Suis-je fragile ou pas ? Intermittente, aux revenus suspendus à une reprise des spectacles auxquels je contribue, je le suis, économiquement. Une classe dans laquelle je rejoins tous les intermittents, mais aussi quelques grandes entreprises qui montraient des signes de faiblesse avant la crise. Je m’imagine un instant au pied d’un escalier d’embarquement, conjuguant ma fragilité avec celle d’Air France, revendiquant à nos autorités de poursuivre leurs libéralités un peu plus tard que prévu. On pourrait faire un paquet-cadeau, spectacle offert à l’arrivée ou au départ, au milieu de l’ennui des aéroports, activité culturelle annexée à l’aviation civile. Quoique. Nous ne tenons pas à ce que nos activités artistiques jouent les utilités, les décorations. Elles n’ont pas besoin de se légitimer, simplement de rencontrer un public. L’appel à aller animer les écoles nous a fortement déplu. Nous le faisons déjà de nous-mêmes, sans qu’on nous l’ordonne. Quelle méconnaissance de nos activités !

Même cultureuses et pas pédagogues, le gouvernement n’a pas envie que les intermittentes disparaissent puisqu’il se décide à les maintenir en haleine une année de plus. Il ne nous croit pas si fragiles, que nous ne puissions refaire surface, y compris avec les règles en vigueur. C’est là qu’il se trompe. Ces règles, cela fait des années qu’on lui demande de les changer, de pratiquer une vraie solidarité entre les artistes et l’ensemble des salariées. Nous n’avons pas simplement à survivre, nous avons aussi à nous développer. Nous sommes une des rares planches de salut pour tous ces jeunes que la robotisation, la digitalisation, la numérisation va repousser vers l’usage plus direct de leurs corps et le souci de ne pas se faire covider.

Se faire covider, c’est ce qu’on avait promis à ma grand-tante, une ancienne, fragile elle aussi, non pas pour des raisons économiques (elle a une bonne retraite), mais parce qu’elle est âgée tout simplement. Comme quoi les mots ont de nos jours des extensions bizarres. Avec ses deux aides à domicile, on pourrait croire que sa vie n’a pas changé pendant ce confinement. C’est oublier la promenade quotidienne qu’elle fait en direction du square voisin avec son déambulateur, ou en donnant le bras, suivant les cas. J’ai eu bien peur que, faute de circulation, ses jambes la lâchent, ses coronaires ou son cerveau aussi. Mais non, elle est sortie de là confortée dans son choix de vivre à domicile le plus longtemps possible, reconnaissante envers ses aides de le lui permettre au jour le jour.

Ranger sous un même vocable de « fragile » des grandes entreprises, dites autrefois « en difficulté », des autoentrepreneurs pas encore bien installés, des personnes en âge de travailler affectées durablement par une maladie chronique, et last but not least des personnes ayant passé l’âge de la retraite des fonctionnaires, cela délimite un vaste domaine d’intervention de l’État, responsable du maintien en vie et en sécurité de toutes ces catégories. Les dire toutes fragiles, c’est se permettre de les quantifier ensemble : près du tiers de la population sans compter les entreprises. Un « pognon de dingue » pour les maintenir en vie, a-t-il été dit une nuit.

Pourtant, avec ce confinement, un cap a été franchi : il n’y a plus de part du feu à abandonner pour la cause du futur, tous les vivants sont appelés à dessiner celui-ci, à lutter contre l’incertitude, à proposer de nouveaux tressages d’activité, à fabriquer de « l’antifragilité » comme le propose Nassim Nicholas Taleb. À côté des nouvelles mesures d’hygiène à appliquer, il va y avoir un vaste domaine d’inventions à déplier, de nombreuses causes de fragilité à explorer, dans une nouvelle alliance entre économie et production de la santé.

[voir Décaler, Suspension de l’art]