Entre 7,5 % et 13 % des espèces animales et végétales, en incluant les mollusques mais à l’exclusion des bactéries et des virus, auraient déjà disparu au cours des dix derniers siècles. Vivre au milieu de la sixième extinction de masse exige de nous d’apprendre à poser de nouvelles questions : nous ne pouvons pas nous contenter de chiffrer les pertes, d’estimer les dates où l’on ne pourra plus renverser la machine, où l’irrémédiable se sera produit. Nous avons besoin, aussi, d’apprendre à sentir-penser autrement, à questionner nos manières de représenter le monde vivant, aussi bien dans les sciences et les arts, que dans les théories économiques et les discours politiques.
Les modes de représentation du vivant sont traversés par de nombreux a priori (la primauté de l’individu, la compétition comme mode d’existence par défaut, la survie égoïste comme moteur de l’évolution) qui informent et empruntent à l’histoire moderne/coloniale du capitalisme extractiviste. Féministe, militant·e écologiste, photographe et chercheureuse en arts et en philosophie, je me demande : quel rôle mes savoirs situés peuvent-ils jouer dans la manière dont les représentations des vivant·es et de leurs sensorialités sont prisonnières des sciences technopatriarcales ? Dans ce texte, j’explore certains des liens entre biologie, politique et représentation. Je m’appuie pour cela sur l’analyse sémiotique et sensible de techniques de représentations à la frontière entre art et science, à la suite de quoi j’examine des propositions artistiques qui, en s’appuyant sur la notion de symbiose, tentent de remettre en cause la pensée d’un vivant fait d’entités discrètes en concurrence les unes avec les autres pour leur survie, la reproduction et l’évolution – des modes de représentation qui sont tributaires des travaux de la biologiste dissidente Lynn Margulis et qui gagnent à être mis en dialogue avec elle. S’appuyer ainsi sur les représentations artistiques, c’est affirmer que les arts sont à la fois un reflet des concepts bio-politiques et en capacité d’œuvrer à leur transformation.
La question de l’intégration des artistes dans les processus d’élaboration scientifique prend place dans le cadre d’une réflexion sur ce que signifie « faire » de la science, et en particulier de la recherche empirique et sur quels types de connaissances et de méthodologies nous souhaitons appuyer nos manières de vivre et de voir. Les œuvres et expériences que je choisis de rapporter ici questionnent les limites de ce qui peut être considéré comme scientifique. Qui est en droit de faire de la science, dans quels lieux et pour servir quels intérêts ? Qui décide de ce qui est scientifique ou non, légitime en tant que connaissance ou non ?
Symbioses sous microscope ou la passion des contours bien définis
Sans prétendre faire ici l’historique de la représentation scientifique, je prendrai pour point de départ les quelques tentatives de représentation de symbioses faites dans le cadre de la recherche scientifique que j’ai pu croiser lors de mes recherches, notamment à l’Observatoire océanologique de Villefranche sur mer.
Le microscope (inventé au XVIIe siècle) joue, encore aujourd’hui, un rôle clef dans la représentation du vivant. Il permet d’observer des organismes invisibles à l’œil et autorise à considérer les cellules comme une base de la recherche en biologie. L’observation microscopique a ainsi permis de valider par l’observation certains phénomènes de co-existence que l’on considérait jusqu’alors comme du parasitisme et dont on pouvait faire l’observation directe à travers les champignons et le lichen observables à l’œil nu.
Au milieu du XIXe siècle, le biologiste et dessinateur Ernst Haeckel (auquel on doit le mot et le concept d’écologie, conçue comme l’étude des interdépendances et des milieux de vie) dessine à partir de vues microscopiques une multitude d’organismes vivants dont plus de quatre mille sont alors inconnus, mêlant science et art dans une grande entreprise taxonomique. Parmi les centaines de planches de son livre Formes artistiques de la nature (1899), une série d’acanthaires, unicellulaires faisant partie de la famille des actinopodes qui entretiennent une relation symbiotique avec les algues photosynthétiques en leur sein, on trouve Lithoptera dodecaptera (fig. 1), un plancton dont le squelette en forme d’étoile est fait de sulfate de strontium et qui accueille à l’intérieur de son cytoplasme des zooxanthelles.
