Aujourd’hui, il n’est pas possible de vivre autrement que par conspiration (conspiracy1). Mais, aujourd’hui, il n’est pas non plus possible de vivre par complot (plot 2). Pour vivre maintenant, pour créer des modes de vie, des formes de vie, nous devons chercher une conspiration sans complot, une conspiration qui soit sa propre fin, une conspiration qui soit en vue d’elle-même. Cette conspiration ne peut pas avoir pour vocation de produire une nouvelle personne, un nouveau monde, une nouvelle subjectivité, une nouvelle conscience. Elle peut encore moins se conformer au complot des autres, au complot de la police. Cette conspiration ne peut que se produire elle-même et produire davantage d’elle-même, et celleux qui entrent dans cette conspiration sans complot se produisent elleux-mêmes à travers une sorte de complicité qui prend parti contre tout complot, contre toute tentative d’intriguer un chemin, un avenir pour les autres ou pour soi-même. Cette conspiration appelle un amour complice, un amour du côté de la conspiration et contre le complot, contre la police qui est appelée à l’existence par le complot. L’ amour complice, comme le dirait Paulo Freire, est un amour situé du côté de celleux qui savent de quel côté iels sont, un amour pour celleux qui conspirent, un amour qui, en étant contre le complot, fait surgir la police, un amour contre la police, et dans la conspiration.

Et l’amour complice s’oriente, comme pourrait le dire Gayatri Spivak, vers les autres sans complot. Avoir un amour complice, c’est être à la fois dans et contre tout complot, le complot fût-il un complot d’amour ou de révolution. Avoir un amour complice, c’est ressentir le pouvoir de la conspiration. La complicité, c’est le mode de vie qui nous dé-sécurise, c’est le mode de vie où nous nous défaisons au contact des autres. Mais c’est l’amour complice que nous trouvons dans la conspiration qui permet de nous défaire en sécurité, de prendre des risques. Et nous sommes en danger. Parce que cette conspiration n’est pas secrète, ni liée à un quelconque complot caché. Sa cachette est à la vue de toustes. C’est une conspiration ouverte aux autres, ouverte au monde, défaite dans la complicité, faite en amour complice. Son danger est l’invocation, le soin, l’étude de la complicité comprise comme une socialité radicale et radicalement disponible. Cette socialité radicale n’est pas seulement une question d’amitié, d’amour ou de convivialité, ni d’hyperconnectivité ou de logistique. Non, cette socialité est une expérience menée en nous-mêmes et contre nous-mêmes, avec et pour les autres, une invention constante de la forme de la socialité – et pas l’invention de son contenu, et encore moins l’invention de son complot. Cette socialité radicale est formée par le danger d’être contre la société mais ensemble, en conspiration, d’être contre nous-mêmes mais remplies d’un amour complice pour le mode non-formé de la vie que nous formons ensemble.

Notre complicité dans cette conspiration rend la police malade, comme disait Walter Benjamin. L’ odeur de la conspiration attire la police. Elle est attirée par la conviction qu’il doit y avoir quelqu’une d’autre, quelque chose d’autre, quelque part, d’une manière ou d’une autre, impliquée, invoquée, invaginée dans celleux qu’elle tient prisonniers, et dont la police sent bien qu’iels doivent être à la fois plus et moins qu’un. Car celui qui a été capturé, celui qui s’est sacrifié, n’est en quelque sorte, par complicité, pas complètement attrapé, pas complètement contenu, pas complètement conteneurisé. Cette complicité provoque la pourriture, ce que Jacques Derrida appelle la contamination du droit. Rendus fous, rendus vicieux par cette conspiration sans complot, les policiers font de nouvelles lois, sur le champ, sur le corps, par peur, par paranoïa, une paranoïa qui leur dit qu’« il doit y avoir quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre, quelque part, d’une manière ou d’une autre ». Parce que celui qui est pris est à la fois plus et moins qu’un captif – plus ou moins qu’un. Il doit y avoir la complicità, le complice.

