88. Multitudes 88. Automne 2022
Hors-champs 88.

Silke Helfrich
Itinéraire intellectuel et social d’une porte-parole du mouvement des communs

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Silke Helfrich, une des plus importantes porte-parole de la cause des communs, est décédée le 10 novembre 2021 à l’âge de 54 ans1. Elle s’est engagée pour faire des communs une nouvelle grammaire politique fédérant les luttes altermondialistes du monde entier. Elle a tenté de dessiner les contours théoriques et pratiques d’un projet de société où l’homo economicus, avatar anthropologique du néolibéralisme, laisserait place à l’homo communis, précurseur d’un nouvel humanisme. Elle s’est engagée auprès d’activistes comme David Bollier et Michel Bauwens pour structurer un mouvement transnational des communs.

Silke Helfrich occupait dans ce mouvement une position tout à fait particulière. Née en Allemagne de l’Est et travaillant une partie de sa vie au Mexique, elle était à la fois proche des mouvements altermondialistes du Nord comme du Sud. Prenant part aux mobilisations contre la privatisation des terres indigènes et en faveur des licences libres, elle était à l’intersection entre l’activisme écologiste et celui de l’Internet militant. Collaborant avec la « prix Nobel d’économie » américaine Elinor Ostrom et le politiste marxiste anglais Massimo De Angelis, elle était à la croisée de différents courants intellectuels et académiques du mouvement des communs. Ses amis et collègues les plus proches ont déjà écrit des textes émouvants sur sa vie et la richesse des liens qu’ils avaient noués avec elle. Nous voudrions ici lui rendre hommage en faisant un pas de côté sociologique afin d’essayer de comprendre, à partir d’entretiens que nous avons réalisés avec elle et une dizaine d’acteurs historiques de la cause des communs2, ce que sa trajectoire personnelle nous apprend d’une partie du mouvement des communs tel qu’il s’est développé depuis les quinze dernières années jusqu’aujourd’hui.

La (difficile) mise en mouvement des communs

Silke Helfrich naît à la fin des années 1960 en Allemagne de l’Est dans une famille de paysans. Après des études en humanités, elle s’engage dans le militantisme environnemental et se professionnalise au sein de la Fondation Heinrich Böll, une fondation importante affiliée au parti des Verts œuvrant à travers le monde dans les domaines de l’écologie, des politiques environnementales et de la démocratie. En 1999, S. Helfich prend la tête du Bureau Amérique centrale de cette fondation. Elle noue alors des relations avec un ensemble d’organisations et de mouvements altermondialistes comme Via Campesina et les Tribunaux de l’eau d’Amérique latine. Son travail consiste à créer des réseaux et des projets communs entre les différentes mobilisations sociales, écologistes ou encore féministes de la région. À cette époque, la notion de commun lui est encore étrangère.

En 2004, à l’occasion d’une rencontre internationale organisée dans le cadre de son activité, une militante argentine des logiciels libres lui fait connaître la thématique de l’« enclosure des communs » dans le monde du logiciel.

S. Helfrich : « Elle nous a expliqué que les enclosures pouvaient se mettre en place en raison du pouvoir des acteurs économiques ou politiques, et comment elles pouvaient toucher aussi les productions de l’esprit. Et on s’est dit que c’était un bon moyen de connecter les luttes pour l’eau, la terre, les gènes, les logiciels […]. J’ai compris que les notions d’enclosure des commons pouvaient fédérer les mobilisations et jeter des ponts entre les silos3. »

À partir de cette date, elle fait de l’enclosure des communs un problème à visée universelle. Le « problème de l’enclosure des communs » lui apparaît comme un cadrage opérant pour donner un sens commun et rassembler sous un même appareil critique l’ensemble des luttes qu’elle avait pour mission de fédérer. C’est dans cette perspective qu’elle organise en 2006 une grande conférence internationale à Mexico sur « les biens communs et la citoyenneté ». Elle parvient à réunir les grands noms des différentes branches du mouvement des communs comme Elinor Ostrom, Yochai Benkler et David Bollier. Ce dernier, qu’elle rencontre à cette occasion, deviendra son grand compagnon de route.

