88. Multitudes 88. Automne 2022
Hors-champs 88.

Trois écologies
Bateson et Guattari

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« Les désastres écologiques, la famine, le chômage, la montée du racisme, de la xénophobie, hantent, comme autant de menaces, la fin de ce millénaire. D’un autre côté, les sciences et les technologies évoluent à une vitesse extrême, livrant virtuellement à l’homme toutes les clefs nécessaires pour résoudre ses problèmes matériels. Mais l’humanité ne parvient pas à s’en saisir ; elle reste hébétée, impuissante devant les défis auxquels elle est confrontée. Elle assiste passivement au développement de la pollution de l’eau, de l’air, à la destruction des forêts, à la perturbation des climats, à la disparition d’une multitude d’espèces vivantes, à l’appauvrissement du capital génétique de la biosphère, à la dégradation des paysages naturels, à l’étouffement de ses villes et à l’abandon progressif de valeurs culturelles et de références morales relatives à la solidarité et à la fraternité humaines… L’humanité semble perdre la tête, ou, plus exactement, sa tête ne fonctionne plus avec son corps. Comment pourrait-elle retrouver une boussole pour s’orienter au sein d’une modernité dont la complexité la dépasse de toute part ?

Il est vrai qu’il est difficile d’amener les individus à sortir d’eux-mêmes, à se dégager de leurs préoccupations immédiates et à réfléchir sur le présent et le futur du monde. Ils manquent, pour y parvenir, d’incitations collectives. Or la plupart des anciennes instances de communication, de réflexion et de concertation se sont dissoutes au profit d’un individualisme et d’une solitude souvent synonymes d’angoisse et de névrose. C’est en ce sens que je préconise – sous l’égide d’un type d’articulation inédit entre écologie environnementale, écologie sociale et écologie mentale – l’invention de nouveaux agencements collectifs d’énonciation, concernant le couple, la famille, l’école, le voisinage, etc. »

Félix Guattari, in Le Monde diplomatique, octobre 1992

Aujourd’hui, trente ans plus tard, l’écologie est devenue une référence commune, même si elle est encore émergente et vaguement articulée. Alors qu’une société mondiale se développe de façon irrégulière en réponse aux crises planétaires croissantes de l’Anthropocène, « nous » sommes vaguement conscients qu’une solution technocratique est loin d’être suffisante pour résoudre nos problèmes, mais que les trois écologies interactives du soi, de la société et de l’environnement sont dans un profond processus de turbulence, de chaos, de polarisation et de révolution potentielle.

Guattari a élargi l’écologie, pour en faire une écologie du monde postindustriel travaillé par les mass-médias, par le biais de l’économie politique et de la psychologie. Je m’appuie sur le livret de Guattari, Les Trois Écologies, et sur son livre ultérieur, Chaosmose: Un paradigme éthico-esthétique, ainsi que sur d’autres écrits. L’écologie ne se résume pas à un simple clin d’œil à l’environnementalisme ou à la nature sauvage. L’écologie étudiée par Guattari est une science, et ses références spécifiques sont issues de la biologie théorique.

Les fondements biologiques de l’écologie de Guattari

L’écologie est une étude empirique des relations entre les organismes et entre les organismes et leur environnement physique. La vision initiale de l’écologie définissait ces relations en termes d’effets systémiques, de rétroaction et d’homéostasie. Les écologistes pensaient alors que les écosystèmes recherchent la stabilité, et que la biodiversité elle-même est un support clé de cette stabilité. Aujourd’hui, les écologistes mettent davantage l’accent sur l’(in)stabilité dynamique et sur l’interdépendance de multiples formes de vie.