(fig. 1) Ernst Haeckel, Lithoptera dodecaptera, milieu du XIXe siècle
Le dessin d’Haeckel rend assez bien compte de la vie symbiotique de Lithoptera dodecaptera. Le squelette est dessiné en trait noir sur fond blanc, ce qui rend perceptible la transparence, tandis que les micro-algues sont colorées en jaunes. Il apparaît, même au néophyte en biologie, que l’on a là à faire à la co-existence, en un même espace défini par le trait noir, de deux formes de présences, caractérisées par des densités et couleurs différentes. Au delà de faire de très jolis posters encadrés dans les appartements, la prouesse des illustrations parfaitement géométriques et vivement colorées d’Haeckel est de réussir, au-delà de la transcription anatomique, à mettre en avant certains mécanismes biologiques. Le choix du dessin, qu’Haeckel justifie par rapport à l’utilisation de la photographie, pour sa capacité à souligner l’essentiel tout en délaissant le superflu a ses avantages comme ses inconvénients : il efface notamment le milieu de vie (alors même que c’est l’objet de la science qu’entend développer Haeckel) et rend presque absente la réalité de la vie sous-marine.
Le travail de Christian Sardet, photographe et biologiste (il est directeur de recherche à l’Institut de la Mer de Villefranche et cofondateur de l’expédition Tara Océan) peut être inscrit dans la continuité de ces images de Haeckel. Sur la goélette Tara et en collaboration avec son fils Noé, Sardet photographie une impressionnante collection de planctons, sur fond noir et aux couleurs vives et variées. L’utilisation du microscope électronique associé à un important travail de retouche numérique permet de rendre compte en détail et avec précision de l’anatomie des entités microscopiques, mais aussi de certains de leurs comportements symbiotiques.
Dans l’œuvre photographique de Sardet, on retrouve Lithoptera dodecaptera : sa transparence n’est plus seulement suggérée par le dessin, mais littéralement là, devant nous, tout en rendant parfaitement identifiable les amas de zooxanthelles. Est-ce à dire que l’on voit alors Lithoptera comme si on læ rencontrait sous l’eau ? Non, et c’est la principale critique que l’on peut faire de ce travail par ailleurs important pour la connaissance des planctons. Lithoptera comme tous les autres planctons, ne se meut pas, solitaire et parfaitement éclairé·e, dans de pures abysses.
À rebours de cette réalité symbiotique, Christian Sardet livre une proposition esthétisée d’individus discrets ce qui, bien que certainement utile pour faire découvrir des individu·es trop longtemps resté·es impensé·es, reproduit également, et de bien des façons, les contre-vérités d’une pensée scientifique dominante. La réalité sous-marine est bien plus entremêlée et trouble, les corps se mêlant les uns aux autres comme aux algues et aux différents débris organiques ou anorganiques, constituant la soupe océanique où l’indifférencié, les enchevêtrements et les co-existences ont bien plus de réalité que la discrétion de héros mis en avant par le jeu des auteurs.
Si finalement la photographie au microscope a permis une plus grande précision des représentations et une présence indicielle que n’a pas le dessin, ils restent tous deux des outils au service d’un cadre de pensée normatif. Il y a certainement un intérêt à ces représentations en ceci qu’elles mettent en avant, malgré les écueils, des individu·es dont l’étrangéité radicale les cantonnent dans nos imaginaires à des formes de vies moins valables que celles des mammifères. Elles participent de ce fait à la reconfiguration du sensible dont parle Rancière et qui consiste à « interrompre la distribution du sensible en la complétant par ceux qui ne font pas partie des coordonnées perceptives de la communauté, modifiant ainsi le champ des possibilités esthético-politique1 ». Le problème, c’est que ces images se contentent d’inclure les créatures marines symbiotiques dans la représentation dominante de ce qu’est un vivant (c’est-à-dire : un être individué, séparable des autres), échouant à remettre en cause le cadre de pensée scientifique dans lequel elles ont émergé.