Le complice

Et il y en a un. Il y a quelqu’un qui doit être là, quelque chose qui doit être là. Si nous voulons vivre, nous devons vivre dans cette conspiration, en étant cette conspiration. Le complice est l’être qui n’est pas là et qui pourtant, en étant quand même un peu là, nous rend plus et moins nous-mêmes, nous désécurise, nous met en danger. Le complice est celui qui nous guide sans être vu, à côté. Lorsque nous sommes seuls dans la cellule, en méditation, en exil, dans la clandestinité, le complice nous éloigne de nous-mêmes, nous empêche d’être seul, d’être un, il est celui qui nous (dé)fait être plus qu’un, celui qui nous guide pour vivre autrement que un. Et lorsque nous sommes ensemble avec d’autres, le complice nous guide pour que nous soyons moins que un, moins que les autres, pour que nous soyons possédés par une dépossession, pour que nous donnions accès, pour que nous donnions lieu, pour que nous fassions une conspiration qui ne compte pas, qui ne se calcule pas, qui soit moins que la somme de ses parties, une conspiration qui ne puisse jamais être la conspiration totale ou la conspiration unique – une conspiration qui reste sans complot.

Mais si le complice nous guide, il est un guide sans direction, un guide sans complot ni intrigue, et parce qu’il guide sans direction, il nous guide vers le danger, non vers la sécurité. C’est un danger quotidien rendu possible paradoxalement par l’amour complice que le guide nous procure. Nous savons par l’histoire, et par l’enfer qui se trouve à quelques pâtés de maisons de chez nous, qu’être moins que un dans une cellule, dans les rues, dans les bois, dans la chambre à coucher, c’est être soumis à la violence de ceux qui intriguent, de ceux qui ont un complot, de ceux qui se comptent pour un – une nation, une loi, une race – de ceux qui ont la police de leur côté, de ceux qui comptent sur la police. Et nous savons aussi par l’histoire, comme par l’enfer à des kilomètres de chez nous, combien il est dangereux d’être plus que un, de montrer que vous n’êtes pas seulement vous-même, qu’il y a quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre, que vous êtes avec les autres (pas comme vous-même), et qu’ils sont avec vous (pas comme un). Et même s’il s’agit d’une conspiration sans complot – ou peut-être précisément parce c’est de cela qu’il s’agit – vous serez enchaîné, bâillonné, assourdi, drôné, ou policièrement coupé des autres, comme si vous (en) étiez un, celui que la police pensait avoir, celui que l’armée pensait être la tête du complot. Ou peut-être que ce danger conduit à la présence policière quotidienne, au passage à tabac quotidien de celleux qui doivent préparer quelque chose, risquer quelque chose, être en guerre contre quelque forme de l’un. Celleux dont on dit qu’ielles ont perdu la raison, qu’ielles ont besoin d’être réparées mais qu’on ne peut plus rien faire pour elleux, qu’ielles doivent être rayées de l’intrigue.

Ou peut-être que ce danger se présentera à nouveau à travers le pire des complots, le complot de tous les (non)complots, le complot d’un néolibéralisme extrême qui semble toucher à rien et à tout, et qui se fait et se défait soi-même, qui fait et qui défait les autres, par un acte violent, faisant et défaisant, par un violent élan vers la valeur comme (comp)lot (plot), vers le (comp)lot comme valeur, par une possession et par une appropriation violentes de chaque lot de terre et de chaque complot, de chaque un et de chaque une. À quoi sert l’amour complice face à tout cela, pourquoi laisser le complice nous mettre autant en danger ?

Après tout, le complice est celui qui nous a mis dans cette situation, celui qui, en ne se montrant pas, montre que nous ne sommes pas un et qui, ce faisant, nous met dans cet état de danger. Le complice est celui qui produit des spéculations oiseuses, des conspirations sauvages, sur qui doit être là, sur ce qui doit se préparer : c’est le complice qui nous fait voir des choses, qui nous fait entendre des choses. Le complice se présente comme un autre sens, comme une autre senteur, comme un chemin ténu, comme une piste, comme une piste fugitive. Et cette piste, la piste fugitive, ne peut pas connaître sa direction, elle ne peut être ni tracée, ni complotée. Elle peut être éclairée par une étoile fugitive, un destin fugitif, ou bien elle peut être couverte par une obscurité, cachée dans les quartiers de celleux dont on dit qu’illes ont et qu’illes sont un problème. Mais quelle que soit la manière dont elle se présente, cette piste nous guide vers la fugitivité, vers ce qu’Adrian Piper appelle une échappée dans le monde extérieur, une échappée à la vue de tous, une conspiration qui se dévoile elle-même. C’est pourquoi nous suivons le complice sur une piste sans direction, parce qu’une piste fugitive ne va nulle part, ne peut être ni tracée ni complotée, quoiqu’elle puisse toujours être suivie, toujours être rejointe. Car l’échappée de la piste fugitive est sa propre direction, sa fugitivité est sa destination. Cela signifie que sa destination, sa direction sans direction, sa distance élastique, ce sont les sous-communs.