La biosphère terrestre continue de reproduire les conditions physiques nécessaires aux organismes vivants, une planète ouverte à un vaste apport d’énergie extérieure, la vie étant alimentée en dernier ressort par la dose cyclique d’énergie solaire qui est ensuite convertie, transmise et recyclée dans les innombrables sous-systèmes inorganiques et organiques à des échelles à la fois microscopiques et macroscopiques. Ces niveaux sont si vastes et complexes que l’écologie est désormais divisée en de nombreuses sous-spécialités, dont la maîtrise peut prendre toute la carrière d’une personne. Certaines spécialisations exigent, par exemple, une plus grande expertise en chimie, d’autres en génétique des populations, d’autres en comportement animal, d’autres en océanographie, etc. L’écologie a la responsabilité d’expliquer comment tout cela fonctionne, et peut-être, de prévoir quand les composants qui maintiennent les conditions de vie pourraient ne plus fonctionner. L’écologie s’est légèrement éloignée de la tendance plus ancienne de la biologie à analyser en composants plus petits et à expliquer par réduction. La théorie de l’évolution par la sélection naturelle reste une connaissance partagée entre écologistes et biologistes, de sorte que l’explication fournie par l’ « adaptation » règne, tout en se combinant avec de nombreuses qualifications et compléments. La discipline est aussi empirique que les autres branches de la science, utilise la quantification et les statistiques ; elle élabore couramment des simulations informatiques pour modéliser des résultats futurs prévisibles ; elle continue à développer des modèles concurrents et à recueillir de nouvelles données à analyser. Guattari n’a pas discuté de ce domaine en détail, c’est pourquoi il n’a jamais été cité par les écologistes.

Bateson et l’écologie théorique

Un nouveau sous-domaine émerge lentement, appelé « biosémiotique », qui ajoute une sémiologie de l’information, du sens et de la signification à l’étude interdisciplinaire de l’écologie. Les biosémioticiens n’ont pas encore découvert Guattari, ce qui pourrait leur épargner quelques années de perplexité dans la réinvention de la sémiose a-signifiante, du diagrammatisme, et des agencements d’énonciation, c’est-à-dire de la boîte à outils de Guattari. Guattari cite et fait souvent allusion à deux sources : Gregory Bateson et la biologie cognitive de Maturana et Varela (Autopoiesis and Cognition, 1980), qui étend et complique le travail séminal de Bateson par la théorie de l’ « autopoièse » ou la capacité d’auto-organisation et d’autoproduction des systèmes vivants.

À partir des travaux novateurs et transdisciplinaires de Bateson, Guattari a adopté la vision cybernétique selon laquelle les systèmes vivants mettent en œuvre une unité nécessaire de formes de vie et d’esprit, au-delà ou en deçà de toute division dualiste de la réalité. L’esprit se manifeste même aux niveaux les plus simples de la vie et jusqu’à l’interactivité des écosystèmes complexes. L’esprit ici n’est pas la conscience, mais une forme de cognition incarnée en action par des formes de vie faisant des choses avec des « informations » ou des différences. En d’autres termes, le mental élémentaire n’arrive pas comme produit du cerveau, mais dès qu’un modèle organisé émerge et commence à faire des distinctions, par exemple entre la nourriture et les déchets, la lumière et l’obscurité, le chaud et le froid, le moi et le non-moi, etc. et commence à utiliser ces distinctions comme entretien ou rétroaction systémique. Une fois qu’un système organique comporte des ordres de récursivité, il a la capacité d’ « apprendre », un comportement généralement attribué à l’esprit plutôt qu’à la matière. L’esprit évolue en même temps que le cerveau, et n’apparaît pas soudainement après que cet organe a été formé.

Une fois que deux ou plusieurs de ces systèmes récursifs commencent à traiter les différences (c’est-à-dire l’information) de manière interactive dans des schémas stratégiques de coopération/compétition, le processus d’apprentissage de la coadaptation, que Bateson a également appelé coévolution, se met en place. L’esprit/nature ou la nature/esprit que Bateson a essayé de décrire est entièrement immanent, et est coextensif avec le processus systémique matériel qui l’a produit, dirait Guattari ; et Bateson ajouterait, tout en étant simultanément produit par lui. Les systèmes complexes ne traitent comme information qu’une « différence qui fait une différence » pour ce système ; le processus est pragmatique. Bateson soutient que l’esprit est « immanent au grand système biologique. C’est l’écosystème fait de forme, substance, et différence ». Le fait que ce système interdépendant ait coévolué entraîne que l’esprit a été sélectionné. Cela implique une obligation de notre part de veiller à la survie de l’ensemble du contexte, et non de l’individu ou de l’espèce isolée. Pour Bateson, l’identité entre l’unité de l’esprit et l’unité de survie évolutive est d’une très grande importance, non seulement théorique, mais aussi éthique.