L’épistémologue féministe Staicy Alaimo, qui a notamment étudié les représentations des méduses2, insiste sur la difficulté de la représentation de ce qui n’a pas de contours clairement définis. Elle parle de la violence de certaines représentations qui, succombant à la fascination esthétisante, font des méduses des êtres féériques aux tentacules élégamment symétriques et pleines de consistance : comme si, à nouveau, pour « compter » à nos yeux, les méduses devaient être « comme nous ». Alaimo montre comment la biologie et ses domaines de recherche sont organisés autours de l’étude d’entités vivantes, privilégiant la notion d’individu indépendant et restant relativement aveugle aux entremêlements, transformations, existence moins individuelle et finie. Citant l’article classique des biologistes et politologues Scott Gilbert, Jan Sapp et Alfred Tauber, elle fait aussi le lien entre l’apparition, au début de la période moderne, de la notion d’agent individuel autonome en science, et celle du citoyen indépendant 3.
Nous sommes toustes habité·es par une multitude d’existences bactériologiques qui nous constituent et qui ne sont pas autre chose que ce que nous appelons « nous ». Si les représentations de notre multitude peinent à trouver une place dans nos imaginaires, c’est que la science, tout en s’intéressant aux virus, bactéries, champignons, laisse de côté les co-créations que nos co-existences ne cessent de constituer. Et si nos esprits cartésiens ne perçoivent que ce que nos outils technologiques nous permettent d’observer, on peut aussi voir que nous ne cherchons à observer et à représenter que ce qui correspond à la norme érigée en connaissance par la science : des entités discrètes en compétition pour leur survie et l’évolution.
Dans ce contexte, quelles seraient les représentations s’appuyant sur toutes les implications de la pensée de Lynn Margulis et du concept de symbiose comme mode d’être et d’évolution du vivant ? Même en faisant nôtre la pensée que nous sommes tou·tes des holobiontes et que nos corps sont déjà des organismes infectés par d’innombrables agents, remettant en question à la fois la normativité du corps sain et les justifications bio-étatiques de stigmatisation des corps et des pratiques dissidentes, comment la représentation peut-elle dire quelque chose qui nous est invisible ?
Transpatialité et transtemporalité. Ou comment la vie symbiotique conteste la chrono-logique de la représentation
« La représentation est-elle toujours coloniale ? Notre arrogance à vouloir représenter les vivants non-humains, les invisibles, et à vouloir rendre compte de leur existence, de leurs liens, de nos liens, n’est-ce pas faire preuve de la même arrogance ? Et pourtant, comment ne pas chercher à le faire et laisser les conceptions capitalo-patriarcales des théories neo-darwiennes de l’évolution fonder nos imaginaires et nos politiques 4. »
Il faudrait commencer par rappeler que si la vue est considérée aujourd’hui en Occident comme le sens qui fournit aux humain·es la majorité des informations sensorielles utilisées dans les interactions avec leur environnement, l’expérience visuelle fait intervenir des mécanisme cognitifs comme l’attention, la mémoire ou la prise de décision, qui sont communs, au moins en partie, à toutes les expériences sensorielles. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’expérience purement « visuelle » mais que toute expérience impliquant la vision est avant tout une expérience sensorielle et cognitive mettant en jeu l’individu·e dans son intégralité.
Ce n’est pas parce que certaines vies nous sont invisibles que nous ne les percevons pas et même que nous n’en avons pas de représentation mentale. Lorsque l’équilibre bactériologique au sein de mon système digestif se détraque, je ressens physiquement l’agitation des formes de vies à l’intérieur de moi, j’en constate une certaine représentation lorsque je me rends aux toilettes mais ce n’est pas la seule et les bribes et traces des êtres en moi ne sont pas totalement en dehors du champ de la perception et de la représentation. Certains remèdes ancestraux, comme l’ingestion des selles des enfants malades en cas d’épidémie de diarrhée, donnent aussi matière à penser qu’en l’absence de technologie permettant la vision du déséquilibre bactériologique, les humain·es restent tout à fait capables de se représenter quelque chose de ces entremêlements. L’attention portée à la multiplicité des perceptions et aux diverses formes de représentations des entités avec lesquelles nous coexistons a conduit des artistes à tenter de donner une forme visuelle aux vécus symbiotiques.
