77. Multitudes 77. Hiver 2019
À chaud 77

Tous lanceurs d’alerte

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Dans une de ses 24 propositions au moment des dernières présidentielles1, Multitudes soulignait déjà la nécessité impérative pour la société de mieux défendre les lanceurs d’alerte. Que les salariés notamment puissent rendre publiques sans dommages pour eux-mêmes toutes les malfaçons et magouilles que leurs entreprises les forcent à commettre constituait déjà un saut décisif dans l’exercice de la citoyenneté telle que nous la concevions jusqu’à maintenant. Mais à présent, ce ne sont plus les producteurs mais surtout l’ensemble de la société civile qui se rebelle devant les diktats productivistes. Et précisément parce que c’est la production qui a changé. Dans les récentes Mémoires vives d’Edward Snowden2, celui qui se dit exilé dans un pays qu’il n’a pas choisi raconte comment le jeune geek qu’il était, sans grade ni ancienneté, s’est néanmoins retrouvé en possession de profonds secrets d’État. Le 11 septembre avait mis en plein jour l’insuffisance du vieil espionnage à la James Bond, et la CIA, sans rien encore comprendre aux pourquoi et comment des datas de masse, avait soudain besoin de jeunes informaticiens. Il est certain que les institutions se méfieront plus à l’avenir des Assange, Snowden et autres qui ont su pleinement tirer parti de cette exceptionnelle conjonction d’énormes disruptions technologique et géopolitique qu’a parfaitement représenté l’écroulement du Word Trade Center. Reste que l’exacerbation de la concurrence contraignant les entreprises à de constantes innovations leur impose aussi de subir un nouveau turn-over, mais concernant cette fois des compétences pointues dans des domaines élargis, c’est-à-dire de travailleurs aux statuts très divers, stables ou précaires, nationaux ou pas. C’est ce general intellect pénétrant sans cesse les firmes et les institutions qui donne des armes toujours plus affûtées aux lanceurs d’alerte.

N’aurait-on pas dû ainsi éviter la récente catastrophe Seveso de l’incendie à Rouen si les nombreux ouvriers, cadres et inspecteurs divers chez Lubrizol avaient dénoncé plus tôt les risques ? L’analyse montre bien qu’un inspecteur du travail CGT l’avait très précisément fait, sans parler sans doute d’autres, restés plus discrets. Mais (trop) peu nombreux, tant la peur de perdre son emploi, quel qu’il puisse être, conduit toute la classe à ne plus être dangereuse du tout. De surcroît, tous ceux qui ont néanmoins lancé une alerte ont dû user des procédures prévues et consacrées, regardées aujourd’hui de très haut par l’idéologie ultralibérale visant un management beaucoup plus « agile » comme ils disent. Quelques jours avant cette dernière catastrophe, le Premier ministre français annonçait d’ailleurs de nouveaux allègements des contrôles des entreprises polluantes. Ainsi les activités industrielles, en même temps qu’elles voient se dissoudre depuis longtemps les garde-fous institués du travail dans une précarisation généralisée, perdent aussi aujourd’hui progressivement toute la protection sanitaire et sociale de leur environnement même. Face à ce management étatique délétère de toute l’activité économique, l’action citoyenne de dénonciation de ses dangers se trouve alors devenir indispensable, non négociable, quels que puissent être les innombrables freins incorporés dans les lois Sapin (1 et 2) sur une « protection » des lanceurs d’alerte. Ce n’est visiblement pas du tout le rôle de l’État dans l’idéologie ultralibérale actuelle.

Citoyenneté d’entreprise et citoyenneté républicaine

Frein encore plus énorme à cette croissance de la résistance sociale, la terrible nouvelle citoyenneté d’entreprise propagée par cette idéologie ultralibérale ne cesse de vouloir persuader ses travailleurs de préférer la santé de la firme à celle de leur mère. De ce côté, la démocratie nous offre heureusement plus d’armes en permettant d’adjoindre simplement – mais avec constance – à cette loyauté à la firme notre autre citoyenneté du modèle républicain – celle dont les gilets jaunes ont reprécisé toute l’efficacité quand nous l’utilisons. Non pas opposer les deux citoyennetés l’une à l’autre mais, bien plus efficacement, exiger de toujours les conjuguer comme deux pratiques essentielles d’un meilleur commun. Agir en citoyen dans l’espace public impose de dénoncer tout ce qui peut affecter la vie commune et donc de contrer la prolifération des mauvais médicaments, freins auto, ou services, y compris dans sa propre entreprise.