Pourtant, malgré la réussite de cette première tentative fédératrice, elle voit se dessiner des lignes de fractures qu’elle n’avait pas envisagées jusqu’alors. D’abord, il y avait « un clash entre le Nord et Sud ».

S. Helfrich : « Je me rappelle l’intervention de Peter Barnes et de David [Bollier] qui était au premier rang. Ils expliquaient le problème de la privatisation des biens publics aux États-Unis et essayaient d’exposer des solutions […] Et là, un militant argentin de Via Campesina, Carlos Vicente, se lève et lui dit : “ne venez pas nous expliquer votre vérité. Vous ne savez pas ce que c’est quand les gens sont séparés de leurs terres”. […] Et je me suis demandé pourquoi les universitaires américains ne comprenaient pas que les enclosures des communs, ce n’était pas uniquement à propos de leurs terres publiques, leurs parcs naturels, leurs logiciels ou leurs routes, mais que c’est beaucoup plus, que c’est à propos des conditions matérielles d’existence4. »

À ce problème culturel s’est ajoutée la difficile articulation entre les grammaires et mondes sociaux des nouveaux communs numériques et informationnels d’une part, et des communs plus traditionnels comme les terres et les ressources naturelles de l’autre. Une anecdote permet d’illustrer cette ligne de fracture. Quatre ans après la conférence de Mexico, S. Helfrich organise avec D. Bollier et Michel Bauwens une autre conférence internationale à Berlin avec un objectif similaire : fédérer le mouvement des communs. Mais cette « mise en mouvement » rencontre des obstacles. M. Bauwens se rappelle :

M. Bauwens : « On a fait un panel entre Jaromil, un hacker lié au Homebrew Computer Club, et une personne des communs de l’eau. Eh bien, cette personne s’est enfuie parce qu’elle avait peur des hackers ! Elle avait changé d’avis et ne voulait pas être dans un panel avec un hacker [rires]5. »

L’étude du parcours et du réseau militant auquel est connectée S. Helfrich témoigne, d’un côté, de l’hétérogénéité catégorielle des acteurs composant les différentes branches du mouvement des communs (nationalités, origines sociales, professions) et, de l’autre, de la faible sociabilité volontaire d’une majorité d’entre eux, comme en témoigne l’anecdote précitée de M. Bauwens. Peut-on alors parler d’un « mouvement des communs » ? Il nous semble plutôt que ces acteurs défendent la cause des communs. Ils se situent dans ce que Bereni appelle un « espace militant 6», l’espace de la cause des communs, qui ne fait mouvement qu’à certaines occasions particulières.

Commons ou commoning ? Entre une ressource et une pratique

Revenons au parcours de S. Helfrich pour tenter de saisir ces disputes internes qui relèvent tout à la fois de luttes intellectuelles et de luttes positionnelles dans l’espace de la cause des communs. À partir de la seconde moitié des années 2000, S. Helfrich déplace sa pratique militante vers le travail de production des idées. Ne se limitant plus à l’organisation d’évènements et de mise en réseau, elle procède à des clarifications théoriques, des élaborations conceptuelles, des mises en cohérence. Le déplacement de la pratique militante vers la production idéelle peut se comprendre si l’on tient compte du fait qu’il permet à ceux qui l’opèrent de se positionner en surplomb, en « fédérateur », des différents mondes sociaux dans lesquels ils s’inscrivent.

Pour commencer, S. Helfrich cherche à importer et traduire en Allemagne la pensée d’Elinor Ostrom qui vient alors d’obtenir le prix Nobel d’économie. Elle édite un ouvrage auquel E. Ostrom contribue7 et un autre composé uniquement des textes d’E. Ostrom qu’elle traduit et préface8. Cette première filiation avec une intellectuelle de rang mondial permet à S. Helfrich de maîtriser l’outillage intellectuel des communs élaboré par E. Ostrom autant que de renforcer sa légitimité au sein de l’espace de la cause des communs.