Les sous-communs

Et c’est pourquoi, malgré tout l’amour complice que vous pouvez ressentir de la part du complice, le complice est aussi une voleuse, une menteuse, une faussaire, une faiseuse d’ennemis : elle est elle-même une fugitive. Si nous devions trouver la complice, plutôt que de la sentir, nous la trouverions dans les sous-communs.

Les sous-communs ne sont pas le commun. C’est ce qui émerge de l’enclosure du commun, dans et contre l’enclosure. Les sous-communs sont ce qui échappe toujours à l’établissement/la colonie (settlement), mais les sous-communs ne s’échappent vers nulle part. La fugitivité des sous-communs est une affaire de tromperie, de méconnaissance, d’imposture, de moquerie, de jeu. Ils sont juste devant nous, et tout autour de nous, et tout le monde y est invité.

Face à tout mouvement d’enclosure, les êtres qui vivent dans les sous-communs dés-établissent (unsettle) toute tentative de les occuper. Ils persistent dans une pré-occupation dont la colonie a besoin mais qu’elle ne peut soutenir, une pré-occupation qui tout à la fois échappe à l’établissement/la colonie et l’entoure dans une conspiration sans complot. Les sous-communs opèrent cette déstabilisation, ce dés-établissement, dans le carnaval des masques, des visages grimés au charbon et dans l’insolence muette. Les sous-communs ne sont pas le commun, bien qu’on puisse l’apercevoir de là où les sous-communs nous mènent. Et les sous-communs ne sont pas le commun parce que l’idée d’accéder au commun, de gérer le commun, l’idée d’une politique du commun, est étrangère à celleux des sous-communs. Leur commun est fugitif, piraté, hacké, à la fois à l’intérieur et contre, et avec et pour, plein de statistiques inventées, de faux rapports, de rumeurs d’insurrection et de catastrophe. Leur commun est complice, conspirateur, en fuite.

Les sous-communs sont la pratique de l’espace et du temps qui ne se conforme pas à l’espace et au temps des individus souverains possesseurs-de-soi, ni à ceux des États à travers lesquels ces individus complotent leur souveraineté. Ils relèvent d’un lieu et d’un temps où les êtres expérimentent avec les frontières, où les êtres font l’expérience d’affects où ils sont autres que un, autres que l’un de l’individu, autres que l’un du collectif. Les sous-communs sont un lieu de performance, de performativité, d’ensemble et d’improvisation avec la forme de la vie singulière et collective elle-même. Cette performance comprend aussi l’imposture, la magie, le destin et la tromperie. C’est à travers de tels actes qu’une socialité radicale émerge, une socialité sans la sécurité de l’unité de l’un ou du multiple, quand une telle unité peut être fausse, conjurée, une question de tromperie fugitive.

Mais parce que les sous-communs sont aussi l’endroit où l’on trouve la complice, l’amour qui doit manquer, ils sont aussi un lieu d’étude, d’invocation et de soin (caretaking). C’est un lieu pour étudier cette formation et cette dé-formation des modes de vie, un lieu pour prendre soin de ces modes et de celleux qui les fabriquent, un lieu pour invoquer ensemble les conditions de l’attention conjointe. Les sous-communs sont l’endroit où l’on trouve ces opérations déployées par la complice. Mais les sous-communs, c’est aussi une étude en fuite, une invocation dans l’obscurité, le soin qu’on prend les unes des autres en temps de guerre. Parce que, lorsque les sous-communs se réunissent, nous ne nous contentons pas de faire de ce temps et de cet espace des temps et des espaces de soin, d’étude, d’invocations de nouveaux chemins fugitifs, à de nouvelles étoiles fuyantes ; nous en faisons aussi les conditions et les formes d’une socialité radicale qui entraîne une réaction, et ainsi arrive la police.

