Central dans les analyses féministes des années 1970 et 1980, associé en France au courant féministe matérialiste 1 et aux États-Unis, aux courants féministes marxiste et radical 2, la notion de patriarcat était, dans les années 1990, tombée en désuétude. Plusieurs facteurs expliquent sans doute ce déclin, dont il a été noté qu’il n’avait pas véritablement fait l’objet de discussions3. Un premier facteur, externe à la théorie féministe, provient sans doute du reflux des mouvements féministes qui, après les conquêtes juridiques importantes des années 1970, ont vu leur dynamisme remis en cause dans un contexte social marqué par la montée en puissance du néolibéralisme et d’une idéologie individualiste valorisant l’autonomie, la responsabilité et la réussite individuelles. Un second facteur, interne cette fois à la théorie féministe, est sans doute à chercher dans les critiques et objections dont les théories du patriarcat ont été l’objet, dans les années 1980 et 19904, de la part de théoriciennes féministes qui ont pointé les problèmes que certains usages du concept pouvaient provoquer : déshistoricisation de l’oppression des femmes ; homogénéisation du groupe des femmes ; secondarisation des autres luttes sociales et politiques ; victimisation des femmes…
En France, d’autres concepts, moins susceptibles a priori de tomber sous le coup de ces objections, ont alors été privilégiés : celui de rapports sociaux de sexe d’abord, typiquement français et associé à une approche théorique qui insiste sur la consubstantialité des rapports de pouvoir et sur l’agentivité des agents sociaux5; celui de genre ensuite, de provenance nord-américaine, et qui attire l’attention sur l’ancrage de l’oppression des femmes dans des pratiques et des normes constitutives des identités, mais aussi sur la capacité des agents sociaux à les déplacer et à les subvertir6; celui de domination masculine enfin7, qui réinvestit l’idée – consubstantielle au concept de patriarcat – selon laquelle le phénomène dont il s’agit de rendre compte est un phénomène systémique et total, mais qui, au moins dans son usage bourdieusien, insiste, comme le concept de genre, sur sa dimension symbolique et sur son rôle dans la constitution des identités masculines et féminines.
Retour en grâce
Ce bref rappel, qu’il faudrait compléter et complexifier, suffit à rendre compte de l’étonnement que peut susciter le retour en grâce du terme de patriarcat depuis quelques années, dans le langage courant comme dans la littérature académique. De ce retour en grâce témoignent la réédition des deux tomes de L’Ennemi principal de Christine Delphy, la parution du livre d’Ivan Jablonka, Des hommes justes, sous-titré Du patriarcat aux nouvelles masculinités, ou tout récemment, la traduction du livre de Carol Gilligan et Naomi Snider, Why does patriarchy persist, sous le titre Pourquoi le patriarcat ? Que le concept de patriarcat figure dans le titre du dernier ouvrage de l’initiatrice des éthiques du care semble d’ailleurs aussi surprenant que significatif : car si l’orientation féministe du travail de Gilligan a toujours été claire, sa dimension politique et sa radicalité ont parfois pu être l’objet de doutes, y compris dans les rangs des théoriciennes féministes (américaines ou françaises). Si même les théoriciennes du care se mettent à parler de patriarcat – pourrait-on dire en forçant le trait – c’est qu’il doit se passer quelque chose !
Or, bien entendu, il se passe quelque chose : le mouvement #MeToo, formé des milliers de voix de femmes qui ont témoigné et dénoncé la violence sexiste dont elles font l’objet dans toutes les sphères de la société, est passé par là. En plusieurs endroits du monde, depuis 2014, des femmes se mettent en grève, organisent des marches et des manifestations pour protester contre la dévalorisation systématique dont le travail rémunéré et non rémunéré qu’elles effectuent quotidiennement fait l’objet8. Dans les universités, dans la société civile, sur les réseaux sociaux, de nouvelles formes d’activisme et de militantisme féministes se développent9, portées par des générations nouvelles de jeunes gens – femmes cis, gays et lesbiennes, personnes trans, personnes non-binaires – qui affirment leur existence et revendiquent les conditions sociales, juridiques et matérielles d’une vie décente.
