85. Multitudes 85. Hiver 2021
Majeure 85. Planétarités

Résister à l’amincissement du monde

et

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Nous voudrions reprendre à notre compte, et tenter de l’actualiser, l’intriguant diagnostic que faisait William James des modernes : ils se définiraient par leur peur d’être dupes. Qu’il s’agisse d’attachements irrationnels, d’intérêts subjectifs, de croyances infondées, de l’univers lui-même qui peut à chaque moment nous égarer, les modernes seraient ceux qui ne cesseraient de rompre avec ce qui, jugé trompeur ou séducteur, les expose à ce qui est, pour eux, synonyme de perdition.

Nous ne comprendrions rien à la sacralisation des méthodes de vérification, des bifurcations en tout genre (croyance et savoir, subjectif et objectif, réel et apparent, etc.), aux immenses processus de disqualification de savoirs, si nous ne gardions pas à l’esprit qu’il s’agit d’autant de conséquences des techniques que les modernes se sont données pour se protéger de la duperie. Ce serait la grande ritournelle de la pensée moderne avec ses drames et ses figures héroïques : « ne croyez rien, suspendez toujours votre jugement, plutôt que d’encourir le terrible risque de croire ce qui est faux, et cela pour avoir accordé votre assentiment à une évidence insuffisante1. »

Comment résister à la séduction des apparences, mais aussi à ceux, charlatans, imposteurs, qui jouent de cette séduction pour nous duper ? Comment éduquer un public qui ne cesserait de se laisser piéger ? Les modernes ont entretenu à cet égard un gout immodéré pour toute idée, théorie, méthode, qui viendrait confirmer que le propre de la vérité est de désenchanter et de blesser. Et ils ont fait des sciences un outil de démystification systématique, sourd à tout ce qui pourrait inspirer à ce public une quelconque confiance dans sa capacité à affirmer ses propres choix.

Cette peur d’être dupe sous-tend aujourd’hui à une certaine conception de la « planétarité », fondée sur le calcul (algorithmique) et la gestion (managériale) des dépendances qui surgissent de toutes parts à l’échelle de la Terre. Nous proposerons d’en chercher une alternative du côté d’une certaine culture de la confiance.

L’amincissement du monde

Ce qui nous parait si fondamental dans le diagnostic de James, c’est qu’il ne fait pas seulement de la « peur d’être dupe » l’élément central des rapports que les modernes entretiennent avec leur histoire (enfance qu’il s’agit d’amener à sa maturité), leurs milieux (la nature dont il faut continuellement se distancier) et leurs relations aux autres (ceux qui croient encore, là où nous savons), mais qu’il lui confère une puissance performatrice qui n’est pas seulement existentielle, mais ontologique. C’est ce qu’il exprime dans un passage d’Un univers pluraliste : les théories « peuvent influencer la manière dont l’univers prend possession de lui-même et se conduit ; il peut avoir confiance ou se méfier et selon le cas, mériter plus de confiance ou de méfiance. Qui se méfie de lui-même mérite qu’on s’en méfie2. » Ce ne serait donc pas seulement la manière méfiante dont les modernes s’adressent à leur monde qui leur fait voir le danger partout, car ce monde pourrait bien devenir effectivement redoutable en conséquence de la manière dont ils le traitent. Il y a donc derrière le pathos que relève James (« l’horreur d’être dupe », « encourir le terrible risque de tomber dans l’erreur », etc.) une véritable interrogation ontologique : quel univers se fabrique à travers et avec notre méfiance ?

Pour James, la réponse épistémologique et ontologique à cette interrogation peut se dire « amincissement ». Tout se passe comme si la densité des modes d’existence, la pluralité des relations que nous pouvons entretenir avec les êtres qui forment nos milieux et qu’ils entretiennent entre eux, l’hétérogénéité de nos savoirs, cette « surabondance du réel » étaient la cible d’un leitmotiv : une seule logique pour l’hétérogénéité des savoirs, un seul mode d’existence pour la pluralité des êtres, un seul cosmos pour la diversité des mondes. Bref, cette peur d’être dupe a pour effet de réduire les savoirs, les êtres et le monde à une seule et unique couche d’existence. Pour James, il y a des idées, des abstractions, des théories qui amincissent le monde et d’autres qui l’épaississent. S’il y a une épreuve que nous pouvons faire passer à nos idées, ce serait bien celle-là : a-t-elle été l’occasion d’un amincissement de nos conditions d’existence et de pensée, ou d’un épaississement ?

