97. Multitudes 97. Hiver 2024
A chaud 97.

Victoire du trumpisme et théâtres de bifurcations

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Comment comprendre la victoire du trumpisme aux élections du 5 novembre 2024, victoire qui semble, pour le coup, être totale : non seulement le système abracadabrant des grands électeurs penche de son côté, mais le vote populaire est au rendez-vous, avec environ 4 millions de voix d’avance. Non seulement il peut revenir occuper la Maison Blanche pour quatre ans de plus, mais le Sénat lui sera acquis, ainsi que la Chambre des représentants, en plus de la Cour suprême qu’il avait noyautée dès son premier mandat. Ces élections consacrent une vengeance personnelle, une razzia politique et une hégémonie intellectuelle.

Les conséquences en seront terribles. Non seulement pour les USA, dont son mode de gouvernement mafieux va s’ingénier à miner tout ce que la puissance publique pouvait encore faire pour l’environnement et la justice sociale, mais aussi pour le reste du monde (comme l’esquisse l’article suivant de ce numéro). Cette victoire est celle des forces les plus réactionnaires et les plus néfastes de notre époque. Elle nous laisse sinon dans le désespoir, du moins dans le désarroi.

La défaite de la continuité

Sans doute ne faut-il jamais perdre de vue que la moitié de l’électorat qui s’est déclarée trumpiste ne représente que le tiers de la population en âge de voter, et que parmi les moins de 30 ans, l’abstentionnisme dépasse souvent les 50 %. Cela s’explique parce que les Républicains rendent l’enregistrement électoral aussi difficile que possible pour les segments de la population qui ne leur sont pas favorables, mais aussi parce que les abstentionnistes ne se reconnaissent ni dans les candidats, ni dans le système électoral, ni dans les promesses démocratiques affichées par ce système – ce sur quoi il est difficile de leur donner tort.

Dans les efforts d’explication des causes du triomphe trumpiste, on ne saurait bien entendu sous-estimer l’ineptie du camp démocrate. L’alignement timoré derrière un vieillard bredouillant est peut-être moins consternant que l’incapacité à comprendre que miser sur la continuité ne peut être, dans les circonstances historiques actuelles, qu’une carte perdante. Sans sous-estimer la part décisive qu’a jouée le sexisme dans leur non-élection, on remarquera qu’Hilary Clinton incarnait une double continuité avec l’administration Obama et avec la présidence de son mari, et que Kamala Harris, malgré ses qualités personnelles, a fait figure de fade continuité de la fade administration Biden, sans avoir l’occasion d’affirmer sa voix propre dans l’espace de résonance des primaires.

Comme le relevait avec malice The Economist, le contenu (gardé très flou) de sa campagne l’alignait non seulement sur une administration Biden qui ne suscitait guère d’enthousiasme, mais aussi sur de nombreux points de la première campagne de Trump. Elle a visé à rassurer en rassemblant tout l’ancien monde hérité des décennies passées : non seulement Biden et Obama, mais aussi le clan Cheney. Autant dire aux électeurs : puisque vous avez adoré nos gouvernements des 25 dernières années, vous ne pouvez que m’élire dans la joie. Le fait que toutes les autorités supposées raisonnables se soient alignées derrière elle – pour de très bonnes raisons, bien entendu, car il fallait tout faire pour empêcher la terrible catastrophe qui est bel et bien arrivée – et le fait que son budget de campagne ait été deux fois plus fourni que celui de son opposant ont conforté l’impression faisant d’elle la candidate de « l’establishment ». De ce point de vue, plus qu’au triomphe de Trump, qui a obtenu un nombre de voix comparable à celui de 2020 (environ 75 millions), c’est surtout la défaite des Démocrates qu’a sanctionnée cette élection, puisqu’ils n’ont pu convaincre que 72 millions de citoyens de voter pour eux (contre 81 millions en 2020).

Les causes performancielles de la victoire trumpiste

À l’opposé de ce conservatisme irréfléchi de Démocrates jouant le statu quo, Trump-le-millionnaire-au-cœur-de-la-machine-économico-médiatico-politique a su pleinement jouer la carte de l’outsider. Aussi révoltant que soit le contenu de ses propos, aussi inquiétant que soit le bullshit qui sort constamment de sa bouche, aussi consternantes que soient les divagations où l’emporte son tramage improvisé (weave), l’important est qu’il incarne un mode de communication politique dont la nature performancielle prime complètement sur le contenu qu’elle écrase et qu’elle rend proprement impertinent (performance trumps content).