Dans le même temps, et ceci explique sans doute en partie cela, un homme capable de dire publiquement que, quand on est une « star » on peut tout faire avec les femmes, notamment « les attraper par la chatte », est élu président des États-Unis ; un nombre hallucinant de femmes continuent de mourir chaque année sous les coups de leur conjoint ; un parlementaire s’adresse à une secrétaire d’État en l’appelant « ma poule » en séance de questions au gouvernement ; le maire d’une grande ville se demande à la télévision si la Ministre de l’égalité hommes-femmes n’aurait pas pu aller au Journal du Hard de Canal + si l’émission existait encore…. Dans le même temps encore, les femmes continuent d’assumer l’essentiel du travail de care sur lequel repose la reproduction de la société et de ses membres, qu’il soit ou non rémunéré ; elles demeurent majoritaires dans les emplois à temps partiel subis ; elles continuent de gagner moins que les hommes à poste et compétence égale ; et, contrairement à ce que martèlent les membres du gouvernement d’Édouard Philippe, elles seront – mécaniquement – les premières victimes de la réforme des retraites en discussion au Parlement.
Donc oui, il se passe des choses qui donnent sens au réinvestissement du concept de patriarcat, en tant qu’il désigne, dans une acception large, une formation sociale dans laquelle les hommes détiennent le pouvoir, et le masculin est systématiquement avantagé au détriment du féminin10. Que le contexte social et politique dans lequel nous nous trouvons légitime le réemploi de ce terme et le rende peut-être urgent d’un point de vue politique ne nous dit rien, ni de sa pertinence pour analyser et transformer la situation présente, ni de la manière de le comprendre, étant entendu qu’il n’y a jamais eu d’accord sur sa signification dans le champ féministe.
Avons-nous raison de réinvestir ce concept, et dans quel but ? Je voudrais simplement ici discuter de la conception du patriarcat que défendent Carol Gilligan et Naomi Snider dans le livre Pourquoi le patriarcat ? En effet, ce livre déplace les analyses du patriarcat produites dans le champ féministe dans les années 70 et 80. Mais il présente aussi des problèmes qui conduisent à douter que son approche « psychologique » du patriarcat soit celle dont nous avons prioritairement besoin aujourd’hui pour agir.
Le patriarcat comme défense psychologique
Carol Gilligan est psychologue du développement moral. Elle a consacré de longues années de recherche à l’étude du développement moral des filles et des garçons11. Certain.e.s de ses étudiant.e.s ont poursuivi ce travail de recherche, qui a donné lieu à la publication de plusieurs ouvrages sur le développement des filles et des garçons12. Avec David Richards, elle a aussi publié deux livres13 qui analysent la construction de la culture patriarcale occidentale et le danger qu’elle représente pour la réalisation d’une véritable démocratie, en puisant notamment dans l’histoire de la littérature occidentale.
Le livre co-écrit avec Naomi Snider se situe à mi-chemin de ces différents travaux. Puisant dans les enquêtes empiriques de psychologie morale qui ont constitué la base des ouvrages précédents de Gilligan, ainsi que dans l’expérience personnelle des autrices, il opère une montée en généralité pour proposer une interprétation et une critique du patriarcat qu’on peut qualifier de « psychologique », et ceci, pour trois raisons. D’abord, Gilligan et Snider veulent mettre au jour ce que le patriarcat fait à la psyché des gens – quel type de sentiment, de rapport à soi et à autrui il produit, quel type de blessure psychologique il inflige à chacun.e. Ensuite, elles cherchent à localiser dans la psyché les causes de la persistance ou du maintien du patriarcat dans un contexte social et politique où semble pourtant s’être imposée la référence à l’égalité. Enfin, elles visent à identifier dans la psyché le ressort de la résistance au patriarcat.