Prenons, à titre d’exemple d’abstraction amincissante, la question apparemment bien légitime : « de quoi ceci dépend-il ? » Se sentir dépendant, ou sentir que quelque chose dépend de vous, sont des expériences concrètes, pénibles ou transformatrices. Mais cette même question, posée par un scientifique, s’accompagne de la clause ceteris paribus (« tout le reste étant égal ») : tout ce qui pourrait compliquer la relation de dépendance doit pouvoir être mis entre parenthèses afin que cette relation puisse être définie. L’être interrogé doit pouvoir être abstrait de son monde. La notion de dépendance est donc une de ces notions abstraites, qui se présente comme évidente et allant de soi, mais dont le champ de pertinence réelle est extrêmement sélectif. Typiquement, c’est au laboratoire que l’on rencontre des phénomènes définis en termes de « variables indépendantes », c’est-à-dire susceptibles de varier indépendamment les unes des autres de telle sorte que chacune, les autres étant maintenues constantes, puisse expliquer à elle seule l’effet produit par sa variation. Mais cela n’a pas empêché la notion de dépendance de devenir une abstraction tout-terrain – abstraction qui revêt souvent aujourd’hui le costume de la « planétarité ».

Ainsi, dans bien des modèles relevant des sciences dites sociales et humaines, y compris lorsqu’elles sont systémiques, la clause ceteris paribus est admise comme ce sans quoi la science ne serait pas possible. Pouvoir faire science impliquerait dès lors une attitude de méfiance méthodologique envers tout ce qui pourrait épaissir la situation, par exemple la « terrible » possibilité que l’être interrogé ne soit pas indifférent à la question posée mais se définisse lui-même activement par rapport à elle. Ainsi ce qui était une abstraction spécialisée, hautement sélective, mais susceptible d’épaissir nos savoirs, finit comme une puissance d’amincissement et de disqualification, ne tournant plus que dans le cadre d’une « méfiance méthodologique », envers tous les attachements, intérêts, visées des acteurs interrogés. Ce que nous disons de la dépendance pourrait se dire de toutes ces abstractions (telles que la nature, l’objectivité, la neutralité) qui, détachées des lieux qui leur donnent leur consistance et leur nécessité, deviennent de véritables machines de disqualification des savoirs et des pratiques.

Anna Tsing a introduit la notion corrélative de scalabilité qui elle aussi rend cruciale l’indifférence d’un être à son monde. Comme elle l’écrit dans Le champignon de la fin du monde : « il faut entendre la scalabilité comme désignant la capacité d’un projet à changer d’échelle sans problème, c’est-à-dire sans que ne se modifie en aucune manière le cadre qui définit ce projet. Une entreprise scalable, par exemple, ne change pas son mode d’organisation quand elle s’agrandit3. » La scalabilité répond ici non pas à un impératif méthodologique, mais à un souci – rendre scalable ou maintenir la scalabilité, c’est assurer qu’un fonctionnement ne sera pas sensible aux circonstances ; ce qui demande un amincissement effectif, qui « élimine la diversité tapie entre les lignes, celle-là même qui pourrait bouleverser l’ordre des choses4. » Rendre scalable est, depuis les plantations dont Anna Tsing rappelle la cruelle invention, jusqu’à l’agriculture industrielle, le projet qui a permis la production d’êtres intrinsèquement dépendants : les plantes sélectionnées pour la monoculture, qui ne peuvent vivre sans intrants, engrais et pesticides, mais qui auront les mêmes caractéristiques, où qu’elles poussent. Mais c’est aussi l’idéal recherché désormais par toute production marchande. Ainsi, « en envisageant de plus en plus le monde selon l’optique de ces systèmes de plantation, les investisseurs ont inventé toutes sortes de nouvelles marchandises. Finalement, ils ont considéré que tout sur terre, voire même au-delà, pouvait être scalable et donc interchangeable en fonction de sa valeur marchande5. »

Pouvoir effectivement définir un être par des relations de dépendance amincies, reproductibles, a peu à voir avec une abstraction cognitive. Il ne s’agit pas seulement d’ignorer ses manières de participer à l’épaisseur du monde, mais de l’en dépouiller. La rationalité méfiante face à un monde rebelle, porté à tricher, à frauder, à décevoir ce qui est censé le définir se fait ici ontologiquement performative. Elle entreprend de dépouiller ce monde de ses dynamiques propres, et cela avec les conséquences que nous savons. Bien des discours sur « la planétarité » sont les complices de ce dépouillement. Nous avons désormais de très bonnes raisons de nous méfier de ce monde « rationalisé ». Ainsi, les monocultures sont fragiles, exposées aux épidémies ; et il en est de même de la production industrielle hors sol, délocalisée, dont nous avons découvert avec désarroi lors de la pandémie combien elle pouvait rendre vulnérable à de brutales pénuries.