Face à la désorientation idéologique de corps électoraux que ni le système d’éducation ni l’offre médiatique n’équipent pour se repérer dans le champ politique en termes de cohérence programmatique et de responsabilité à moyen ou long terme (selon l’idéal d’un public enquêteur rêvé par John Dewey), la médiarchie états-unienne offre le pouvoir à la figure qui saura performer de la façon la plus incarnée et crédible une extériorité interne au système politique (selon le fantôme de démocratie justifié par Walter Lippmann). Alors que la gauche accuse traditionnellement ce système déliquescent de proportionner l’accès à la Maison Blanche à la taille des budgets publicitaires collectés, l’élection de 2024 montre qu’une certaine posture rebelle prime sur le financement (performance trumps money)1. Trump est un formidable agent politique par cela même qui fait de lui le meilleur acteur de la scène politique.

Un renversement des règles de l’auto-design politique

La victoire trumpiste est celle d’une redoutable machine médiatique2. Trump est d’abord et toujours un homme de télévision, dont The Apprentice lui a taillé un rôle sur mesure : un rôle  de chef (un leader),  de chef d’entreprise (individuellement responsable de faire fonctionner un collectif de façon économiquement profitable), 3° de chef d’entreprise disrupteur (dont la brutalité souriante s’incarne dans le geste de virer les inaptes et les invalides, youre fired !), 4° de chef d’entreprise disrupteur qui joue à merveille la caricature de chef d’entreprise disrupteur, pour notre plus grand amusement et pour le sien (incarnant une parfaite labilité entre le sérieux et la plaisanterie, le despote et le bouffon). C’est cet ethos parfaitement adapté à la téléréalité que les réseaux sociaux permettent désormais de diffuser avec des effets de résonance inédits – d’autant plus lorsque le maître d’une des principales plateformes, Elon Musk, s’agrège à l’équipe de campagne. Bien plus encore que par les fake news (qui relèvent d’un jeu souvent à prendre au énième degré), les postures trumpiennes ne peuvent qu’être favorisées par le mixte d’extractivisme attentionnel (qui pousse à multiplier les saillances attirant et collant les yeux aux écrans) et d’attractivisme affectif (dont les algorithmes modulent savamment les tendances homophiliques avec les dynamiques polémo-philiques) caractéristique du capitalisme de plateforme.

Il faut toutefois faire un pas de plus pour comprendre – et peut-être un jour se réapproprier pour des forces progressistes – ce qui fait le ressort principal de la figure trumpienne : l’effet de sincérité produit par l’auto-design de la disqualification. Dans un texte important, Boris Groys montre que, dans un monde (de médias sociaux) où tout le monde pratique l’auto-design (la mise en scène de soi), vouloir prouver son honnêteté est chose difficile sinon impossible, puisque toute posture tient toujours un peu du jeu et puisque l’apparence d’honnêteté est toujours suspecte de cacher quelque chose. Dans un tel monde, au contraire, se montrer comme menteur, malhonnête, voire abject, devient une garantie de sincérité : « ainsi, pour rendre les politiciens dignes de confiance, il est nécessaire de produire un moment de révélation, une opportunité de gratter la surface afin de pouvoir dire : « Oh ! Ce politicien est aussi mauvais que je l’ai toujours supposé ! […] Les individus qui se présentent comme particulièrement mauvais bénéficient d’une reconnaissance et d’une gloire les plus substantielles3 ». Trump inspire la confiance en s’ingéniant à performer authentiquement ce dont on l’accuse – et l’on comprend que toutes les mises en scène de sa destitution, de ses accusations, de ses condamnations multiples ne font que le rendre de plus en plus inoxydable (Berlusconi et quelques autres l’avaient précédé dans cette voie).

Ni les Démocrates américains ni la gauche internationale ne semblent avoir pris la mesure de ce renversement de l’auto-design politique. Même si le délitement du système médiatico-politique français est encore en retard sur ce que l’on observe aux USA, la montée en puissance des imaginaires conspirationnistes est le symptôme d’un bouleversement complexe mais majeur des modes de communication, des régimes de visibilité et des distributions de crédibilité en notre début du XXIe siècle. L’effarement devant le triomphe de Trump devrait nous pousser à regarder cela de beaucoup plus près4 – et d’en tirer les conclusions médiatico-politiques qui s’imposent.