Rapidement résumée, la double thèse que défendent les autrices consiste à dire que, si le patriarcat persiste ou se maintient, ce n’est pas sans raison, mais parce qu’il assure à chacun.e des bénéfices psychologiques. Plus précisément, il assumerait une fonction psychologique de défense, nous protégerait « de ce que nous savons ou de ce que nous ressentons comme dangereux ou intolérable », à savoir « la perte de l’amour ». Cette fonction de protection ne pourrait cependant s’accomplir qu’à un coût exorbitant, pour les femmes comme pour les hommes. Prendre la mesure de ce coût et de la contradiction sur laquelle repose le patriarcat, est dès lors central, dans une perspective critique et de transformation. Pour les autrices, il s’agit du premier pas vers la remise en cause du patriarcat.
En quoi alors consiste ce coût ? Simplement, dans le fait que l’ordre patriarcal impose aux individus d’assumer des identités – masculines et féminines – qui rendent impossible l’établissement de relations « authentiques » avec les autres. Devenir homme dans une société patriarcale signifie, en effet, apprendre à se détacher de ses émotions, à « ne pas penser à ce que l’on ressent ». Parallèlement, devenir femme dans une société patriarcale signifie apprendre à se taire, à ne pas faire confiance à son expérience. Chez les hommes comme chez les femmes, bien que selon des modalités différentes, le patriarcat engendrerait ainsi une non-présence à soi qui fait obstacle à la relation ; il impliquerait un « sacrifice de l’amour » ou un « sacrifice relationnel », qui serait consenti dans la mesure où, en nous protégeant des relations, il nous protégerait aussi de pertes futures.
Selon Gilligan et Snider, cette contradiction, au cœur du fonctionnement du patriarcat, alliée au besoin vital qu’ont les êtres humains de nouer des relations authentiques, s’accompagne également du fait que certain.e.s résistent, refusent les injonctions identitaires qui leur sont adressées, rejettent la hiérarchie que ces injonctions et les identités produites. L’enjeu pour les autrices est de participer à l’amplification de ce mouvement de résistance, en mettant en lumière les pertes – psychiques et relationnelles – que le patriarcat fait subir aux femmes et aux hommes. Pour elles, seules des relations égalitaires, permettant à chacun.e d’exprimer la voix dont ille est « naturellement » doté·e, peuvent favoriser le développement de subjectivités non dissociées, présentes à soi et présentes aux autres. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la défense du motif démocratique sur laquelle se clôt le livre, la démocratie apparaissant alors comme l’antithèse du patriarcat, comme ce au nom de quoi il est possible d’en faire la critique, et comme la condition du développement de subjectivités non mutilées.
Usage critique de la psychologie…
L’approche de Gilligan et Snider est, au premier abord, surprenante. La démarche consistant à chercher dans des mécanismes psychologiques la clé de la persistance du patriarcat est, en effet, peu commune. Elle semble même parfaitement hétérodoxe, si l’on se souvient que le concept de patriarcat a principalement été mobilisé par des théoriciennes matérialistes ou marxistes, qui voyaient dans le mode de production domestique ou dans le mode de production capitaliste, le fondement de l’oppression des femmes dans les sociétés modernes. Dans leur introduction, les autrices précisent d’ailleurs leur positionnement et leur intention. Elles soulignent qu’il ne s’agit pas de dénier leur pertinence aux analyses traditionnelles du patriarcat, qui insistent sur les privilèges matériels que la domination procure aux dominants et sur la volonté qu’ont ces derniers de conserver ces privilèges. Leur approche, disent-elles, se veut complémentaire de ces dernières. Elles font valoir que toute théorie sociale ou politique repose sur une psychologie, suggérant que tout projet de critique et de transformation sociales doit se poser la question des mécanismes psychologiques qui sous-tendent le maintien du statu quo ou l’entrée dans la résistance, ainsi que la question des conditions psychologiques auxquelles un projet politique donné – par exemple un projet féministe et égalitariste – peut être mené à bien.