La thèse selon laquelle les abstractions qui amincissent le monde contribuent à fabriquer un monde appauvri, mais aussi redoutable, trouve son écho direct dans ce que Félix Guattari a nommé en 1989 un triple désastre écologique. Reprenant en exergue de ses Trois Ecologies la célèbre formule de Bateson : « Il y a une écologie des mauvaises idées, comme il y a une écologie des mauvaises herbes », il a donné à la question écologique une puissance transversale qui vient à l’appui de la thèse ontologico-existentielle de William James. Car ce qu’il décrit, ce sont des écologies invasives, s’imposant et se diffusant grâce à la désertification des milieux ravagés dans lesquelles elles prolifèrent.

Dans Les Trois Ecologies, Guattari décrit un triple désastre qui peut être corrélé à ce que James nous a appris à nommer « politique de la méfiance », réduisant les environnements à une simple ressource, usant de catégories scalables qui rendent équivalentes ou insignifiantes les manières d’habiter, de s’attacher, de valoriser. Présenter ces désastres comme des ravages écologiques lui permet de caractériser comme inséparables la dévastation des écosystèmes par une logique extractiviste, le « laminage des subjectivités6 » par un enfermement dans les catégories de l’individu et de ses fonctions psychologisantes, et la destruction des rapports collectifs par une mise en concurrence généralisée à tous les niveaux des individus entre eux.

L’analyse de Guattari rompt donc de manière décisive avec une mise en cause du progrès se bornant à dénoncer les « nuisances » qu’il suscite : seule une régénération des milieux humains et non humains pourra conjurer ce qui menace la vie terrestre. Guattari a opposé aux catégories faisant prévaloir une mise à distance objectiviste, l’impératif de catégories esthético-existentielles7. Contre l’amincissement d’un monde soumis à la scalabilité, il en a appelé à une recomposition de nouveaux « territoires existentiels8 ». Car le triple registre où doit se dire le ravage écologique ne désigne jamais des individus, mais des modes d’agencement hétérogène qui font exister leurs composants dans des relations toujours singulières les uns avec les autres. Un territoire est intrinsèquement épais, car il ne résulte pas de rapports de dépendance aussi enchevêtrés soient-ils entre des êtres qui pourraient être définis indépendamment de lui.

La régénération de territoires existentiels demande donc un « faire confiance » au sens de William James. Il ne s’agit pas seulement de résister, de refuser de laisser réduire ce à quoi nous tenons, et qui nous tient, à un rapport illusoire dissimulant la triste vérité d’un univers où tout se vaut. Il faut aussi apprendre à entendre ce qui sollicite une prise d’existence, une création de manières nouvelles de faire importer. Et il faut, ce faisant, faire confiance au caractère catalytique d’un processus de reprise où chaque nouveau mode d’agencement rend audibles de nouvelles sollicitations, active l’insistance de nouveaux possibles : « La reconquête d’un degré d’autonomie créatrice dans un domaine particulier appelle d’autres reconquêtes. Ainsi toute une catalyse de la reprise de confiance de l’humanité en elle-même est-elle à forger, pas à pas, et quelquefois à partir des moyens les plus minuscules9 ». Aux risques d’amincissement impliqués par une planétarité analysée en termes d’échelle et des solutions régies par les exigences de la scalabilité, on peut opposer des dispositifs génératifs nourris de consentement et de confiance.

Consentir à l’épaisseur du monde

S’il est une science qui a prodigieusement contribué à amincir la vie, à la réduire à des histoires d’individus, c’est bien la biologie dominée par la vulgate néo-darwinienne. Selon cette dernière, le foisonnement des vivants est réductible à un seul principe : la compétition aveugle entre lignées spécifiques individuelles. Chaque organisme vivant serait ce qu’il est parce que sa lignée a survécu à la compétition. Cependant, à la suite des travaux pionniers de Lynn Margulis10, des biologistes affirment aujourd’hui que si la Terre est fertile, regorgeant de manières de vivre diversifiées, c’est à l’invention de relations d’interdépendance qu’elle le doit. De la moindre cellule de nos corps à l’enchevêtrement des écosystèmes que nous appelons nature, aucun vivant ne peut se voir attribuer ce qui le rend capable de vivre. Tous sont issus de, et participant à des écologies mutualistes. Un individu n’est ce qu’il est qu’avec d’autres, grâce à d’autres, mais aussi au risque d’autres.