La poursuite de Bateson par Guattari

La vision darwiniste traditionnelle des individus en compétition et de la survie de l’espèce la mieux adaptée dans un environnement indifférent est une énorme erreur, selon Bateson ; c’est une vision qui contribue à la destruction suicidaire de notre environnement. La solution de Bateson consiste à réfléchir de manière plus globale à la nature de la nature, au-delà de l’identité et de la réification, afin de se reconnecter aux sources de son propre esprit dans les contextes matériels plus larges des systèmes imbriqués de la nature. L’intérieur (c’est-à-dire l’esprit) est inséparable de l’extérieur, tandis que l’extérieur est toujours déjà composé de multiples couches d’intérieurs. Ce qui se reformule en termes guattariens comme le devenir-esprit des réseaux complexes des corps et de leur environnement, des systèmes à l’intérieur des systèmes, jusqu’au niveau moléculaire et même subatomique, et jusqu’au niveau planétaire et cosmique. Bien que chaque système soit distinct, produisant ses propres propriétés, il n’y a pas de coupure possible le long du continuum de la mutualité interactive, ou comme le biologiste théorique Varela le dit en termes bouddhistes : il y a « émergence codépendante ».

Guattari a assimilé et adapté une grande partie de Bateson à sa théorie des « machines désirantes » et des « agencements machiniques ». De Bateson, il reconnaît les thèmes de l’immanence, du processus, de la codépendance esprit/nature telle qu’elle est mise en œuvre dans les modèles de connexion des systèmes, de la manière dont le sens n’est qu’une activité pragmatique pour un système particulier de différences. Il a repris la distinction entre les « trois écologies » de l’esprit, de la société et de l’environnement naturel sur laquelle Bateson avait déjà insisté dans plusieurs de ses essais.

L’engagement écologique de Guattari

L’en-tête du livre de Guattari, Les trois écologies, est de Bateson : « Il y a une écologie des mauvaises idées, tout comme il y a une écologie des mauvaises herbes ». Guattari estime trop simpliste l’approche de la science traditionnelle qui limite continuellement ses énoncés pour respecter la neutralité des valeurs et prétend préserver son objectivité des distorsions subjectives. Il va donc faire passer la théorie écologique de Bateson et Varela dans une praxis sociale qu’il a appelé un « paradigme éthico-esthétique » (le sous-titre de son livre, Chaosmose). Les pratiques sociales, les pratiques personnelles et les pratiques environnementales s’influencent mutuellement, mais, pour ce qui est de la tâche urgente à accomplir, Guattari insiste sur le fait que la connaissance scientifique n’est pas un point final, mais seulement un début pour aider à l’activité créatrice de nouveaux modes de vie, une culture sociale de nouvelles singularités liées à de nouvelles solidarités avec des connecteurs ouverts, multiples et transversaux. La pratique écologique a besoin de sources empiriques de connaissance sur le monde naturel, mais cette connaissance factuelle n’est pas le fondement de toutes les valeurs humaines, et doit entrer dans la production sociale complexe de nouvelles valeurs, en devenant une partie de l’écologie plus large des idées et des « agencements d’énonciation » autopoiétiques émergents qui apparaissent dans toute la formation sociale.