La police

La forme que prend l’étude dans les sous-communs, la forme que prend le soin dans les sous-communs, la forme que prend l’invocation dans les sous-communs, c’est l’activité même de donner et de prendre forme, c’est l’activité d’être ouvert à l’affect d’une manière qui est toujours vulnérable, toujours dans le besoin d’une complice, toujours en danger. Être immergées dans l’affect, être ainsi affectées, dépossédées et possédées, c’est être des fabricantes de forme, puisque la forme émerge de l’affect ouvert dans les opérations de la complice. Être affecté·es au point de créer la forme elle-même, au point de se tenir au-delà de la forme prédéterminée, c’est à son tour se tenir au-delà de l’autodétermination, au-delà de l’intrigue et du complot du soi, de l’un. Et c’est dans ces états où nous sommes affectées que celleux des sous-communs sommes les plus vulnérables à la police, mais plus encore que cela, c’est là que nous sommes les plus vulnérables au risque de nous transformer nous-mêmes en policiers.

Parce que le rôle de la police aujourd’hui est d’organiser l’affect pour en faire un complot. Le rôle de la police est de faire complot de l’affect lui-même. Et elle organise l’affect des autres ainsi que le sien à travers l’ubiquité de la gouvernance, d’une part, et de la réglementation (policy) d’autre part. Grâce à la gouvernance et à la réglementation, la police est maintenant ubiquitaire, comme Benjamin l’avait prédit. La gouvernance et la réglementation sont les formes dominantes du complot, les formes d’écrasement des conspirations sans complot. Aujourd’hui, elles émergent en réaction à la socialité radicale du sous-commun, elles émergent pour affronter directement les faiseurs de formes, pour affronter directement la circulation des affects et des corps affectés dans les sous-communs.

Ce n’est pas que la police renonce à faire la loi ponctuellement, comme l’observait Benjamin, en s’aidant de la matraque, de l’interpellation, de la mise en examen. C’est plutôt qu’aujourd’hui cela ne suffit plus à assurer le complot, et peut-être cela n’a-t-il jamais suffi. Ni violence de l’État, ni science de l’État, la gouvernance travaille en dessous du gouvernement et en-deçà de la gouvernementalité. La gouvernance tente d’imposer son complot à l’affect produit par une conspiration qui n’en a pas. La gouvernance tente d’imposer son complot à celleux qui continuent d’être affectées, à celleux qui ne sont pas un, à celleux qui vivent en dehors du complot. Et précisément parce que pour ceux qui sont dans la conspiration, il n’y a pas de complot, la gouvernance doit jouer le rôle du bon flic. L’ astuce de la gouvernance est de demander le complot, plutôt que de l’imposer par la violence ou l’expertise. La gouvernance attend à l’affût, elle s’habille d’affect, elle demande ce que vous voulez, quels sont vos intérêts, elle veut entendre votre voix, votre contribution, ce que vous pensez, qui vous êtes, et ensuite elle nous offre une cigarette et un café.

Mais lorsque celleux qui font partie de la conspiration sans complot se refusent à en fournir un, lorsqu’illes aiment la complice, lorsque leur amour complice les tient ensemble contre la police qui cherche à les retenir dans ses filets, le bon flic dit : « D’accord, alors je vous relâche ». C’est une menace, pas un cadeau. Parce qu’être relâchée, se retrouver à la rue, c’est se retrouver face au méchant flic, face aux groupes de « justiciers auto-proclamés » (vigilante), face aux faiseurs de réglementation. Parce que la réglementation aujourd’hui, c’est le justicier qui la fait, ou plutôt la réglementation aujourd’hui n’est autre que le retour du justicier, le retour des mafias de la nuit. La réglementation, c’est le mauvais flic devenu voyou, parti rejoindre tous ceux qui sont fiers d’(en) être, qui se chargent de faire appliquer la réglementation à celleux qui sont dans la conspiration sans complot, celleux qui, comme le disait Édouard Glissant, consentent à ne pas être un seul, à ne pas être un. Aujourd’hui, la réglementation est détachée du gouvernement, voire de la gouvernementalité. C’est une voyouterie, une terreur quotidienne. Quiconque est un peut faire acte de réglementation de n’importe où par le simple acte de justicier consistant à dire que ces gens-là ont un problème, ont quelque chose qui ne va pas. Ces gens-là ne sont pas un. Ou celle-ci, ici, qui est dans mon bureau, dans mon lit, à ma table, dans ma maison, sur mon chemin, elle a un problème, il y a quelque chose qui ne va pas chez elle, et je prends sur moi, en tant que quelqu’un qui est un, de la réglementer, d’organiser son affect, de la couper des autres, de faire d’elle un être unifié à mon image.