Le biologiste Scott F. Gilbert écrit : « La nature pourrait sélectionner des “liens” plutôt que des individus ou des génomes. Ce que nous avons l’habitude de considérer comme un “individu” pourrait être un groupe multispécifique soumis à la sélection11. » Il annonce ainsi que ce que peut un vivant est devenu une question ouverte, d’autant plus ouverte que l’interdépendance peut être générative, ouvrir le groupe et les êtres qui en participent à de nouveaux possibles.

L’interdépendance est, comme la dépendance, une abstraction, mais c’est une abstraction qui épaissit le monde. Et, corrélativement, elle implique la résurgence d’une pratique censée être proto-scientifique, celle des histoires naturelles, des histoires porteuses d’une intelligibilité irréductiblement empirique. Celles et ceux des biologistes contemporains qui découvrent l’omniprésence de relations d’interdépendance doivent ne jamais supposer qu’ils savent d’avance ce qui est susceptible de participer à une manière d’être vivant, se défaire de l’ambition de remonter vers une définition générale de leur « objet ». En d’autres termes, une biologie de l’interdépendance demande que les biologistes consentent à ce qui pourrait leur valoir une accusation de « régression » vers l’empirisme.

Il faut entendre ici consentement au sens de William James, c’est-à-dire le comprendre dans son sens le plus littéral : con-sentire, sentir avec. Il ne s’agit pas d’un accord passif, mais d’une transformation qui demande un effort de volonté. En effet, pour James, consentir, c’est sentir avec une idée ou une perspective « difficile » – en l’occurrence, dans notre cas, ce qui rendrait vulnérable à l’accusation de régression. Et cela signifie donc d’abord ne pas la rejeter mais, au contraire, la maintenir délibérément à l’esprit : « Maintenue de cette manière, par un effort d’attention résolu, l’objet jusque-là difficile ne tarde pas à appeler ses propres congénères et associés et finit par transformer complètement la disposition d’esprit de la personne […] Consentir à la présence indivise de l’idée, c’est là tout ce qu’accomplit l’effort de la volonté12. »

Les biologistes qui, aujourd’hui, consentent à accepter de manière « indivise » l’interdépendance, sans la réduire par exemple à un système de dépendances, consentent à être transformés par ce à quoi ils ont affaire afin que ce à quoi ils ont affaire devienne autre chose qu’un nouveau terrain de conquête pour le progrès scientifique. Et ce faisant, ils « reconquièrent » un rapport que l’on pourrait dire « éthico-existentiel » avec les mondes des vivants. Grâce à Carla Hustak et Natasha Myers13, nous pouvons associer ce type de consentement au concept d’involution proposé par Deleuze et Guattari14. Elles ont trouvé dans le livre de Darwin, De la fécondation des orchidées par les insectes, souvent jugé anecdotique – ne faisant pas avancer la science – le témoignage de la passion avec laquelle Darwin a étudié le rapport « involutif » qui se noue entre l’orchidée et la guêpe induite à copuler avec elle : Darwin s’est laissé lui-même intriguer, puis ravir, par l’orchidée. Darwin a consenti à devenir partie prenante de « l’écologie des affects » qui s’est inventée entre plantes et insectes pollinisateurs.

L’involution, selon Deleuze et Guattari, se situe toujours « entre » deux êtres hétérogènes, c’est une affaire d’alliance et non de filiation. L’attrait que l’orchidée exerce sur la guêpe ne dérive pas du lien héréditaire entre copulation et reproduction. La guêpe n’est pas dupée, elle jouit. Quant à Darwin, qui lui aussi jouit, il n’a pas « régressé », il a consenti à s’ouvrir à des affects officiellement exclus par la logique dérivée de la lignée des scientifiques visant l’objectivité. Il a consenti à se laisser affecter par l’orchidée.

La pratique des biologistes qui ont consenti à l’interdépendance a « involué » car ils ne cessent d’en épaissir la notion, d’en démultiplier les modalités et les implications. Ce faisant, ils restituent à l’histoire de la vie une inventivité proliférante qui défie nos catégories abstraites et propose une perspective transversale propre à se nouer avec d’autres transformations, elles aussi involutives.