Quel retour trumpiste de quel refoulé
(social-)démocrate ?

Il serait toutefois trop confortable de réduire Trump à de pures questions d’auto-design et de formes d’intervention. Comme le suggère Wu Ming 1, les pires fantasmagories politiques doivent souvent leur pouvoir d’emprise à la présence d’un « noyau de vérité » (kernel of truth) au cœur des fabrications et des élucubrations5. Que retenir de cette élection du point de vue du contenu des affects, des attentes et des revendications qui semblent s’y être exprimées ?

Alors même que The Economist consacrait son dossier principal au fait que la croissance états-unienne « out-performait » celle de la plupart des autres nations, les électeurs se sont reconnus dans un discours dépeignant l’intolérable appauvrissement du pays. Alors même que le statut hégémonique des USA les met en position de drainer à bas prix des ressources matérielles et humaines extraites sur toute la planète, la mondialisation des années 1990-2010 est perçue comme une menace vitale (à affronter par des taxes à l’importation). Alors que les migrants (légaux et illégaux) sont indispensables au fonctionnement de l’économie, leur nature prétendument surnuméraire et criminogène a réussi à passer pour une évidence. Alors que l’administration Biden multipliait les investissements infrastructurels générateurs d’emplois, bon nombre d’électeurs se sont souvenus du nom de Trump imprimé sur le chèque qu’ils avaient reçu du Trésor en soutien durant la crise Covid, tandis que tout le monde commentait les chèques parachutés par Elon Musk sur les heureux gagnant de sa loterie politique.

À eux seuls, ces quatre points méritent d’être lus comme des retours de refoulés cachés sous le tapis de la continuité incarnée (malgré elle) par Kamala Harris. Pourquoi ne pas entendre et relayer les voix qui soulignent depuis longtemps le calcul aberrant d’un taux de croissance abstrait qui ne prend en compte ni les inégalités, ni les injustices patentes, ni les problèmes concrets du quotidien (ni, bien entendu, les nuisances environnementales irréversibles auxquelles personne n’a fait mine de vouloir s’intéresser en 2024) ? Pourquoi ne pas reconnaître l’indéfendabilité et l’insoutenabilité de certains aspects de la mondialisation commerciale et financière, dont les populations défavorisées du Nord comme des Suds paient depuis des décennies un prix socio-environnemental occulté par les Démocrates ? Pourquoi ne pas avoir le courage d’approcher les questions de migration en termes de « géoclasses », au sein de plasmas climato-économiques surdéterminant largement nos politiques nationales ? Pourquoi ne pas dénoncer le « producérisme » (récemment analysé par un livre de Michel Feher6) permettant aujourd’hui aux partis de droite et d’extrême-droite de monter les classes ouvrières contre de supposés profiteurs d’en bas (assistés, réfugiés, paresseux, oisifs), bien plus faciles à stigmatiser que les profiteurs d’en haut ? Ce que les riches et les pauvres qui ont voté pour Trump partagent largement, c’est un imaginaire « travailleur » autant que « travailliste » ne correspondant plus du tout à nos réalités socio-économiques contemporaines – mais que les (socio-)démocrates continuent à promouvoir, aiguisant par là-même les armes dont ils sont les victimes. Ce que les 8 millions d’abstentionnistes de 2024 qui s’étaient mobilisés en 2020 n’ont pas entendu dans la campagne démocrate, c’est une posture d’opposition claire à l’ordre inique et autodestructeur qui structure le monde du statu quo.

Accueillir les volontés de changement
et les besoins de bifurcations

Pour de bonnes comme pour de très mauvaises raisons, la continuité démocrate s’est cassé les dents contre une irrépressible demande de changement. La tragique ironie de cette élection est bien entendu que les « changements » promis par la campagne de Trump sont encore bien plus conservateurs que la continuité Biden-Harris. Qu’il s’agisse de rendre l’Amérique (du Nord) « grande » (maga) ou « riche » (mawa) again, le poison de cette politique irresponsable et fascisante est dans sa queue : l’again promet un impossible retour en arrière dont le U-turn fait craindre les plus dramatiques sorties de route et les pires catastrophes. Tout autant que de l’acteur Ronald Reagan, c’est de George Bush père qu’hérite Donald Trump : s’il ne saurait y avoir d’alternative au drill, drill, drill, c’est que « l’American way of life n’est pas négociable ». C’est l’élévation au rang d’étalon mondial d’un genre particulièrement toxique d’être humain (individualiste, consumériste, extractiviste) – bien analysé par Sylvia Wynter et Bruno Latour7 – que sacralisent les victoires électorales des partis de droite et d’extrême-droite.