Ce dernier argument est convaincant. Dès lors qu’on admet que les agents sociaux ne sont pas de simples rouages déterminés extérieurement par des forces qui leur échappent, on peut penser qu’ils se livrent toujours à un travail psychique destiné à mettre en forme et à donner sens à la réalité sociale, contribuant par là à la reproduire ou à la transformer. On peut penser aussi que la psychologie, en tant qu’elle prend un tel travail psychique pour objet, n’a pas nécessairement d’effet dépolitisant, et peut s’insérer dans un projet critique de transformation sociale. Cependant, pour que tel soit le cas, une condition est nécessaire : le discours psychologique ne peut se développer qu’en dialogue avec d’autres discours, en particulier ceux de la sociologie et de l’histoire, attentifs aux formes d’organisation sociale et à leurs évolutions. Comme on l’a noté, c’est cette position que les autrices revendiquent. Dans les faits pourtant, il n’est pas évident qu’elles y parviennent. Or, comme on va le voir, cette difficulté fragilise l’ensemble de leur analyse et affaiblit la portée politique qu’elles cherchent à lui donner.
…ou dérive psychologiste ?
L’autonomisation de l’approche psychologique à laquelle cèdent Gilligan et Snider se remarque dans leur thèse centrale : le patriarcat se maintient dans la mesure où il fonctionne comme une défense contre la perte de l’amour. Cette thèse procède d’une comparaison opérée entre, d’un côté, l’observation des changements émotionnels et psychologiques qui affectent les garçons et les filles à mesure qu’ils entrent dans l’âge adulte et sont « initiés » au patriarcat ; et de l’autre, l’analyse par le psychologue américain John Bowlby de la trajectoire émotionnelle qui fait suite à l’expérience du deuil. Quand les filles sont soumises à l’injonction de se comporter comme des femmes à l’entrée dans l’adolescence, quand les garçons sont soumis à celle de se comporter comme des garçons (c’est-à-dire, de ne pas se comporter comme des filles), vers l’âge de 5-6 ans, tous passent par les mêmes phases émotionnelles que celles qui suivent un deuil : la protestation, le désespoir, puis le détachement ou l’attachement anxieux – qui renvoient à deux formes pathologiques de l’attachement caractérisés par « l’exclusion défensive des affects ». Tandis que le détachement s’observe chez les garçons, chez lesquels il prend la forme du recentrement sur soi et de l’indifférence affichée à autrui, l’attachement anxieux se rencontre chez les filles où il prend la forme du soin compulsif et de la tendance à taire ses émotions et désirs pour privilégier ceux des autres.
C’est sur la base du constat de cette similarité entre, d’un côté, la trajectoire émotionnelle ouverte par le deuil et, de l’autre, le développement des filles et des garçons, que Gilligan et Snider soutiennent que le patriarcat, en assignant des identités rigides et mutuellement exclusives aux unes et aux autres, induit une perte relationnelle à laquelle le détachement et l’attachement anxieux sont des réponses. C’est aussi sur la base de ce constat qu’elles concluent que la force du patriarcat vient de ce qu’il nous protège contre des pertes futures. En empêchant que les sujets ne s’ouvrent et ne s’exposent aux autres – ce que font tout autant le détachement, en rompant le lien avec autrui, que le soin compulsif, en empêchant l’expression de soi – il les prémunit contre l’abandon et le rejet. Bien sûr, de telles défenses sont moralement problématiques dès lors qu’elles soutiennent les hiérarchies existantes ; et elles sont psychologiquement paradoxales dans la mesure où elles éloignent les sujets de cela même qu’ils cherchent et dont ils ont besoin selon les autrices, des relations authentiques. Mais qu’un tel fonctionnement soit problématique et paradoxal ne l’empêche pas d’être effectif. Seul son dévoilement peut permettre de l’enrayer. C’est pourquoi les autrices envisagent leur travail comme une forme de résistance au patriarcat et concluent leur analyse en soulignant que, au vu de ses effets psychologiques et relationnels, nous avons tous et toutes intérêt à abolir le patriarcat – ce qui suppose notamment que les femmes prennent la parole et que les hommes se réconcilient avec leurs sentiments.