Qu’elle joue au bon flic de la gouvernance ou au mauvais flic de la réglementation, la police organise aujourd’hui l’affect, exige un complot là où il n’y en a pas, et voit des conspirations partout. C’est pourquoi le choix est aujourd’hui si immédiat, surtout pour celleux qui sont censées organiser les autres. Aujourd’hui, être une enseignante, une artiste, un performeur, une curatrice, être quelqu’un qui est censé organiser les autres, c’est choisir immédiatement entre être complice et être la police.

Mais pour l’enseignante censée organiser les élèves, pour l’artiste censée organiser le public, pour la curatrice censée organiser les visiteur·es, comment cette fonction d’organisation des autres ne serait-elle pas, immédiatement, la police ? La réponse est que la complice fonctionne comme une organisatrice, mais une organisatrice sans intrigue ni complot. Par l’étude, par l’invocation, par le soin, qui sont les modes opératoires de la complice, celle-ci insiste et persiste dans la conspiration. Ce ne sont là que quelques-uns des modes opératoires de la complice, mais ce sont des modes qui se confrontent à la police et à être la police directement. Ces modes opératoires éloignent de la police et nous mènent sur un chemin fugitif, un chemin qui ne peut être tracé selon l’intrigue d’un complot. Ces opérations de la complice élaborent des modes d’être avec et pour les autres, dans et contre tout complot. Et ces modes appellent l’amour complice.

Étude

L’ enseignante est censée transmettre des connaissances, fixer des normes, procéder à des évaluations. L’ enseignante est censée s’assurer que les étudiantes mûrissent, obtiennent des crédits et reçoivent leur diplôme. L’ enseignante est censée organiser les désirs, les ambitions et les rêves des étudiantes. L’ enseignante est censée être la police. Alors comment l’enseignante peut-elle agir en tant que complice ?

L’ enseignante qui se rend complice est celle qui rend l’étude possible. L’ étude est un mode de complicité, une façon d’être autre qu’un ensemble. L’ étude a lieu dans et contre l’université, l’école, l’académie. L’ étude est ce que ces lieux ne permettent pas, et ce qui persiste en eux et contre eux. L’ étude est ce que l’enseignante qui est une complice fait déjà avec les autres. L’ étude, c’est apprendre du côté des autres, pour les autres. L’ enseignante qui opère dans l’étude fournit un amour complice, rend la conspiration possible pour les autres dans l’étude.

Et l’étude est une forme d’apprentissage, de recherche commune de la connaissance qui commence au milieu d’elle-même et qui ne se termine jamais. La complice est celle qui aide les autres à voir que l’étude est déjà en cours, qu’elle a toujours déjà commencé et qu’elle ne peut pas se terminer. Elle aide les autres à sentir que l’étude est toujours immature, prémature, dépendante, endettée, affectée. Dans l’étude, la connaissance n’est pas seulement sociale ; elle est une façon de faire du social ; elle n’est pas seulement collective ; elle est une façon d’expérimenter avec la collectivité elle-même ; elle n’est pas seulement une dette envers le passé, mais une activation de la dette comme moyen d’entrer ensemble dans le futur. L’ étude est la dette que la connaissance fait sans crédit, sans attribution, sans diplôme.