On trouve chez Lynn Margulis un intérêt discret mais récurrent pour la représentation et en plus des traditionnelles images issues du microscope qui sont d’usage dans les recherches en biologie, ses écrits s’entourent et s’appuient sur des tentatives de représentations visuelles donnant une place à cette perception globale. Un dessin, « Termite hingut surface cells » (fig. 2), de Christie
Lyons, illustratrice spécialisée dans la biologie, revient dans plusieurs écrits5 de Lynn Margulis pour illustrer les assemblages et interactions de la communauté microbienne de l’intestin d’une termite. Bien qu’elle réponde aux standards du dessin scientifique, la particularité de cette image est de présenter à la fois différentes temporalités et différentes échelles d’observation. Plusieurs interactions entre microbes sont représentées (ingestion, intrusion, éclosion) à différents stades, laissant apparaître malgré le caractère fixe du dessin à la fois un continuum de temporalité et l’intégralité des cycles de vie de cette communauté microbienne spécifique. On voit certains microbes à différentes échelles, à la fois dans leur interactions extérieures (les formes oblongues dans le dernier tiers de l’image) et dans leurs complexités internes (les mêmes formes oblongues, plus grandes et cernées de filaments, au sein desquelles sont représentées d’autres détails structurels). Ces deux échelles de représentation, issue de l’observation à l’aide de deux technologies différentes, le microscope optique et le microscope électronique à transmission, donnent à voir une complexité à la fois structurelle et interactionnelle.
(fig. 2) Christie Lyons, Termite Hingut surface cells
Sous le trait de Christie Lyons, les microbes, même s’ils sont inanimés, ont l’air plus vivants et complexes que dans toute autre représentation, notamment photo ou vidéo microscopique. En effet si le microscope optique permet d’observer les microbes en interactions, il ne permet pas d’en voir l’intérieur, tandis que le microscope électronique à transmission nécessite une préparation des échantillons qui implique de fixer les individu·es observé·es.
Shoshanah Dubiner, dont la peinture Endosymbiosis : Hommage to Lynn Margulis (fig. 3) a été reprise pour illustrer la couverture de l’édition française de Microcosmos (2022) a elle aussi cherché à représenter la richesse des interactions symbiotiques dont parle Lynn Margulis. N’ayant pas de formation en biologie contrairement à Christie Lyons, Dubiner illustre ce qu’elle comprend de ses lectures de Lynn Margulis sans prétendre à une quelconque précision scientifique. C’est en tirant les fils de la théorie endosymbiotique qu’elle essaie, en traits et en couleurs, de donner à voir et à ressentir. On y voit ce qui ressemble à des bactéries, mais aussi peut-être des bouts d’organes, des flagelles, des protistes, qui se superposent et s’entremêlent. Le dessin montre des interactions spécifiques, comme l’ingestion/intrusion, mais aussi, grâce à la superposition, une forme d’interaction globale non spécifique : le fait que la vie bactérienne est un fourmillement rapide et continu, dont nous n’arrivons à percevoir qu’une partie, au fur et à mesure de la découverte d’interactions spécifiques. Plus encore que le trait, c’est l’utilisation de la couleur, jamais pure, toujours en transparence et en superposition, qui saute aux yeux. Endosymbiosis : Hommage to Lynn Margulis est aussi et surtout un hommage à la beauté microbienne, à la soupe originelle et à « l’intimité des étrangères », pour traduire les mots de Lynn Margulis.
(fig. 3) Shashana Dubiner, Endosymbiosis :
Hommage to Lynn Margulis, 2012
Des images de la symbiose qui ne nous laissent pas indemnes
« Je » est un « nous », et ce nous est l’ensemble des bactéries, virus, animaux, végétaux qui me constituent plus ou moins temporairement, dans la cavité de mon ventre, sur mes cheveux, dans les fluides de ce que j’appelle « mon » corps. En tant qu’holobionte, agrégat temporaire de diverses entités symbiotiques, je me dois de me rendre sensible aux infinies interactions qui me constituent. Je ne peux taire en moi celleux qui me constituent et c’est peut-être dans cette présence à ce « nous » que je peux fonder mon éthique de la représentation.