C’est le pari de Guattari pour sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons actuellement, un monde où nous avons déjà beaucoup plus de connaissances écologiques que de pratiques écologiques, qui sont souvent bloquées par les politiques nationales et supprimées dès qu’elles entrent en conflit avec les intérêts lucratifs des entreprises. Mais les réformes fragmentaires sont loin d’être suffisantes pour résoudre les problèmes de la planète ; et dès que nous commençons à nous attaquer à un problème spécifique, nous découvrons tôt ou tard qu’il est lié à d’autres problèmes dans d’autres domaines, d’autres écologies, qui sont à leur tour liées à d’autres problèmes, sans fin. Une alternative viable à ce faux dilemme entre le statu quo insoutenable et les réformes techniques inefficaces menées par les autorités serait de déclencher une « révolution moléculaire » de pratiques micropolitiques, créant de nouvelles subjectivités transversales, des assemblages, des machines autovalorisantes d’énonciation, des dé- et re-territorialisations flexibles, qu’elles soient pré-personnelles, personnelles ou métapersonnelles.

Notre survie sur cette planète n’est pas seulement menacée par les atteintes à l’environnement, mais par une dégénérescence du tissu de la solidarité sociale et des modes de vie psychique, qui doivent littéralement être réinventés. On ne peut concevoir de solutions à l’empoisonnement de l’atmosphère et au réchauffement climatique dû à l’effet de serre, ou au problème du contrôle de la population, sans une mutation des mentalités, sans la promotion d’un nouvel art de vivre en société. On ne peut concevoir une discipline internationale dans ce domaine sans résoudre le problème de la faim et de l’hyperinflation dans le tiers-monde. « Nous ne pouvons concevoir une recomposition collective du socius, corrélative à une resingularisation de la subjectivité, sans une nouvelle façon de concevoir des démocraties politiques et économiques respectueuses des différences culturelles – sans de multiples révolutions moléculaires » dit Guattari dans Chaosmose. « C’est toute la division du travail, ses modes de valorisation et ses finalités qui doivent être repensés. La production pour la production, l’obsession du taux de croissance, que ce soit dans le marché capitaliste ou dans les économies planifiées, conduit à des absurdités monstrueuses. La seule finalité acceptable de l’activité humaine est la production d’une subjectivité qui auto-enrichit sa relation au monde de façon continue. »

L’écologie « doit cesser d’être associée à l’image d’une petite minorité éprise de nature ou à des spécialistes qualifiés ». L’écologie remet en question l’ensemble de la subjectivité et des formations du pouvoir capitaliste. Mais changer comment et selon qui ? La théorie et la praxis de Guattari n’ont jamais cessé de répondre à cette question : à tous les niveaux, haut et bas, intérieur et extérieur, de chacun selon son désir à chacun selon ses besoins. Guattari vise une transversalité décentrée, hétérogène, polyphonique, à tous les niveaux, à travers les trois écologies. La plupart des gens désirent créer une psyché, une société et un environnement plus sains. Mais ils se sentent piégés. Pourtant, certaines conditions ont déjà conduit à des changements rapides et spectaculaires, tout comme des flux chaotiques en thermodynamique peuvent bifurquer de manière imprévisible et générer un nouveau modèle organisé. Cela s’est produit par exemple dans le monde entier en 1989 lorsque des masses de personnes sont descendues dans la rue pour mettre fin soudainement à l’Union soviétique. Le changement est un processus qui touche chaque fragment subconscient pré individuel, chaque personne, chaque famille, chaque localité, chaque groupe, chaque classe, chaque tribu, chaque public, jusqu’aux niveaux internationaux, avec des lignes « transversales » qui s’entrecroisent en de multiples réseaux. Depuis la publication de Chaosmose, nous avons assisté à la diffusion massive de la prise de conscience du réchauffement climatique. En conséquence, nous assistons aujourd’hui à l’émergence explosive de multiples réponses, groupes, solutions, technologies, rêves, critiques, examens de conscience, plans d’urbanisme, accords internationaux, actions allant dans toutes les directions, venant d’en haut et d’en bas dans diverses combinaisons transversales. Si ce processus peut être encouragé plutôt que contraint, une autre révolution moléculaire vis-à-vis du changement climatique mondial sera en cours, entraînant également de nouvelles subjectivités, de nouveaux agencements, de nouvelles solidarités.