Nous pensons en effet que ce n’est pas seulement en biologie que le thème de l’interdépendance appelle consentement. L’horreur d’être dupe est le refus de ce qu’implique l’interdépendance, à savoir une vulnérabilité intrinsèque, une possibilité que ce sur quoi nous comptons nous trahisse, la précarité d’agencements sans garantie. Cependant consentir au risque de faire confiance ne peut être une affaire individuelle – les mondes amincis sont des mondes dont il convient effectivement de se méfier. C’est pourquoi le consentement, ici, passe par la question d’une culture de la confiance, c’est-à-dire d’un sens de l’interdépendance effectivement vécu et entretenu par un collectif en tant que tel.

Cultiver la confiance ?

Cultiver la confiance participe d’une régénération écologique dont les dimensions affectives, existentielles et éthiques s’inscrivent dans une perspective que l’on pourrait dire pragmatique, car leur vérité est dans leur vérification, dans la création de liens qui n’ont d’autre justification que ce qu’ils rendent possible. Ce ne sont pas des liens de réciprocité, affirmant une reconnaissance de l’autre, mais des liens mutualistes, c’est-à-dire liant des êtres hétérogènes, qui ont besoin les uns des autres selon des raisons qui diffèrent. William James évoque le type de confiance mutuelle qui permet à des parties indépendantes de coopérer, de former un « organisme social ». Celui-ci « est ce qu’il est parce que chaque membre accomplit son devoir avec la conviction que les autres en font autant […]. Un gouvernement, une armée, une organisation commerciale, un collège, une société athlétique n’existent qu’à cette condition, faute de laquelle non seulement on ne saurait rien accomplir, mais encore rien tenter15. »

Ainsi, « la foi en un fait peut aider à créer le fait16. » Elle peut être générative. C’est dans ces termes que nous poserons la question d’une culture de la confiance. Qu’une telle culture n’offre aucune garantie, qu’elle ne soit pas « bonne en soi », les exemples de James suffisent à en témoigner. Mais on se souviendra aussi que ces exemples appartiennent aux sociétés modernes, individualistes. Ces institutions sont ce qui a survécu à l’entreprise d’éradication des pratiques collectives des peuples qui, partout sur terre, ont cultivé le type de confiance que demandent les pratiques de « faire en commun. »

Une nouvelle génération d’activistes balaie aujourd’hui les dissertations académiques sur la question du rapport entre l’Humain et la Nature en proclamant « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». Ce cri affirme une transversalité qui répond au triple désastre écologique diagnostiqué par Guattari, la destruction, délibérée ou non, des relations d’interdépendances entre les humains et leurs milieux, et au sein des milieux eux-mêmes. Mais quelque chose a changé. Ce que Félix Guattari nommait « territoire existentiel » peut désormais entrer en résonnance avec des pratiques multiples d’apprentissage qui conjuguent résistance active et expérimentation des moyens de régénérer ce qu’on pourrait appeler une culture de l’interdépendance. Qu’il s’agisse des squats urbains ou des potagers collectifs précaires, des pratiques d’échange des semences ou des Zones à Défendre, ce qui se tente est ce que Guattari aurait appelé une reconquête éthico-existentielle. Car il s’agit de régénérer des processus toujours singuliers de création de liens et de valeurs qui demandent que perdent leur emprise tant le droit au « chacun décide pour soi », que les modernes vivent comme leur liberté, que l’impératif de soumission à une cause qui doit triompher des divergences.

Donner sa vérité à l’énoncé « nous sommes la nature qui se défend », ce n’est pas, surtout pas, faire confiance en une nature humaine qu’il suffirait de libérer de ce qui l’aliène. Il n’y a pas de symétrie entre régénération et destruction, entre refaire et défaire, entre épaissir et amincir. C’est pourquoi on peut parler ici de consentement, au sens d’un effort délibéré de déprise, sans garantie, à la manière du saut jamesien quittant la terre ferme de nos raisons de douter vers ce qui, peut-être, viendra à notre rencontre17.