Le terme « représenter » évoque au moins deux pratiques distinctes et que je lierai, celle dont il a été question jusqu’ici, le fait de rendre présent aux sens, et notamment à la vue, et le fait de parler ou d’agir au nom de quelqu’un·es autres6. Dans un article mêlant ontologie et études décoloniales et féministes, la chercheuse aqua-féministe Astrida Neimanis7 cherche, entre écueils du représentationnalisme et nécessité éthique de représenter, une voie pour formuler les conditions de possibilités d’une représentation du vivant non-humain, notamment à travers les ontologies plates et plus particulièrement le réalisme agentiel de Karen Barad 8 qui insiste sur le fait que l’ontologie doit garder une attention constante à l’éthique qu’elle soutient.
« Parler pour » et « rendre présent au sens » soulèvent les mêmes questionnements ontologiques – y a-t-il une différence ontologique (et éventuellement hiérarchique) entre la représentation et ce qui est représenté – et éthiques (comment représenter sans tomber dans des schémas de domination issus du colonialisme) ? La représentation de la symbiose par les artistes, en ce qu’elle tente de donner à voir/sentir à la fois des individu·es et des interactions largement étrangères, méconnues et invisibles, ne peut pas échapper à une réflexion sur l’éthique de la pratique, et ce même s’il existe encore des individu·es pour penser que l’art ne doit rien avoir à faire avec la politique.
De nombreuses œuvres citent aujourd’hui la symbiose comme inspiration, et le dialogue avec les non-humains comme pratique artistique, sans toujours chercher à expliciter la fragilité de ce lien. Je choisis ici, plutôt que d’en faire une critique détaillée de me concentrer sur quelques propositions artistiques qui me semblent, de manière joyeusement expérientielle, trouver des voies pour donner à percevoir quelque chose de cette symbiose.
Le duo d’artistes bio-hacktivistes Quimera Rosa fonde sa pratique, née dans le mouvement post-porn et les pratiques BDSM, sur l’auto-expérimention et les hybridations homme-machine-plante. Le projet Trans*Plant, débuté en 2016, cherche à imaginer et expérimenter des transitions human-to-plant, sous différents formats : productions graphiques et textuelles, images, performances et workshops. Un des membres du duo, K, s’injecte régulièrement par intraveineuse de la chlorophylle, démarche qui s’inscrit dans une expérimentation biomédicale do-it-yourself sur le virus du papillome humain responsable de nombreuses infections sexuellement transmissibles. Cet acte, parfois solitaire mais qui donne aussi lieu à des performances en public, permet de lae rendre visible comme en transition, entre l’humain et la plante, mais aussi de lae positionner par rapport aux critères de la reconnaissance visuelle, sur lesquels s’appuie le pouvoir et la norme de certain·es contre d’autres. Le duo d’artistes soulignent le fait que leur pratique de la transition est également à la fois un questionnement et une réponse à la normalisation induite par la pharma-industrie. Les molécules de chlorophylle sont aussi dures à obtenir que la testostérone ou les œstrogènes, que certains bio-trans-hacktivistes fabriquent elleux-mêmes.
« Pour pouvoir penser une écologie non anthropocentrique, nous devons passer d’identités basées sur des essences à des identités basées sur des relations. Un processus de transition entre l’homme et la plante qui inclut un protocole de chlorophylle par voie intraveineuse ouvre la discussion sur le système d’identité en jeu à travers les fantasmes, les peurs et les jugements qu’il génère. » (Manifeste de Trans*Plant)
Une autre pratique artistique, celle de Spela Petric, associe biomedia et performance pour rendre compte des relations dans et entre les corps, et de ce qu’elles révèlent des mécanismes qui sous-tendent nos sociétés bio-technologiques et normatives tout en proposant des alternatives ou voies d’échappatoire possibles et souhaitables. Reprenant la théorie de la fiction-panier de l’autrice de science fiction Ursula K. Le Guin, S. Petric pense les corps comme des contenants pour des choses qui s’entrelacent entre elles et avec nous9. L’artiste crée des entités plantes-humains, en prélevant un peu de tissu embryonnaire sur du cresson qu’elle laisse se transformer, à l’aide de la science et de son soin quotidien, les alimentant des stéroïdes extraits de son urine, en plusieurs embryons végétaux qu’elle appelle affectueusement les « monstres ».