Comment cultiver les conditions d’un tel renouvellement de la société ? C’est le thème principal de l’œuvre théorique de Guattari. Il ne se contente pas de nous rappeler que nous avons un grave problème et que le monde va droit dans le mur, comme l’ont fait trop d’écrivains. Au contraire, il se penche sur les sources de changement au niveau micro et sur les blocages institutionnels, psychiques et idéologiques qui empêchent le changement. La complexité du travail théorique de Guattari est une conséquence de son dialogue avec la science de la complexité, notamment avec Ilya Prigogine et Isabelle Stengers. Tout comme il l’avait déjà fait avec le lacanisme, le marxisme et la sémiotique, Guattari a travaillé de manière critique à travers et contre la science de la complexité, théorisant ce qu’il a appelé écosophie et chaosmose. Prigogine et Stengers l’ont confirmé dans son intuition de l’irréversibilité du temps et l’incertitude de la prédiction. Il a appris d’elle et lui une nouvelle perspective de l’entropie, l’émergence de l’ordre à partir de fluctuations chaotiques, la priorité du devenir sur l’être, la matière active, etc. Guattari s’est réapproprié tout cela pour ses théories psycho-sociologiques. Cela lui a fait mettre l’accent sur la façon dont les systèmes dynamiques non équilibrés en flux chaotiques forment de nouveaux processus d’auto-organisation. Aujourd’hui, la nouvelle science de la complexité montre que la stase est, en fin de compte, une entropie, que le chaos conduit à l’émergence de l’auto-organisation, que le processus et le devenir sont plus fondamentaux dans la nature que l’être.

Les trois écologies ne sont pas parallèles, ni dans une chaîne causale directe. Chaque écologie possède ses propres propriétés émergentes distinctes, tandis que d’autres caractéristiques traversent les trois. Il n’y a donc pas de réduction de l’une à l’autre. Pour Guattari, la nature est sans cesse innovante, productive, dynamique, chaotique, hétérogène, auto-poïétique, en devenir. Cela complique la tentative traditionnelle de clouer la normalité humaine sur son substrat physique. Dans la pensée de Guattari, il serait impossible de localiser la norme. Pour Guattari, l’environnement est sélectivement façonné par chaque organisme de manière différente ; de sorte que les différentes espèces interagissent avec un « monde » différent d’une manière très matérialiste comme l’ont indiqué Maturana et Varela.

Les trois domaines de l’environnement, du social et du mental, sont interactifs, mais chacun fonctionne selon des principes qui lui sont propres. Ils sont également parallèles aux trois horizons que l’on trouve dans une tradition philosophique assez courante (dans la phénoménologie, l’existentialisme et la psychologie gestaltiste) qui situe notre expérience des phénomènes dans trois contextes distincts, se déplaçant vers l’extérieur en cercles concentriques : le soi (eigenwelt), la société (mitwelt) et l’environnement (umwelt), traduit communément par « monde ». Il ne s’agit pas d’universaux objectifs, mais plutôt de situations qui structurent l’expérience consciente d’un monde intérieur, d’un monde social de la relation avec les autres, et du monde naturel tel qu’il apparaît à chacun depuis sa position. Chaque domaine écologique possède également un principe distinct qui lui est propre, et il peut même y avoir des « antinomies entre les niveaux écosophiques ».

Tout d’abord, pour la psyché, le principe est qu’elle fait face au monde et sélectionne les facteurs environnementaux significatifs à travers « une logique pré-objectale et pré-personnelle » que Freud a décrite comme étant un « processus primaire ». Guattari réarticule ce point psychologique déjà subtil avec la biologie cognitive de Varela et Maturana, qui soutiennent que chaque organisme « produit un monde » avec son propre ensemble unique de sens et d’interactions. L’organisme perçoit ses propres objets, sélectionnés dans le chaos bourdonnant, comme une différence qui fait une différence.