L’ opération de l’enseignante qui se rend complice est de guider les autres vers la connaissance non pas comme quelque chose à posséder, à maîtriser ou à accréditer. Dans l’étude, la recherche de la connaissance est un mode d’apprentissage qui produit d’autres manières de vivre ensemble. La complice rend la connaissance fugitive en l’utilisant pour aider les autres à s’échapper vers de nouvelles façons de vivre. Pour la complice, la connaissance est un chemin fugitif, une étoile qui n’a pas son lot pré-tracé dans le ciel, une conspiration qui apprend sans fins. La complice habite l’étude, et c’est pour cela qu’elle habite les sous-communs, car c’est seulement là que l’étude est possible.

Depuis les sous-communs, l’enseignante qui se rend complice travaille dans et contre sa salle de classe, son studio, son amphithéâtre. Elle va bidouiller les notes qu’elle donne aux étudiantes et piller l’institution. Elle dira qu’il y a un diplôme, fera semblant qu’il y a des crédits, elle donnera des bibliographies. Et si des policiers devaient pénétrer dans les sous-communs de sa salle de classe pour venir chercher l’enseignante devenue complice, ils verraient que ce n’est pas nécessairement elle qui parle, mais qu’elle permet aux autres d’étudier grâce à un amour complice. Cet amour complice est prêt à saboter, à déstabiliser et à créer un danger chaque fois que la connaissance commence à se laisser tracer dans l’intrigue d’un complot. Mais cet amour complice est aussi un secret de polichinelle, c’est l’ouverture, par l’étude, à une conspiration qui se révèle à quiconque veut y entrer avec l’accompagnement de l’enseignante devenue complice.

Invocation

La performeuse est censée commencer la répétition, organiser le public, commencer le spectacle. Elle est censée jouer l’intrigue, suspendre l’incrédulité et captiver l’attention. La performeuse promet un événement mémorable et une expérience unique pour le public. Comment ne peut-elle pas être, immédiatement, policière ? Comment l’appel à l’attention d’un public, comment l’apprêtement social de l’attention caractéristique du spectacle peut-elle ne pas prendre la forme d’une gouvernance, d’une organisation des affects du public qui leur impose une intrigue, qui leur impose un complot ?

L’ invocation est peut-être un mode opératoire qui permet à la performeuse de devenir complice, plutôt que police. Dans le mode de l’invocation, la performance, l’apprêtement social de l’attention, la mise en intrigue de l’attention au service du complot, se trouvent perturbées. Dans l’invocation, cette perturbation ne se produit pas simplement en substituant une forme d’attention à une autre. Au contraire, dans cette opération de la complice, l’invocation perturbe l’expérience attentionnelle elle-même, la manière dont l’attention elle-même est formée. L’ invocation concentre l’attention sur ce qui ne se présente pas à l’attention. Elle évoque non pas une autre attention mais les conditions sociales de l’attention, afin de placer ces conditions sociales elles-mêmes sous la catégorie du « comme si ».

En mettant l’attention elle-même en question, en invoquant ce qui ne peut retenir l’attention, ce qui ne peut être appelé à l’attention, ce qui reste au niveau de l’intention, ce qui reste préliminaire à l’intrigue et prématuré envers le complot – non pas inattentif mais pré-attentif – l’invocation ouvre la fabrication sociale de l’attention elle-même à d’autres usages, à d’autres expérimentations. Cette ouverture est ce qui rend possible la socialité radicale, la préparation d’une autre manière de faire de l’attention collectivement, d’assister ensemble à un autre monde. La complice perturbe non pas l’attention au complot, mais le complot de l’attention lui-même. L’ invocation contre-forme l’attention pour qu’elle s’intéresse à ce qui n’a pas encore été vu, à ce dont on n’a pas encore vécu l’expérience, à ce qui n’a pas encore été mis en scène. L’ invocation de la performeuse est la répétition générale, la préparation de la conspiration sans complot.

Pour entrer dans ce mode d’opération, la performeuse utilise l’intention pour réaliser une invocation qui maintient à distance la conspiration de l’attention. Elle instaure l’intention de perturber l’intrigue, de perturber le complot et cette intention ouvre la voie à l’invocation, à la production active d’une forme qui permet une préparation et une performance différentes de l’attention. Son intention se situe dans et contre le complot de l’attention : en instaurant une intention, elle est à l’intérieur du complot, elle recueille l’attention et se place au milieu, et pourtant son intention est de dé-comploter l’attention.