Comment même imaginer que des dizaines de milliers de gens ayant travaillé pour les médicaments Servier ou les autos Peugeot (simples exemples malheureusement) n’aient pas dénoncé, et depuis longtemps, les nombreux défauts qui ont causé et cause toujours le handicap ou la mort de beaucoup, « collaborateurs » autant que victimes. C’est que la classe des « producteurs » se contente toujours de produire, sans se mêler de la commercialisation des biens, délaissée au capitalisme. Cette fiction de l’ère de la division dans l’usine des cols bleus et blancs n’a évidemment pas le moindre sens avec la numérisation, mais structure pourtant toujours fortement l’idéologie ouvrière. Il importe donc pourtant beaucoup à nous tous que cette ancienne élite ouvrière, quand bien même elle ne fabrique plus que de simples pièces détachées incluses au sein d’une division internationale du travail globalisée, reste prise en considération et défendue, d’autant que la sphère des services ne domine aujourd’hui que par son intégration de plus en plus étroite et indiscernable aux marchandises. Il est hors de question d’abandonner ces « travailleurs » aux extrêmes droites alors qu’il faut tout au contraire réintégrer cette précieuse réserve de lanceurs d’alerte à venir dans la société.

Il en est bien évidemment de même des agriculteurs qui avancent la même idéologie productiviste pour ne pas vendre de bio en circuit court et surtout continuer d’user de phytosanitaires mortels. Les alertes naissent donc là aussi principalement en dehors du milieu agricole et de ses syndicats, quand bien même les principales victimes reconnues en proviennent directement. Face au développement des cancers dits « environnementaux » selon les termes trop vagues des cancérologues, ainsi qu’à l’absence systématique de cartographies épidémiologiques précises en la matière, les états généraux issus des gilets jaunes ont vu de nombreuses femmes des régions rurbaines dénoncer les pesticides et autres nitrates, quand bien même aucune étude scientifique disponible ne le corrobore encore. Les décisions « illégales » des maires interdisant la proximité des épandages participent aussi activement à la diffusion de cette alerte dans la société.

Illégales ou externes au milieu professionnel, les alertes doivent se fonder sur des expertises innovantes. Il était donc vain de la part de beaucoup de militants alternatifs de reprocher à Snowden d’être un agent CIA. Comme si une très haute qualification dans un secteur pointu rendait suspect un lanceur d’alerte alors que c’est tout au contraire sa caractéristique prévalente. La bascule numérique n’a pas seulement fait prendre une grande avance aux GAFA, mais aussi nécessairement aux compétences de beaucoup de leurs salariés dont certains ont su profiter pour lancer des alertes tout aussi énormes.

Socialiser les protections citoyennes

Il résulte de cet élargissement des lanceurs d’alerte que leur protection efficace devient une impérative nécessité pour l’ensemble de la société. Et mille fois plus qu’ils ne le sont aujourd’hui quand on peut lire partout sur le net le lamentable abandon dans lequel ils se trouvent souvent. Il ne s’agit certes pas toujours d’exils tragiques comme Snowden ou Assange par les violences des États, étroitement solidaires de surcroît. Lorsqu’une commission parlementaire allemande enquête sur le scandale du portable d’Angela Merkel mis sur écoute, elle demande à faire venir Snowden, autant bien sûr pour essayer de le libérer que pour l’entendre. Or la Russie n’a pas même eu besoin de s’y opposer puisque c’est l’État allemand lui-même qui refuse. Le principe est en effet de ne pas utiliser des données obtenues illégalement. Cela n’empêche nullement cette puissance, comme toutes les autres en Occident, de tirer grand profit des révélations financières de Wikileaks et autres scandales médiatisés. Car l’important est toujours de marginaliser ces alertes, aussi importantes et massives soient-elles, l’important est qu’elles restent manipulables comme bon leur semble par les puissances publiques.

Tout autant inacceptable dans nos démocraties dites avancées est la plus discrète perversité des entreprises dans leurs condamnations implicites aux RMI ou RSA de beaucoup de lanceurs d’alerte. Anciens cadres, souvent supérieurs précisément, et responsables de famille, ils sont virés après avoir été placardisés, mutés, dégradés etc..