Mais, en parallèle à ce travail de traduction et de diffusion de la pensée des « communs » d’E. Ostrom, elle semble chercher d’autres concepts plus souples et englobants. En effet, vers la fin des années 2000, on observe un glissement sémantique du « commun » au « commoning » dans ses écrits et ses discours. Prenons l’exemple de ses deux ouvrages les plus importants parus entre 2012 et 2015 qu’elle co-édite avec D. Bollier. Réunissant plus d’une cinquantaine de penseurs et de militants des communs de près de vingt pays, le premier ouvrage s’intitule The wealth of the commons et le second Patterns of commoning9. Dans ce dernier, elle définit le commoning comme « la dynamique de l’action conjointe, de la création collective, de la coopération pour parvenir à des buts communs ». En tant que gérondif, ce concept d’action s’attache moins, selon elle, aux catégories de ressources communes (numériques, urbaines ou naturelles), qu’aux pratiques communautaires mises en œuvre pour en prendre soin. Plus largement, la définition qu’elle en donne est assez large pour qu’un grand nombre de militants s’y reconnaissent. Ce glissement sémantique lui permet de construire un cadrage de la cause des communs qui embrasse un vaste ensemble de pratiques relevant du monde numérique comme des peuples indigènes, s’appliquant aux développeurs de Linux comme aux villageois Bantous d’Afrique centrale.

S. Helfrich : « Pour moi, il n’y a pas ce qu’on appelle des communs numériques. Il y a des pratiques de commoning en contexte numérique. Il n’y a pas de spécificité sur les communs urbains, c’est juste du commoning en contexte urbain. Et il n’y a pas de spécificité sur les communs ruraux, il y a du commoning dans un contexte rural. Les spécificités se trouvent dans les règles bien sûr, s’il faut gérer de l’eau ou du code. Mais conceptuellement, soit on fait en commun, soit pas (or we common, or we don’t)10. »

Cette prise de position croissante en faveur du commoning n’a pas que pour fonction d’agrandir et fédérer l’espace de la cause des communs. Il lui permet également d’y établir une position originale en se distinguant de la place de plus en plus imposante qu’y occupe E. Ostrom. Comme elle l’écrit avec D. Bollier dans l’introduction de Patterns of commoning :

D. Bollier et S. Helfrich : « S’il y a un thème récurrent dans ce livre, c’est l’importance d’explorer les dimensions du commoning en tant que forme sociale, en dépassant les notions économistes des biens communs comme une simple ressource à gérer11 ».

La référence à E. Ostrom et son prix Nobel d’économie est ici évidente. En réalité, une lecture fine des écrits d’E. Ostrom montre qu’elle est loin de centrer son analyse sur « la gestion d’une ressource ». Elle adopte plutôt une lecture écologique des ressources partagées (common-pool ressources) au croisement des interactions entre l’humain, ses institutions et son milieu12. Quoi qu’il en soit, à partir du milieu des années 2010, l’appropriation du concept de commoning par S. Helfrich – et d’autres comme D. Bollier aux États-Unis et Frédéric Sultan en France – opère comme un geste de rupture dans le champ intellectuel et militant des communs. À travers cette prise de position, ces acteurs cherchent à occuper une position originale dans le mouvement des communs. En définissant de manière plus large la cause des communs comme un ensemble de « pratiques d’action conjointe », ils adoptent une posture plus englobante, universelle, voire spirituelle, que celle adoptée par E. Ostrom pour qui la défense d’une définition plus circonscrite et rigoureuse des communs était tributaire de son inscription dans le champ universitaire. Aujourd’hui encore, de nouvelles définitions et distinctions du concept des communs apparaissent, qu’on ne peut finement comprendre que si l’on s’intéresse aux positions qu’occupent ceux qui les formulent dans, et à cheval entre différents espaces sociaux (en particulier académique, militant et politique).

État, ennemi ou allié ?

La trajectoire de S. Helrich nous a permis de mettre au jour les lignes de fracture sociologiques et conceptuelles de l’espace de la cause des communs. Pour finir, nous voudrions nous pencher sur une troisième ligne de fracture, que l’on pourrait qualifier de stratégique, qui structure cet espace. Cette dernière renvoie au rapport que les acteurs qui s’y trouvent entretiennent avec l’action politique en général, et l’État en particulier.