Mais la complice ne se place pas seulement dans et contre, elle est aussi avec et pour la préparation de la conspiration sans complot. En plus de rester dans l’intention, elle invoque la fabrication de l’attention par le biais de la conjuration, de l’imitation ou de la tromperie – autant de manières de performer qui bloquent le complot de l’attention. Avec ces techniques, elle invoque une croyance sans objet. Elle active, ouvre et risque d’aller à l’encontre de tout complot des sens, des intelligences, des langages ou des corps réunis pour mettre en scène l’attention. Au lieu de cela, elle ose demander en public comment l’attention pourrait se former sans complot, par conspiration.

La performeuse qui devient complice ne produit pas une attention différente, elle recueille l’attention différemment. Elle construit avec un public une conspiration de socialité radicale, elle rassemble avec lui de nouvelles formes de mises en scènes, pour de nouvelles formes d’attention, pour une conspiration sans complot. Ce rassemblement est son amour complice.

Soin

La curatrice, la commissaire d’exposition, peut elle aussi trouver un mode opératoire qui la rende complice. Elle peut opérer dans et contre l’espace qu’elle est censée agencer, les spectateurices, les artistes, les acheteur·es et les vendeur·es pour lesquels elle est censée faire de la place, dans et contre la production des œuvres d’art, des marchés de l’art, des mondes de l’art. La curatrice qui devient complice opère par le biais du soin, un soin permanent pour faire de la place, un soin de l’espace qui s’étend dans et contre la situation des expositions ou des événements singuliers, un soin pour un espace dédié à la prolifération des pratiques artistiques avec autrui. La curatrice devient complice lorsqu’elle devient soignante. La soignante prend soin d’un espace, elle l’habite mais au nom d’autres personnes, elle travaille dans et contre la propriété de cet espace, contre le propriétaire absent de cet espace. La curatrice soignante crée un espace pour faire de l’art, sans savoir quel art sera fait. Elle rend quelque chose possible, fait en sorte que les événements se multiplient, dans l’espace de la création artistique, à travers le soin de cet espace, le soin avec lequel elle remplit cet espace, le soin avec lequel elle habite tranquillement cet espace sans le posséder, y vivant sans y être chez elle, le cultivant sans comploter sa productivité.

À travers ce soin, la complice sécurise un espace pour la prolifération de la création artistique, pas pour la production d’art. Faire de l’art avec d’autres devient une conspiration, sans jamais produire une œuvre d’art qui s’inscrive dans les intrigues et les complots de l’histoire de l’art, des tendances artistiques, des scènes artistiques. La police tente de fermer l’espace de la création artistique, l’espace de cette soignante, lorsqu’elle sent un soin sans responsabilité, un soin sans fin, un soin pour l’espace et ce qui peut s’y passer, pour ce qui continue à s’y passer, plutôt qu’un souci de ce qui s’y trouve produit. La police exige de connaître l’intrigue, de révéler le complot, de voir l’œuvre, d’interroger l’artiste, d’établir sa réputation, de payer le prix. Mais la curatrice qui devient complice garde l’espace ouvert avec son soin, de sorte que l’art vienne de la conspiration pour conspirer.

La curatrice sécurise un espace pour la complicité déjà à l’œuvre dans l’art, elle permet à celleux qui font de l’art ensemble de rester dans la complicité, de rester dangereux pour elleux-mêmes et pour les autres. La curatrice qui devient complice fournit les soins qui permettent aux autres de rester dans la complicité de faire de l’art ensemble, comme une forme de conspiration continue, plutôt que de chercher la sécurité d’être des spectateurs et d’être des artistes, plutôt que de comploter des œuvres d’art et leur exposition. Elle le fait par le biais d’un soin qui prend soin sans rien demander, un soin qui refuse de se faire créditer pour son travail, un soin qui fait advenir un espace de création artistique d’une dette impayable. Ce soin fait advenir un espace inachevé, un espace inachevable, un espace qui n’est pas lui-même, qui n’est pas un, un espace qui ne peut exister que dans le temps social, dans le temps de la curation. Ce soin peut être, par conséquent, un soin inconfortable, un soin de celleux qui n’ont pas d’appartenance stable, qui ont mais ne sont pas propriétaires, qui aiment mais ne possèdent pas, qui travaillent mais ne finissent pas, qui sont ensemble mais ne sont pas un. La curatrice devient complice lorsqu’elle aide à produire ce soin inconfortable, un soin dangereux, fait ensemble mais ouvert à n’importe qui et à n’importe quoi, un soin magnifique qui vitalise l’attention, qui exalte le sens jusqu’à ce que le sens et la signification coïncident. C’est un soin sans responsabilité, un soin sans garantie, exposé au danger.