Face à la débauche de communication ultralibérale promouvant « en même temps » la souveraineté étatiste et le corporate entrepreneurial, la société civile dispose heureusement du droit, du moins si elle sait l’exiger.

En France, le renvoi sans façon de Nicole Marie Meyer, après qu’elle ait dénoncé publiquement en 2004 l’exploitation de dizaines de précaires sans contrat ni droits sociaux en Afrique par son ministère des Affaires Étrangères, finit par imposer une première loi en 2013 censée protéger tout agent public ou privé qui signale un crime ou un délit, mais liés aux seules problématiques sanitaires et environnementales ! Ces premières mesures faibles et limitées dans leur objet éclatent rapidement avec l’affaire Cahuzac qui contraint le pouvoir à élargir la protection à tout lanceur d’alerte (loi dite Sapin 1) en 2016. La loi Sapin 2 doit laisser encore un peu plus de lest, près de deux ans après que des dénonciatrices de maltraitances dans les maisons de retraite privées se soient aussi fait virer.

Ce processus de renforcement des lois de protection semble devoir durer toujours, tant les rapports inégaux de tout individu isolé avec la direction de son entreprise sont dénoncés depuis toujours. C’est la réglementation européenne qui est venue alors fortement accroître ces protections, mais encore faut-il que les acteurs de chaque État-nation de l’UE mettent en forme ces potentialités à leur niveau national.

La seule ouverture est aujourd’hui de sortir aussi sur un plan juridique de l’enfermement du rapport lanceur/entreprise, comme le préconise Corinne Lepage depuis son rapport de 2008 sur la gouvernance écologique, dans le but de socialiser au maximum ces protections citoyennes. La création d’une instance unique de citoyens – scientifiques, associations, journalistes et politiques – tirés au sort, pourra ainsi débattre publiquement de ces alertes citoyennes. D’abord pour se situer autant que faire se peut au-delà de la prolifération actuelle des « secrets » commerciaux avancés par les firmes pour fuir leur responsabilité. Cette médiatisation devrait permettre aussi et surtout de les archiver pour l’avenir, tant on sait depuis longtemps qu’il faut parfois plusieurs indices et années pour attester d’un risque, notamment dans sa dimension pathologique. Il ne s’agira plus alors pour les firmes et leurs armées d’experts de pouvoir en tirer prolongations ou prescriptions mais bien de remettre pollutions, pillages et obsolescences pratiquées par des entreprises dans son long terme de l’anthropocène.

Cette socialisation est déjà en route par les réseaux européens et mondiaux de journalistes dont la résonance assure une notable part de la protection des lanceurs d’alertes. Mais c’est aujourd’hui la brusque adjonction d’une urgence climatique, plus ou moins catastrophiste3, aux revendications écologiques qui dynamise le plus largement la notion de lanceur d’alerte. L’urgence justifie l’urgence et, dès 2017, les militants de Greenpeace condamnés à la prison avec sursis pour s’être introduits dans la centrale nucléaire de Cruas, et l’ONG elle-même lourdement grevée de 25 000 euros d’amende, avaient été soutenus par de nombreuses associations en tant que lanceurs d’alerte alors que d’autres mettaient déjà en avant une action de désobéissance civile, à effet encore essentiellement médiatique.

Extinction Rebellion renforce et popularise aujourd’hui ces nouvelles perspectives, non seulement dans toutes les métropoles mais aussi à partir à la fois d’espaces publics et de lieux commerciaux. Au-delà non seulement de l’entreprise mais aussi de l’État-nation, le lancement d’alerte devient ainsi global, en même temps qu’il améliore son efficacité d’arme citoyenne par de nouvelles pratiques festives et non violentes.

Pour finir, les pratiques croissantes d’alerte traduisent surtout l’affirmation des nouvelles formes de gouvernance de la société par l’ensemble des compétences de plus en plus pointues de ses citoyens. Là aussi, ses formes catastrophistes ne devraient donc être que transitoires.

1 « Ceci n’est pas un programme », Multitudes no66, hiver 2017.

2 Seuil, 2019.

3 Cf notre Majeure, « Est-il trop tard pour l’effondrement ? », Multitudes no76, automne 2019.