Pour cela, revenons en 2008 lorsque S. Helfrich entend pour la première fois le concept de commoning à l’occasion de sa rencontre avec des théoriciens marxistes. Elle est alors invitée à un festival d’idées politiques en Autriche en tant qu’experte des commons aux côtes de D. Bollier, l’altermondialiste allemand Christian Felber et le politiste marxiste Massimo De Angelis13. Au cours de l’évènement, ils décident d’organiser un séminaire pour explorer quelle stratégie politique devrait adopter le mouvement des communs. Cette rencontre a lieu l’année suivante en Allemagne à l’initiative de S. Helfrich pour tenter d’établir « les communs comme nouveau paradigme politique […] permettant de s’opposer aux pathologies sauvages du néolibéralisme14 ». Parmi la vingtaine d’universitaires invités, l’historien marxiste Peter Linebaugh et le prospectiviste M. Bauwens mettent en regard les pratiques rurales traditionnelles de commoning et les pratiques numériques actuelles de peer-to-peer dont ils sont respectivement spécialistes. Ils en viennent à les interpréter comme relevant d’une seule et même praxis, celle du travail mutualisé pris sous l’angle marxiste, qui serait le dénominateur commun de l’activité humaine autour des commons. Cette mise en relation militante avec le courant marxiste n’embarque pas seulement avec elle des considérations intellectuelles, mais plus largement, un rapport symbolique et stratégique à l’État qui est la troisième ligne de fracture de l’espace de la cause des communs.

Quel était le rapport de S. Helfrich à l’État ? Comment considérait-elle les possibles alliances ou les risques de récupération et de domination inhérents à traiter avec les institutions publiques ? D’un point de vue biographique, important pour comprendre sa représentation subjective de l’État, rappelons qu’elle naît dans un milieu social à faible capital économique dans un État du « bloc communiste ». Elle subit personnellement les conséquences du démantèlement de ce dernier à travers la perte de certains droits sociaux. Elle vit ensuite au Mexique, un pays marqué par un État social relativement faible, un haut niveau d’inégalité et des institutions sujettes à des phénomènes de corruption. En suivant l’évolution de ses nombreux écrits, on voit se dégager une critique de plus en plus franche de l’État, une entité politique qu’elle désigne comme « néolibérale », « responsable de l’enclosure » des commons et de l’érosion de la vie démocratique à cause de sa « complicité avec le capitalisme ». « Dans les sociétés de marché, les politiciens et les agences gouvernementales échouent trop souvent dans cette tâche [de gérer les biens communs]. Certains affirment qu’il s’agit d’un échec systémique du néolibéralisme. Dès lors, les gouvernements de toutes sortes sont sujets à la corruption. Nous savons que les politiciens […] privatisent des ressources qui ne devraient pas l’être (par exemple des terres ayant une valeur écologique importante ou une signification sacrée). La croissance de l’économie marchande au cours des dernières décennies, en étroite relation avec les États, n’a fait qu’intensifier les pressions en faveur de l’enclosure des commons15 ».

« En fait, l’État ne représente pas la volonté souveraine du peuple […]. Le système est plutôt un oligopole plus ou moins fermé d’élites initiées. Les liens politiques et personnels entre les plus grandes entreprises et le gouvernement sont si importants qu’ils équivalent à une collusion […] Depuis des générations, l’État et le marché ont développé une relation étroite et symbiotique, au point de forger ce que l’on pourrait appeler le duopole marché/État16. »

Mais alors, quelle place accorder à l’État, tant dans le récit que dans la stratégie de la cause des communs, pour S. Helfrich, et plus largement pour un mouvement, qui considèrent les communs comme « un nouvel espoir politique pour le XXIe siècle17 » et qui cherchent une troisième voie « au-delà de l’État et du Marché18 »?

