe a donc été associée à celle de multiplication des normes.

Mais n’en subsiste pas moins une formidable richesse interculturelle de l’Union, servie par le principe de coopération ouverte. L’élaboration des politiques publiques par la Commission, devrait, selon ses propres termes, partir des expériences de terrain, en dégager des principes directeurs et inviter les États-membres et leurs territoires à les traduire concrètement au mieux du contexte local, puis procéder à une évaluation collective des résultats, conformément aux principes de la gouvernance à multi-niveaux. Mais on n’en est encore loin.

L’habitude qui fait découler l’organisation administrative de la Commission du nombre d’États-membres, chacun ayant son Commissaire, n’est nullement imposée par les traités. La représentation des différents intérêts nationaux n’est-elle pas suffisamment assurée par le fonctionnement du Conseil européen et par les règles d’unanimité ou de majorité qualifiée ?

2. Valoriser les territoires comme acteurs majeurs de la transition écologique

Deux acteurs s’imposent, en plus des États et des grandes entreprises, pour organiser les relations sociales : les territoires locaux et les filières mondiales de production. Jusqu’ici les fonds européens ont été orientés en direction des régions « en retard de développement ». Plusieurs directions générales de la Commission ont pris l’initiative de programmes ciblant particulièrement les territoires, mais sans coordination et sans synergie. Les réseaux de villes et de collectivités se sont multipliés en parallèles. Aucun n’a le mandat de mettre en forme l’expérience de ses membres en matière de stratégie de transition et encore moins de partager les leçons de ces expériences avec l’ensemble des acteurs européens. Un tel mandat devrait être impératif à l’avenir, en contrepartie de tout financement europén.

3. Développer la démocratie et renforcer le sentiment européen

Il existe peu de débats citoyens transeuropéens sur des questions d’intérêt commun. Pourtant, la multiplicité des langues n’est pas insurmontable avec les ressources actuelles de la traduction automatique. La Commission a multiplié les réunions tenues dans différentes régions et villes d’Europe. Mais ce n’est pas le rôle des fonctionnaires européens d’aller vendre l’Europe au fin fond des campagnes !

Un marché unique, des institutions communes, le titre de citoyen européen, n’ont pas suffi pour créer un sentiment européen. La construction européenne s’est faite en ménageant les appartenances existantes. Il est temps de se souvenir que le premier rôle de la gouvernance n’est pas de gérer des communautés instituées mais d’instituer des communautés. Et c’est bien l’enjeu aujourd’hui pour l’Europe.

Faire de l’Union Européenne un espace démocratique, c’est créer, à propos de tous les défis importants de l’Europe, un dialogue transeuropéen bénéficiant d’un fort appui des institutions et du budget européen. Ce dialogue doit être organisé à la fois au niveau européen et à celui des régions, être alimenté par une information très solide rendue publique pour tous de façon multilingue. La prise en compte de la diversité des points de vue, le recueil et le partage des expériences les plus significatives, l’effort pour passer de la connaissance aux propositions, alimenteront la réflexion indispensable pour mener les transformations conceptuelles et institutionnelles nécessaires et établir en commun lagenda des choses à faire absolument ensemble.

4. Adopter une charte européenne des responsabilités environnementales et sociales

L’Europe pourrait faire un pas de géant dans la construction d’une communauté en adoptant une Convention européenne des responsabilités humaines, complément indispensable de la Convention européenne des droits humains pour fonder l’équilibre entre droits et responsabilités.

La notion de responsabilité connaît actuellement une métamorphose. La responsabilité n’est plus subjective, limitée, personnelle, issue du passé, à l’égard des seuls humains, ne nécessitant qu’une obligation de moyens. Elle est devenue objective, illimitée dans le temps et l’espace, collective, tournée vers l’avenir, à l’égard de la biosphère, soumise à une obligation de résultats. C’est ce que doit acter une Convention européenne des responsabilités fondant le contrat social. Car s’il est une valeur qui unit l’Europe, c’est celle du contrat social, des responsabilités réciproques, et non l’idéologie du libre marché ou celle d’une croissance indéfinie qui serait la garantie du bonheur et de la cohésion sociale.

5. Renouveler la pensée économique et réorienter le « nouveau pacte vert »

L’Union Européenne limite ses efforts climatiques aux émissions des gaz à effet de serre sur le territoire européen. Or sa véritable responsabilité concerne les émissions résultant du mode de vie de la société, où que ces émissions se produisent, ce qu’on appelle son empreinte écologique. De plus, les deux seuls moyens envisagés pour respecter nos engagements actuels sont la taxation de l’énergie fossile ou des quotas d’émission des entreprises et la multiplication des normes et des obligations. Dix-sept paquets législatifs sont nécessaires pour atteindre les objectifs que s’est fixée l’Europe avec le nouveau pacte vert. Chacun se prête à l’action des lobbies rendant l’objectif hors d’atteinte. Il est temps de réagir.

Différentes conventions citoyennes ont déjà été organisées à l’échelle nationale pour réfléchir à des mesures sectorielles, dans les champs de l’habitat, de la mobilité, de l’alimentation, et ont multiplié les propositions d’obligation ou d’interdiction. Il faudrait plutôt des états généraux du climat, prenant en compte l’empreinte écologique totale de la société européenne, mobilisant tous les acteurs, recherchant la justice sociale et la moindre contrainte pour les pouvoirs publics et les citoyens. Le pacte vert tel qu’il est conçu aujourd’hui… ne satisfait à aucun de ces critères. La distribution annuelle de quotas d’émission égaux pour tous au sein de chaque État-membre satisfait ces critères. Elle implique une traçabilité des émissions tout au long des filières de production ; celle-ci s’imposera de toute manière.

6. Contribuer à l’invention d’une gouvernance mondiale efficace

Il est temps pour l’Union Européenne (et elle le fera de façon d’autant plus convaincante qu’elle aura organisé un processus instituant citoyen pour son propre compte), de soutenir des dialogues citoyens entre sociétés du monde, en commençant par une série de dialogues bilatéraux avec les sociétés d’autres régions du monde, sur une base strictement égalitaire.

Est-il plus fou d’imaginer la Chine, l’Europe, l’Inde et les États-Unis se mettre d’accord au nom de la survie de l’Humanité sur une Constitution mondiale que d’imaginer en 1950 l’Allemagne et la France, cinq ans après la fin d’une guerre fratricide, devenir la colonne vertébrale d’une Europe unie au nom de la paix ? Jamais les « réalistes » d’aujourd’hui n’ont été autant irréalistes en imaginant qu’un simple équilibre entre puissances nous sauvera de la catastrophe.