On peut maintenant voir où se situe la fragilité de la thèse de Gilligan et Snider : si leurs descriptions du développement psychologique et moral des jeunes filles et des jeunes garçons frappent par leur finesse et résonnent avec l’expérience de la lectrice, les dimensions explicative et normative de leur thèse font problème. Que l’initiation au patriarcat induise une perte, au sens où le patriarcat fait obstacle à l’instauration de relations égalitaires et conditionne la reconnaissabilité des sujets au fait qu’ils endossent des identités rigides, cela découle de la définition même du patriarcat en tant que système de division et de vision du monde social. Que cette perte induise chez les hommes un détachement qui se traduit par une revendication d’autosuffisance et, chez les femmes, des attachements anxieux qui se manifestent dans une tendance à l’oubli de soi au profit des autres, est cohérent avec les conceptions dominantes de la masculinité et de la féminité dans les sociétés modernes. Mais peut-on pour autant considérer que ces mécanismes défensifs contre la perte induite par le patriarcat, constituent le ressort de sa persistance ? Qu’en est-il d’autres ressorts psychologiques possibles, comme par exemple le désir de reconnaissance ? Qu’en est-il surtout des ressorts non psychologiques que sont la violence physique, la menace, le sexisme ambiant, la division sexuelle du travail, l’assignation des femmes au travail de care, la dépendance économique, la segmentation du marché du travail, la dévaluation des métiers féminisés… Ces derniers ne jouent-ils pas un rôle, et un rôle de premier plan, dans la persistance du patriarcat ?
Idéalisme
De telles questions sont loin d’être purement théoriques. L’identification et l’analyse des facteurs qui rendent compte de la persistance du patriarcat engagent en effet la définition même du patriarcat, définition dont l’histoire récente des théorisations féministes montre qu’elle est loin d’aller de soi. Et cette définition détermine, à son tour, celle des stratégies de lutte contre le patriarcat. Elle est donc centrale d’un point de vue politique. Or, l’approche psychologique que développent Gilligan et Snider repose sur une définition du patriarcat qui pêche, sans surprise, par son idéalisme. Les autrices définissent en effet le patriarcat comme « une structure immémoriale, presque universelle », « une culture fondée sur la binarité et la hiérarchie des genres, un cadre ou une lunette qui : (1) nous pousse à percevoir certaines compétences humaines comme «masculines» ou «féminines» et nous enjoint à favoriser ce qui relève du masculin ; (2) élève certains hommes à un rang supérieur à celui d’autres hommes et tous les hommes au-dessus des femmes ; (3) impose une scission entre l’individu et le collectif de sorte que les hommes ont leur identité propre, tandis que les femmes sont idéalement sans individualité et désintéressées. Les femmes se tournent ainsi vers les autres pour nouer des relations qui servent subrepticement à répondre aux besoins des hommes. »
Cette définition insiste sur les représentations partagées et les effets d’identité que celles-ci produisent. En privilégiant la dimension symbolique ou culturelle du phénomène qu’elle entend décrire, elle s’accorde avec l’intérêt porté par les autrices aux mécanismes psychologiques du maintien du patriarcat. Mais elle ne dit rien des pratiques sociales et des formes d’organisation sociale dans lesquelles ces représentations partagées s’objectivent, et grâce auxquelles elles se perpétuent ; elle ne dit rien non plus des fondements socio-économiques de l’oppression des femmes, de sa perpétuation et de ses manifestations différenciées.