Il y a toutes sortes de manières de sauter, de trahir l’horreur d’être dupe qui nous tient lieu de grandeur, mais ce sont les collectifs pour qui la régénération est une question de vie ou de mort qui ont appris l’art de sauter ensemble, les uns avec et grâce aux autres. Qui dit art dit invention de dispositifs, et nous proposons de nommer dispositifs génératifs des modes d’agencement intentionnels, fabriqués collectivement, qui tout à la fois présupposent et induisent la capacité de celles et ceux qui y participent de faire sens en commun à propos de situations qui les impliquent. Le but de tels dispositifs n’est pas de parvenir à une unanimité qui lisserait les divergences et ferait taire les conflits, mais à un épaississement de ce qui a été réduit à une matière à conflit, soumis à la disjonction exclusive du « ou bien, ou bien ». Si le dispositif permet à un accord d’être obtenu, il s’agira d’un événement intrinsèquement polyphonique qui, issu de l’infléchissement des positions affrontées, n’appartient à personne, mais peut être accueilli avec gratitude comme témoignant pour le processus de composition de ce que Guattari appelle un « territoire existentiel » – un territoire dont les composants tiennent les uns avec les autres et par les autres en tant qu’hétérogènes, c’est-à-dire sans qu’une logique transcendant leur hétérogénéité préside à leur articulation.

Les dispositifs génératifs n’ont pas pour vocation de susciter des citoyens soucieux de l’intérêt général, mais d’engendrer des appartenances territoriales multiples. Ils communiquent avec une culture de la confiance, mais une confiance située, issue du sens vécu de l’interdépendance qu’ils génèrent. On les accusera donc très logiquement d’activer division et particularisme, mais ce serait ignorer qu’une culture de la confiance n’est pas close sur elle-même. Le sens vécu de l’interdépendance, lorsqu’il n’est pas de type mafieux, épaissit toute situation, l’empêche de se refermer sur elle-même, de se définir contre ce qu’elle n’est pas. Il appelle à des mises en communications par alliances involutives, consentant à un pluralisme qui nie tout modèle unificateur, mais, comme le processus catalytique de reconquête évoqué par Guattari, procède de proche en proche, créant des entrelacs sans confusion.

Penser contre l’amincissement des mondes, dans la perspective que nous avons héritée de William James et de Félix Guattari, c’est penser la régénération contre la production amincissante d’individus qui certes se savent dépendants – rien n’est plus dépendant qu’un individu moderne – mais subissent ces dépendances comme une limitation malheureusement nécessaire à leur liberté. Et c’est donc aussi penser les contraintes génératives de l’interdépendance contre les chaînes de dépendance et les rêves abstraits de liberté qu’elles suscitent. Mais une telle régénération ne doit surtout pas être confondue avec une réconciliation de l’Homme avec l’Homme et avec la Nature. De même que les interdépendances écologiques ne répondent à aucune définition générale, les humains peuvent se rendre capables de peupler ou de repeupler les zones d’expérience que la modernité a dévastées, et de créer des rapports attentifs avec les autres habitants de cette terre, selon des manières très différentes, qui ne les unifieront pas au sein d’une planétarité abstraite, pensée en termes de scalabilité. Mais ces manières les feront diverger sur des modes qui peuvent devenir solidaires, ouvrant à une culture d’alliances sans cesse à reprendre et à nourrir.

1 W. James, La volonté de croire, op. cit., p. 53.

2 W. James, Philosophie de l’expérience, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2007, p. 210.

3 A. Tsing, Le Champignon de la fin du monde, La découverte, Paris, 2017, p. 78.

4 A. Tsing, Le Champignon de la fin du monde, op. cit., p. 78.

5 A. Tsing, Le Champignon de la fin du monde, op. cit. p. 81.

6 F. Guattari, F., Les trois écologies, Galilée, Paris, 1989, p. 18.

7 F. Guattari, Les trois écologies, op. cit., p. 53.

8 F. Guattari, Les trois écologies, op. cit., p. 37-39. Voir aussi Chaosmose, Paris, Galilée, 1992.

9 F. Guattari, Les trois écologies, op. cit., p. 72.

10 Cf. L. Margulis et D. Sagan, L’Univers bactériel, Seuil, Paris, 2002.

11 Voir S.F. Gilbert at al. « Symbiosis as a Source of Selectable Epigenetic Variation: Taking the Heat for the Big Guy », Philosophical Transactions of the Royal Society B, vol. 365, 2010, p. 671-678, cit. p. 673.

12 W. James, The Principles of Psychology, vol. 2, Dover Publications, New York, 1950, p. 564. Notre traduction.

13 C. Hustak et N. Myers, Le ravissement de Darwin, La découverte, Paris, 2020.

14 G. Deleuze et F., Mille Plateaux, Minuit, Paris, p. 291-292.

15 W. James, La volonté de croire, op. cit., p. 58.

16 Id. p. 59.

17 W. James, Introduction à la philosophie, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, Paris, 2006, p. 2003-204.