Le principe écologique spécifique au domaine social concerne les autres sujets, toujours déjà en relation, depuis les parents et la famille jusqu’à des groupes sociaux de plus en plus larges, jusqu’à cette entité mystérieuse appelée société qui semble exiger des choses de nous et satisfaire ou frustrer nos désirs. L’écologie de la société est informée par ces investissements émotionnels et libidinaux enchevêtrés, mais elle inclut également la « cathexis pragmatique », ou l’intériorisation pratique des normes et habitudes sociales. Un chevauchement de l’écologie sociale et de l’écologie psychique précédente est partout apparent dans la description faite par Guattari. Il ne donne pourtant aucune garantie qu’une ontologie politique soit intrinsèquement toujours « bonne ». La déterritorialisation n’est pas toujours la bonne chose au bon moment, et la reterritorialisation n’est pas non plus toujours mauvaise ; les « espaces lisses » ne sont pas nécessairement libératoires ; les lignes de fuite peuvent être un danger pour soi et pour les autres ; le « rhizome » est à la fois « bon et mauvais » ; le « corps sans organes » peut être une « overdose » ou du « fascisme » selon la situation.

L’écologie sociale de Guattari concerne les problèmes sociaux mondiaux : l’imposition d’une identité postindustrielle aux pays sous-développés dans des formations sociales monstrueusement exploiteuses ; l’échec des médias de masse à contribuer à un changement social positif, alimentant au contraire la dégradation de l’esprit, de la société et de l’environnement ; le potentiel alternatif d’un « âge post-médiatique » qui permettrait à chacun de produire des communications, favorisant « une multitude de groupes-sujets capables de diriger la resingularisation [des médias] » ; la recomposition complexe des classes de travailleurs étant donné l’avènement d’un nouveau mode de production dans les économies de l’information couplé à la délocalisation de la production fordiste à la chaîne, se croisant avec une division internationale du travail ; la dangereuse probabilité d’une bifurcation et de l’émergence de nouveaux fascismes ou d’une capture réactionnaire similaire des groupes sociaux par les fantasmes de la Loi, du Père, du Leader. Quelque chose d’autre sera au moins aussi crucial, les « changements à long terme » dans les systèmes de valeurs qui sous-tendent les systèmes socioculturels. Pourtant, eux aussi sont les résultats d’une longue vague de milliers de systèmes de valeurs plus petits qui « percolent » au fil des ans. La bifurcation et l’émergence, autrefois connues sous le nom de révolution, se sont toujours produites lorsque des micro-révolutions ont pu coalescer en « nouveaux pôles de valorisation ».

Le principe spécifique de l’écologie environnementale est celui qui occupe le moins de place dans le texte de Guattari. Cette section semble ressembler davantage à sa référence à la science du chaos de Prigogine, à savoir l’imprévisibilité, l’irréversibilité et le processus de déséquilibre dynamique. Le principe naturel est que tout peut arriver et arrivera probablement – « les pires désastres ou les évolutions les plus souples ». Là encore, il n’y a aucune garantie. Le résultat de ce passage pour l’écologie humaine pourrait se résumer à une écologie de la restauration et à une ingénierie environnementale créative. Puisque nos technologies ont maintenant sérieusement interféré avec et mis en danger tant d’écosystèmes, nous sommes lancés dans une course pour utiliser la technologie afin de gérer, réparer, améliorer notre environnement afin de préserver l’habitat humain. Cette affirmation est brièvement présentée comme un fait avéré qu’il est désormais trop tard pour contester, car nous sommes au beau milieu de l’une des plus grandes extinctions massives d’espèces jamais enregistrées, sans compter le chaos climatique mondial. Nous entrons maintenant dans une période intéressante où l’histoire naturelle et l’histoire humaine sont tellement imbriquées que l’analyse géologique ne peut plus les séparer. C’est ce que Guattari entend par être projeté dans une écologie inextricablement technologique. Comme les systèmes complexes en bifurcation sont irréversibles, comme l’ont montré les travaux de Prigogine, il n’y a pas de retour en arrière possible. Guattari nous pousse à aller de l’avant, de toute urgence.