Les quatre ans à venir vont être durs, répressifs, révoltants, destructeurs et chaotiques, aux USA comme dans le reste du monde. Nous ne pouvons pas attendre que l’effet essuie-glace (gauche-droite-gauche-droite) apporte mécaniquement de façon oscillatoire le changement auquel semblent aspirer une majorité d’électeurs. On voit par les exemples d’Orban, Erdogan, Modi et autres Netanyahu que les pires retours en arrière peuvent s’installer dans des ornières très difficiles à surmonter. Aux USA en 2028, comme en France dès l’an prochain, notre défi est de tirer des leçons positives du terrible triomphe actuel du trumpisme – dans le domaine de sa performance médiatique comme sur le plan des désirs contradictoires de changement et de conservation coagulés autour de lui.

La réponse la mieux susceptible de contrer le chaos spectaculaire dans lequel a pris forme cette élection est à inventer du côté de ce qu’on pourrait appeler des théâtres de bifurcations : des scènes multi-perspectivistes permettant à de nouvelles coalitions de se former autour de projets concrets de bifurcations socio-politiques à la fois audacieuses, spectaculaires et négociées. Multitudes s’est engagée dans cette voie depuis bien avant l’Abécédaire des bifurcations qui célébrait nos vingt ans d’existence. Nous comptons multiplier les propositions programmatiques qui s’élaborent souvent depuis plusieurs années dans des cercles restreints, et dont les partis progressistes mainstream doivent impérativement s’emparer pour ne pas avoir à déplorer de nouvelles défaites dans les échéances électorales à venir. Une première liste inclurait la restructuration de la fiscalité, le dépassement du travaillisme, la redéfinition des médias d’investigation comme services communs, une refondation de la finance et de la monnaie sur la base de la dette et de l’investissement écologiques, un recadrage des phénomènes migratoires dans une nouvelle composition de géoclasses8.

On entend déjà des voix, à l’intérieur des centres-gauches, mettre la défaite des Démocrates au compte d’une trop grande place laissée aux marginalités (les Noirs, les migrants, les féministes, les gays, les trans, les végétariens et autres « woke »), au nom d’un retour à un imaginaire mythifié de la bonne vieille classe ouvrière (gentiment patriarcale, adepte du pinard et saucisson). Agiter ces fausses oppositions entre le « social » et le « sociétal », entre l’urbanité artiste et la France profonde, au nom d’un retour nostalgique à un mainstream de bon sens, c’est apporter de l’eau au moulin trumpiste, plutôt que lui barrer la route : les bifurcations se fraient nécessairement dans les marges, loin du middle of the road. Le triomphe réactionnaire du 5 novembre 2024 nous dit, entre autres choses, que les désirs et besoins de changements sont puissants, mais dévoyés, parce que rabattus sur un retour aux impasses du passé : à nous de les accueillir, de les aider à bifurquer, de les cultiver et de les mobiliser sur de nouvelles scènes politiques.

1Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ?, Paris, La Découverte, 2022.

2Voir sur ce point la belle étude de Dork Zabunyan, Figures de Trump, Paris, Le Point du jour, 2020.

3Boris Groys, En public, Paris, PUF, 2011, p. 49-50.

4Voir la majeure « Conspirations hors complots » du no 91 de Multitudes (2023).

5Wu Ming 1, Le Q de Qomplot, Montréal, Lux, 2023.

6Voir Michel Feher, Producteurs et parasites, Paris, La Découverte, 2024.

7Sylvia Wynter, On Being Human as Praxis, Durham, Duke UP, 2014 ; Bruno Latour, Où atterrir ?, Paris, La Découverte, 2018.

8Voir le Hors-Champ de Yann Moulier Boutang dans ce même numéro de Multitudes.