Cette question se pose avec d’autant plus de force que la crise économique de 2008 provoque une crise de légitimité des institutions économico-politiques, au premier rang desquelles les États, et donne du crédit aux critiques du néolibéralisme. La période post-crise ouvre des fenêtres d’attention aux propositions politiques alternatives comme celles de la cause des communs. Dans la sphère des élites intellectuelles, E. Ostrom obtient le prix Nobel d’économie. Dans les milieux militants comme sur les « places occupées » par de nouveaux mouvements sociaux, comme celui des Indignés en Espagne, le récit politique des commons commence à circuler. Des débats s’ouvrent quant à la stratégie à adopter vis-à-vis de l’État. Les acteurs qui se situent dans l’espace de la cause des communs, qui baignent dans ce contexte intellectuel, politique et militant, sont obligés de trouver la juste relation à nouer avec les pouvoirs publics. Leur ambiguïté vis-à-vis de l’État devient alors prégnante comme en témoigne la rencontre organisée en Allemagne par S. Helfrich, M. Bauwens et D. Bollier en 2016 intitulée : « Le pouvoir de l’État et le commoning : transcender une relation problématique19 ».

Schématiquement, nous pouvons observer que sur l’attitude à adopter vis-à-vis de l’État, le mouvement des communs se divise en deux positions : une posture partenariale et une posture d’opposition. S. Helfrich se situait principalement dans la seconde. La première stratégie avancée est celle d’un « État partenaire » des communs20. La plupart des militants et intellectuels prônant cette solution viennent d’une tradition socialiste réformiste (comme Stéfano Rodotà). La principale justification relève d’une forme de « réalisme politique ». Elle s’appuie sur la manière dont ces militants et intellectuels engagés interprètent, au cours de leur carrière militante et politique, les effets néfastes provoqués par le recul néolibéral de l’État21. C’est ce que résume bien Y. Benkler :

« Je crois que j’ai sous-estimé le rôle de l’État à cette époque [fin des années 1990]. Je pense que j’étais très… Je pense que c’est vrai pour une grande partie de la gauche jusqu’à ces dernières années et la récession en Grèce. Le scepticisme de la Nouvelle gauche à l’égard de l’État n’était pas moins fort que le scepticisme des néolibéraux. Le rejet de l’autorité par la Nouvelle gauche, le mouvement étudiant de 68, il y avait un profond scepticisme à l’égard de l’État qui semble entrer en résonnance avec celui du néolibéralisme de droite. Si je devais dire une chose aujourd’hui, c’est que je suis convaincu de l’idée que nous devons développer un État efficace, en dialogue avec les communs et leurs modes d’organisation… J’ai sérieusement sous-estimé l’importance d’une alliance entre l’État et les communs22 ».

Mais pour S. Helfrich et D. Bollier, le duopole État/Marché capitaliste semble trop interpénétré, voire indépassable, pour espérer une quelconque alliance bénéfique pour les commoners. La seconde stratégie relève ainsi d’une opposition franche à l’État, ou du moins de son contournement « par le bas ». Cette stratégie est défendue par les acteurs adoptant une position/posture « radicale » dans les champs militants et intellectuels. Elle est à la fois débattue en des termes théoriques et pratiques. Dans le champ de la production académique, un ensemble de chercheurs engagés dont l’audience se situe principalement au sein des mouvements altermondialistes font du « commun » le ferment d’une nouvelle forme politique qui s’oppose et vise à dépasser le capitalisme et l’État23. C’est notamment le cas des penseurs postmarxistes Michael Hardt, Antonio Negri, Pierre Dardot et Christian Laval24. Lorsque j’interroge David Bollier sur une possible alliance du mouvement des communs avec l’État, il me répond que c’est impossible « pour une raison politique profonde, à savoir l’alliance État-Marché25 ».

À l’atelier organisé à Berlin sur « le pouvoir de l’État et le commoning » (2015), Bob Jessop26 explique, dans une lecture gramscienne de l’État, que celui-ci n’est pas un instrument neutre, mais le lieu de rapports de force entre classes sociales pour sa maîtrise, et que la stratégie à adopter pour le mouvement des communs n’est pas d’en faire un partenaire. Il s’agirait plutôt d’« identifier quelles stratégies pourraient transformer le pouvoir de l’État en modifiant l’équilibre des forces à l’intérieur et à l’extérieur du système étatique27 ». Ceci étant dit, les acteurs cherchent néanmoins à trouver des prises sur les institutions publiques à l’échelle municipale comme en Espagne et en Italie. Ce qui montre qu’ils s’opposent principalement aux agencements étatiques nationaux et à la figure de l’État national plutôt qu’à toute forme d’État, notamment sous sa forme « communale ».