« Ces petits monstres, nés d’un amour impossible, d’un travail intense et d’un désir ardent de parentalité végétale, émergent à une époque de crise environnementale, politique et sociale en tant qu’êtres de perméabilité, annonciateurs d’une intra-action affective et agentielle. Faire des liens de parenté avec les plantes, prendre soin de nous, monstres pleins d’espoir. »
Même la génétique n’est sûrement pas impénétrable aux organismes avec lesquels nous vivons, microbes, bactéries, virus, mais aussi les autres, espèces compagnes ou autres humain·es.
Des resources contre l’individualisme
J’ai essayé de tirer ici quelques fils de la pelote que nous offre Lynn Margulis avec ses théories de l’endosymbiose et de la symbiogénèse, en mettant en perspective ce que peuvent nous dire les productions sémiotiques visuelles d’une réflexion sur la non-unicité de l’individu·e. Les conséquences bio-politiques des théories de L. Margulis, qui sous-tendent le travail de certain·es artistes, peuvent et doivent nous aider à vivre dans le monde aujourd’hui, en donnant vie à de nouveaux concepts en forme de contre-hégémonie culturelle. Autant d’instruments, aussi minimaux soient-ils, qui permettent de lutter contre l’impérialisme de la pensée néo-darwinienne, qui nourrit et est défendue par le capitalisme mondial comme les néo-colonialismes qu’elle contribue à autoriser.
1J. Rancière, 2000, Le partage du sensible. Esthétique et politique. La Fabrique éditions. Voir également la pensée qu’élabore Yves Citton à partir et avec Jacques Rancière dans « Political agency and the Ambivalence of the Sensible », dans l’ouvrage collectif Jacques Rancière : History, Politics, Aesthetics (Duke university Press, 2009).
2Alaimo, Stacy. « Jellyfish science, jellyfish aesthetics: Posthuman reconfigurations of the sensible » dans Cecilia Chen, Janine MacLeod and Astrida Neimanis (eds.), Thinking with water, McGill-Queen’s University Press, 2013.
3Gilbert, Scott F., Jan Sapp, and Alfred I. Tauber. « A symbiotic view of life: we have never been individuals », The Quarterly Review of Biology, vol. 87.4, 2012.
4Neimanis, Astrida. Bodies of Water: Posthuman Feminist Phenomenology. Bloomsbury Academic, 2017.
5L. Margulis, D, Sagan, Acquiring genomes, a theroy of the origins of species, Basic book, 2022 ; L. Margulis, D, Sagan, Garden of microbial delights, a practical guide to the subvisible world, 1988.
6Citons la référence en la matière, le texte de Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-ils parler ? (1985), classique des études décoloniales, mais aussi plus récemment Qui parle ? Pour les non-humains, de Kantuta Quiros et Aliocha Imhoff (2022).
7Neimanis, Astrida. « No representation without colonisation? (Or, nature represents itself) ». Somatechnics, vol. 5.2, 2015.
8Karen Barad, sur qui s’appuie la réflexion de Neimanis, propose le réalisme agentiel comme alternative au représentationnalisme. La positon matérialiste et posthumaniste de Barad soutient que toutes les entités sont en relation les unes avec les autres de manières non hiérarchiques mais que cette propositon ontologique ne doit pas dispenser, toutes les ontologies ayant des implications politiques, d’une considération éthique. cf. Karen Barad, Frankenstein, la grenouille et l’électron, traduit de l’anglais (États-Unis) par Luigi Balice et Christophe Degoutin, Paris, Asinamali, 2023.
9Ursula K. Le Guin, « Théorie de la fiction-panier », traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélien Gabriel Cohen, terrestres.org, 14 octobre 2018.