L’écosophie

Guattari tente d’articuler les trois écologies, environnementale, sociale et mentale, en relation les unes avec les autres de manière inséparable, mais aussi comme des domaines autonomes livrés à leurs modes uniques, sans jamais permettre à l’un de dominer et de mettre en danger les autres. En pensant à cette sorte d’approche du « et », qui relie sans opposer, Guattari nous conseille d’ « apprendre à penser transversalement » et de mettre l’accent sur une « éco-logique » du processus créatif, des systèmes relationnels et de la praxis expérimentale plutôt que sur une analyse réductionniste. Le « capitalisme mondial intégré » domine de plus en plus et met en danger les trois domaines de la psyché, de la société et de l’environnement naturel. L’écosophie défend les « trois écologies » contre un système d’exploitation non durable. Articuler leurs besoins et leurs intérêts ensemble ne sera pas un retour à la totalisation marxiste de l’infrastructure et de l’idéologie. Au contraire, pour Guattari, nous commençons à créer de nouveaux « agencements écosophiques d’énonciation » qui nous redirigeront loin de l’ « impasse » malsaine du capitalisme. La seule issue est d’encourager une praxis qui englobe les trois domaines tout en les laissant muter et évoluer simultanément et de manière hétérogène : une subjectivité naissante ; un socius en constante mutation ; un environnement naturel en cours de réinvention.

« La reconquête d’une certaine autonomie créatrice dans un domaine particulier encourage les conquêtes dans d’autres domaines – le catalyseur d’une nouvelle fabrique et d’un renouvellement progressifs de la confiance de l’humanité en elle-même à partir du niveau le plus minuscule ». Pendant longtemps, on nous a appris à voir l’humanité en guerre contre la nature, les individus en compétition les uns avec les autres pour les rares récompenses socio-économiques, et la psyché comme éternellement prise dans une tension de mécontentement entre les pressions opposées du surmoi et des instincts. Cette nouvelle écologie rompt avec la leçon traditionnelle du conflit inexorable en mettant en évidence les leçons oubliées : les façons dont la stimulation de la production créative dans un domaine soutient assez souvent la vitalité accrue des autres domaines. Une psyché malade détruit son propre environnement et donc elle-même, mais une psyché en recherche cultive et renouvelle son propre environnement, obtenant en cadeau la productivité supplémentaire du monde naturel. Les sociétés de coopération ouverte multiplient les bénéfices pour les individus dans des effets tertiaires au-delà de tout calcul. L’écosophie de Guattari plaide pour une théorie et une praxis qui cultivent simultanément l’interdépendance mutuelle et la créativité hétérogène à chaque niveau : « Les individus doivent devenir à la fois plus unis et de plus en plus différents. Il en va de même pour la resingularisation des écoles, des conseils municipaux, de l’urbanisme, etc. »

Très peu a été dit sur l’écosophie jusqu’à présent, et encore moins a été fait avec elle. Alors, l’étude de Guattari vaut-elle la peine ? Ou d’autres écologies théoriques sont-elles mieux formées et plus efficaces ? Après tout, c’est devenu un lieu commun parmi l’intelligentsia dominante de dire que ce style de théorie ne parvient pas à payer suffisamment pour les efforts investis. Mais la même catégorie de lecteurs a dit la même chose d’un roman intitulé Ulysse lors de sa première publication. Guattari ne deviendra jamais un Joyce, mais j’espère avoir montré comment son écosophie découle d’une étude de la biologie la plus philosophique et de la science de la complexité disponibles à ce jour, et comment Guattari a esquissé la prochaine étape de l’écologie humaine, soit une refonte des pratiques sociale, une nouvelle promotion des bifurcations vers de nouvelles singularités, de nouvelles formations subjectives d’ « agencement » et de nouveaux réseaux interactifs transversaux, le processus même de l’auto-organisation autopoïétique à partir du flux dynamique.

Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Anne Querrien