Silke Helfrich restera, dans la mémoire des acteurs et des actrices du mouvement des communs, l’infatigable moteur des échanges interculturels qui ont permis à ce dernier la saine confrontation des idées autant que la nécessaire coordination des pratiques. Elle a été l’une des chevilles ouvrières de la construction, à l’échelle mondiale, de cette « renaissance des communs28 » comme ressource théorique et pratique offerte aux mouvements sociaux altermondialistes, écologistes et féministes. L’approche dynamique du concept de commoning qu’elle a contribuée à diffuser offre un cadre de pensée et d’action permettant à ces mouvements de donner un sens à leurs pratiques présentes, tout en ancrant ces dernières dans un projet politique civilisationnel en cohérence avec l’avenir de notre biosphère. Silke Helfrich nous a légué le projet d’une société des communs qui prépare, dans l’humus des pratiques collaboratives et des luttes actuelles, les floraisons à venir d’un changement de paradigme. Le commoning, tout comme le féminisme, offre enfin une boussole d’action à l’activité militante en elle-même. Il invite les mobilisations qui organisent la résistance à l’ordre néolibéral à se demander comment appliquer, en interne, la mise en communs des ressources et de l’activité militante, l’épanouissement d’une confiance réciproque, l’élaboration d’une gouvernance ouverte de leurs propres structures d’émancipation. Par sa pratique, sa chaleur humaine, ses engagements de cœur, son apport théorique, Silke Helfrich restera dans nos mémoires collectives comme l’actrice centrale du renouveau de l’intérêt pour les communs.

1Je remercie Hervé Le Crosnier pour sa relecture et la conclusion qu’il a rédigée.

2Ces entretiens ont été menés dans le cadre d’une thèse en sociologie, « Transformer l’État par les communs numériques », soutenue le 10 décembre 2021. Par ordre alphabétique : Aigrain Philippe (entretien le 12 février 2020), Bauwens Michel (entretien le 25 septembre 2019), Benkler Yochai (entretien le 14 avril 2020), Bollier David (entretien le 02 octobre 2019), Dulong de Rosnay Mélanie (entretien le 7 février 2020), Hess Charlotte (entretien le 08 novembre 2019), Peugeot Valérie (3 novembre 2011 et 8 mars 2021), Schweik Charles (20 février 2020), Silke Helfrich (25 avril 2021), Sultan Frédéric (entretien le 12 novembre 2017).

3Entretien 25 avril 2021.

4Entretien 25 avril 2021.

5Entretien 25 septembre 2019.

6Bereni L., « Du MLF au Mouvement pour la parité », Politix, no 78, 2, p. 107‑132, 2007.

7Ostrom E., Wem gehört die Welt? zur Wiederentdeckung der Gemeingüter, Helfrich S. (dir.), 2, Auflage, München, Oekom, 2009, 286 p.

8Ostrom E., Helfrich S., Was mehr wird, wenn wir teilen: vom gesellschaftlichen Wert der Gemeingüter, 2. Aufl, München, oekom verlag, 2012, 126 p.

9Bollier, D., Helfrich, S. (dirs.), Patterns of commoning, Amityville, New York, Common Strategies Group, 2015, 418 p.

10Entretien 25 avril 2021.

11Je traduis, Bollier et Helfrich, op. cit., 2015.

12Maurel L., « Accueillir les Non-Humains dans les Communs (Introduction) », – S.I.Lex, 2019.