Dans l’introduction de leur livre, les autrices comparent le patriarcat à un fantôme et, citant Tolstoï, le décrivent comme « une force brutale, toute puissance, qui dirige [nos] vies malgré [nous] ». Que le patriarcat se manifeste sur le mode de cette présence fantomatique et agissante est sans doute juste. Mais cela ne signifie pas qu’on puisse effectivement le réduire à une force planant au-dessus de l’organisation sociale, s’immisçant comme par magie dans nos esprits et dans nos corps. L’ordre du genre a, autrement dit, une réalité matérielle. Cette réalité matérielle ne s’oppose pas à sa réalité psychique. Au contraire, c’est en s’attachant à la décrire et à l’analyser, à en mettre au jour les tensions et les évolutions, à en interroger les interactions avec l’organisation capitaliste de l’économie et l’idéologie néolibérale, que l’on pourra rendre compte des effets psychiques que le patriarcat exerce sur chacun de nous. Mais on rendra compte aussi du fait que ces effets diffèrent, non seulement entre hommes et femmes, mais aussi entre hommes, entre femmes, et pour celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces catégories.
Si l’enjeu est de remettre en cause les mutilations subjectives dont l’organisation patriarcale des sociétés capitalistes modernes est productrice, et de promouvoir une forme d’organisation sociale et politique dans laquelle chaque voix compterait, c’est cette réalité matérielle et ses interactions avec nos vies psychiques qu’il importe d’abord d’interroger. Un tel programme de recherches ne remet pas en cause l’intérêt du livre de Gilligan et Snider, mais il appelle à le remettre en perspectives dans une démarche critique plus large, qui ne saurait être qu’interdisciplinaire, et dont les soubassements anthropologiques et épistémologiques restent à élaborer.
1 Delphy, Ch., L’Ennemi principal 1. Économie politique du patriarcat (2001), Paris, Syllepses, 2009 ; Mathieu, N. C., L’anatomie politique (1991), Paris, iXe Éditions, 2013 ; Guillaumin, C., Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature (1992), Paris, iXe Édition, 2016.
2 Jaggar, A., Feminist Politics and Human Nature, Lanham, Rowman & Littlefield, 1988.
3 Mosconi, N. et Paoletti, M., « Dépassé le patriarcat ? », Travail, Genre et Sociétés, 2017/2, no 38.
4 Arambourou, C., « Du patriarcat aux modes de domination », Travail, Genre et Sociétés, 2017/2, no 38 ; Mosconi, N. et Paoletti, M., op.cit.
5 Kergoat, D., Se battre disent-elles…, Paris, La Dispute, 2012.
6 Scott, J., « Genre : une catégorie utile d’analyse historique » (1986), trad. E. Varikas, Cahiers du Griff, no 37-38, 1988 ; Butler, J., Trouble dans le genre. Le Féminisme et la subversion de l’identité (1990), trad. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005.
7 Bourdieu, P., La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
8 Arruzza, C., Batthacharya, T. et Fraser, N., Féminisme pour les 99%. Un Manifeste, trad. V. Dervaux, Paris, La Découverte, 2019.
9 Nouvelles Questions Féministes, « Nouvelles formes de militantisme féministes I », 2017/1, vol. 36 ; « Nouvelles formes de militantisme féministes II », 2017/2, vol. 36.
10 Delphy, Ch., « Théories du patriarcat », in Hirata, H., Laborie, F., Le Doaré, H. et Sénotier, D. (dir.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2010.
11 Gilligan, C., Making Connections. The Relationnal World of Adolescent Girls at Emma Willard School, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990 ; The Birth of Pleasure. A New Map of Love, New York, Vintage Books, 2002.
12 Chu, J., When Boys Become Boys. Development, Relationships and Masculinity, New York, New York University Press, 2014 ; Way, N., Deep Secrets. Boy’s Friendships and the Crisis of Connection, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011.
13 Gilligan, C. et Richards, D., The Deepening Darkness. Patriarchy, Resistance and DEmocracy’s Future, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Darkness Now Visible. Patriarchy’s Resurgent and Feminst Resistance, Cambridge, Cambridge University Press, 2018.
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