Cette activité de soin s’ajoute à celle qui a déjà lieu dans ces espaces, celle des curatrices qui prennent déjà soin, non pas en se voyant attribuer de la valeur, en étant évaluées et valorisées, mais en déployant un soin qui forme de la valeur. Il s’agit de la curation d’un espace pour une création artistique qui soit une création de formes sociales, de modes de faire ensemble qui forment la valeur elle-même, qui inventent la valeur comme une expérience faite dans le soin, sous l’œil bienveillant de la curatrice, de la complice. Sous cet œil, faire de l’art peut suspendre tout ce que la valeur tente de comploter, cela peut inventer une pratique de la valeur pour elle-même, avec d’autres, une conspiration de la valeur pour elle-même, dans l’espace de la curatrice, par amour complice.

Amour complice

La condition pour que nous entrions dans la conspiration, pour que nous formions une conspiration sans complot, c’est la complicité de la vie elle-même, c’est le fait de la complicité qui produit si souvent la peur, le complot, la violence de l’un et de la multitude, la police. Mais l’activation de cette complicité est l’amour complice. Quand nous agissons en tant que complice plutôt qu’en tant que police, nous activons la complicité, nous faisons de l’amour complice. Nous n’avons parlé ici que de trois modes d’opération possibles de la complice, mais il en existe bien sûr d’autres, dont beaucoup sont encore inconnus.

L’ amour complice est une façon d’entendre des choses et de voir des choses que les autres ne peuvent pas encore entendre ou voir, sentir ou toucher. Dans ces moments de sensation, d’amour complice, les formes des sens s’ouvrent, elles s’ouvrent pour les autres, avec les autres. L’ amour complice permet de s’ouvrir en toute sécurité, de faire et de refaire les sens pour les autres, d’entrer dans le danger de ne pas savoir où un sens se termine et où un autre commence, et où ses propres sens se terminent et où ceux des autres commencent. L’ amour complice peut faire cela parce qu’il est un amour de côté. Il est de côté, dans les deux sens du terme : il est de côté parce qu’il est si souvent hors de vue, invisible, senti, perçu ; mais il est de côté aussi parce qu’il est pour les autres dans la conspiration, parce qu’il est contre la police, contre ceux qui prétendent être un, contre ceux qui complotent. C’est un amour contre les ennemis d’une conspiration sans complot. Quand, en tant que complices, nous faisons de l’amour complice, nous rendons possible de vivre aujourd’hui.


Traduit de l’anglais par Emma Bigé & Yves Citton

1NdT : Cet article est paru en anglais sous le titre « A conspiracy without a plot » dans Jean-Paul Martinon & Irit Rogoff (ed.), The Curatorial : A Philosophy of Curating, London, Bloomsbury, 2013, p. 125-136. L original est disponible en ligne sur https://curatorsintensive.tw/wp-content/uploads/2019/10/A-conspiracy-without-a-plot.pdf. Nous remercions les auteur·es davoir gracieusement autorisé Multitudes à le traduire et à le publier, et nous remercions Valentina Desideri, Anne Querrien et Jacopo Rasmi davoir pris le temps de relire cette traduction.

2NdT : Dans son sens le plus courant, langlais plot, du moyen français « complot », renvoie à lintrigue (la structure dune histoire) et à la machination (un plan secret). Mais, probablement par homonymie, plot (ou plat), de lancien anglais, renvoie aussi au « lot (de terre) », à la « parcelle » au « terrain » cadastré et possédé. Souvent, Desideri et Harney mobilisent lintrication de ces trois sens ; parfois, la traduction tranche (entre intrigue, complot et lot) pour conserver le rythme de la phrase, parfois elle les énumère quand le sens semble ambigu.