13Il s’agit du Elevate Festival à Garz, Autriche, du 5 au 9 novembre 2008, Source : https://elevate.at/websites/2008/

14Cette rencontre a eu lieu du 27 au 29 juin 2009 au château de Crottorf près de Cologne (Allemagne). Parmi les vingt et un participants, on trouve principalement des chercheurs et activistes post-marxistes des États-Unis, d’Allemagne et d’Autriche, ainsi que dans une moindre mesure d’Espagne, du Brésil, de Thaïlande, d’Inde et d’Angleterre. Pour écouter les enregistrements audio et une restitution des échanges par D. Bollier, voir https://archive.org/details/crottorf-commoners et www2.world-governance.org/IMG/pdf_009._Bollier_Crottorf_-_The_Future_of_the_Commons.pdf

15Helfrich S., Ostrom E., Benkler Y., Stallman R., Bollier D., Genes, bytes y emisiones: Bienes comunes y ciudadanía, El Salvador, Fundación Heinrich Böll (Fundación Heinrich Böll), 304 p., 2008, p. 32.

16Bollier, D., Helfrich, S. (dirs.), The wealth of the commons: a world beyond market and state, Amherst, Mass, Levellers Press, 442 p, 2012, p. 12-30.

17Helfrich S., « Les biens communs, nouvel espoir politique pour le XXIe siècle ? », dans Libres savoirs : les biens communs de la connaissance, Caen, C&F éditions, 2011.

18Bollier, D., Helfrich, S. (dirs.), The wealth of the commons: a world beyond market and state, Amherst, Mass, Levellers Press, 442 p., 2012.

19L’atelier dure deux jours et réunit une vingtaine d’universitaires européens. On note la présence de Bob Jessop, politiste marxiste anglais spécialisé sur la question de l’État, de Benjamin Coriat, économiste qui devient un « passeur » important des commons en France et de Privavera de Filippi, juriste italienne et militante des libertés sur Internet. Source : http://commonsstrategies.org/deep-dive-workshops

20Bauwens M., Kostakis V., Pazaitis A., Peer to peer. A commons manifesto, London, University of Westminster Press, 2019 ; Kostakis V., The Political Economy of Information Production in the Social Web: Towards a Partner State Approach, Thèse de doctorat, Tallinn University of Technology, 2011.

21C’est par exemple la critique l’encontre du projet politique formulée par Dardot et Laval dans Commun par l’économiste Christophe Ramaux, L’État social, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2012.

22Entretien, 15 avril 2020.

23 « La revendication du commun a d’abord été portée à l’existence par les luttes sociales et culturelles contre l’ordre capitaliste et l’État entrepreneurial. Terme central dans l’alternative au néolibéralisme, le « commun » est devenu le principe effectif des combats et des mouvements qui, depuis deux décennies, ont résisté à la dynamique du capital et ont donné lieu à des formes d’action et de discours originales » P. Dardot et C. Laval, Commun, op. cit., p. 16.

24Après avoir écrit un livre Sauver Marx (2007) analysant le concept de « multitude » appliqué au travail immatériel et un autre La nouvelle raison du monde (2009) sur la critique de la « raison néolibéralisme » et de l’État néolibéral, ils écrivent leur ouvrage Commun (2015). « Terme central de l’alternative au néolibéralisme, le “commun” est devenu le principe effectif des combats et des mouvements qui, depuis deux décennies, ont résisté à la dynamique du capital et ont donné lieu à des formes d’action et de discours originales. Loin d’être une pure invention conceptuelle, il est la formule des mouvements et des courants de pensée qui entendent s’opposer à la tendance majeure de notre époque : l’extension de la propriété privée à toutes les sphères de la société, de la culture et du vivant » P. Dardot, C. Laval et E. M. Mouhoud, Sauver Marx ?, s. l., La Découverte, 2007 et P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde, op. cit.

25Entretien, 2 octobre 2019.

26B B. Jessop, « Miliband-Poulantzas Debate », dans K. Dowding, Encyclopedia of Power, California, SAGE Publications, Inc., 2011, p. 416-417 ; B. Jessop, The future of the capitalist state, Cambridge, UK : Malden, MA, Polity Press, 2002.

27D. Bollier, State Power and Commoning, op. cit.

28D. Bollier, La renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage, Ed. Charles Leopold Mayer, 2014. www.eclm.fr/livre/la-renaissance-des-communs