En mai 2023, le monde entier avait les yeux rivés sur les élections présidentielles et législatives en Turquie afin de voir si des dictatures antiparlementaires élues pouvaient être renversées par des élections. La course opposait Recep Tayyip Erdoğan, président en exercice et chef du Parti de la justice et du développement (AKP), un parti religieux-conservateur, à Kemal Kılıçdaroğlu, chef du Parti républicain du peuple (CHP), un parti de centre-gauche. Erdoğan s’est présenté en tant que candidat de l’Alliance populaire, une alliance nationaliste et religieuse, Kılıçdaroğlu s’est présenté en tant que candidat de l’Alliance de la nation, qui s’est formée sur la base d’un programme de retour au système parlementaire, et sa candidature était soutenue de l’extérieur par l’Alliance du travail et de la liberté, une alliance de gauche radicale. Erdoğan a réussi à être réélu président au second tour avec 52 % des voix. Le parti d’Erdoğan est devenu le premier parti au Parlement avec 35 % des voix, et a réussi à former une majorité parlementaire capable d’adopter des lois avec ses alliés.
Depuis 2002, la Turquie est gouvernée par l’AKP et dirigée par Erdoğan. La première décennie du règne de l’AKP est peut-être l’histoire d’une réussite, mais la décennie suivante n’est que l’histoire d’un maintien au pouvoir. Malgré la récession économique, l’échec de la politique étrangère, la corruption notable, la forte opposition sociale, et le tremblement de terre dévastateur survenu juste avant les élections, la victoire d’Erdoğan lors de cette dernière élection semble extrêmement surprenante. Pourtant, les sondages annonçaient qu’il perdrait cette fois-ci.
L’AKP s’appuie sur la tradition politique islamiste des années 1990, mais entonne aussi un nouveau discours de laïcité et de multiculturalisme. Représentante des segments conservateurs pauvres, elle est parvenue à remporter 34 % des voix lors des premières élections auxquelles elle a participé en 2002. Grâce à la conjoncture économique internationale qui lui a permis d’obtenir des devises bon marché et de réaliser d’importants investissements dans le secteur de la construction, le pays a atteint des chiffres de croissance économique impressionnants et l’AKP a augmenté ses voix jusqu’à 49 % aux élections de 2011.
La rupture conflictuelle avec la communauté Gülen, partenaire secret du gouvernement dans la bureaucratie, depuis le début des années 2010, l’occupation du parc Gezi à Istanbul pendant deux semaines en mai-juin 2013, réclamant la liberté et soutenue par la moitié de la population du pays, et enfin la perte du soutien kurde suite à l’abandon du « processus de paix », ont donné des signes de fragilité du pouvoir de l’AKP lors des élections de juin 2015. Alors que les voix de l’AKP avaient chuté à 40 %, le Parti démocratique des peuples (HDP), qui souhaitait une solution pacifique à la question kurde, est entré au parlement avec 13 % des voix. Mais Erdoğan a immédiatement réussi à former une nouvelle coalition avec le Parti d’action nationaliste (MHP), le parti fascisant, son farouche adversaire jusque-là ; cette coalition a eu pour effet de mettre au placard la question kurde. Lors des élections de novembre 2015, il a de nouveau augmenté son nombre de voix pour atteindre 49 %. En juillet 2016, grâce à la soi-disant tentative de coup d’État militaire de la communauté Gülen, il a imposé un régime d’état d’urgence qui a duré deux ans. En avril 2017, il a opéré le passage au système présidentiel par référendum avec 51 % de oui, subordonnant ainsi le parlement, supprimant la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Entre temps, il a pris le contrôle de la quasi-totalité des journaux et des chaînes de télévision. Il a mis fin à l’indépendance de la Banque centrale et créé le Fonds souverain de manière à ce qu’il ne soit pas soumis à un audit et en y transférant certaines institutions et banques publiques dotées de budgets importants.
En Turquie, la politique a toujours été un moyen de s’enrichir et d’enrichir les autres par le contrôle des ressources et leur distribution à l’entourage du pouvoir de l’État centralisé. La bourgeoisie turque s’est développée sous l’aile de l’État, en se rangeant du côté de l’État et en recevant des fonds d’appels d’offres publics.
Après 1980, la transition vers des politiques dites néolibérales a accéléré l’exode rural tout en aggravant la répartition des revenus. Les droits inscrits dans le cadre institutionnel de l’État-providence ont été remplacés par des mécanismes de transfert de ressources arbitraires et sélectifs provenant de l’extérieur du marché, sous la forme de philanthropie publique. La tradition politique islamiste s’est développée en tant que représentant des groupes religieux sunnites pauvres qui s’accumulaient dans les banlieues des villes. L’AKP a réussi à gagner des municipalités et a commencé à les utiliser pour transférer des ressources aux groupes qui votaient pour elle. Lorsque l’AKP est arrivée au pouvoir, elle a étendu et perpétué ce transfert sélectif de ressources : elle a créé un groupe de personnes qui se sont enrichies grâce à des appels d’offres, allant des grands travaux de construction à la gestion de cafétérias dans les institutions publiques, elle a distribué des postes dans la fonction publique à ses partisans, et elle a établi une relation de dépendance avec les pauvres à la base de l’électorat par le biais d’aides sociales privées sélectives.
L’AKP n’a pas perdu de voix au cours de sa deuxième décennie au pouvoir, malgré la détérioration de l’économie, parce qu’elle a maintenu ses relations avec sa base électorale par le biais de transferts de ressources et de postes. Même en 2023, malgré d’énormes chiffres de dévaluation et d’inflation, ce parti a élevé le niveau de vie de son électorat. Erdoğan n’a jamais été gêné par l’image de l’achat de votes, au contraire, il l’a présentée comme une affection paternelle. Lors des campagnes électorales précédentes, son parti a distribué du charbon et des pâtes, et il a lui-même jeté des paquets de thé depuis son bus électoral. Lors des dernières élections, il a rendu le gaz naturel gratuit pendant plus d’un mois et a même distribué des billets de banque directement à ceux qui l’approchaient lors des rassemblements et des visites. Le candidat de l’opposition Kılıçdaroğlu a tourné des vidéos depuis la cuisine de son appartement et a fait d’incroyables promesses financières. Mais quoi qu’il ait promis, Erdoğan l’a répété le lendemain. Kılıçdaroğlu a insisté sur le fait que des personnes non qualifiées étaient embauchées dans les institutions publiques et a souligné que le principe du mérite serait réintroduit. Mais pour les masses peu qualifiées qui avaient obtenu des postes grâce à leur proximité politico-culturelle avec le gouvernement, il ne s’agissait de rien d’autre que d’une menace directe.
Après les élections de juin 2015, toute la stratégie d’Erdoğan a consisté à consolider la base électorale de la nouvelle coalition nationaliste-conservatrice et à empêcher l’opposition de s’organiser. Pour ce faire, il a adopté un langage politique extrêmement clivant et polarisant. Avec son nouveau partenaire au pouvoir, le MHP, il a créé deux voies imaginaires et deux camps hostiles : ceux qui sont locaux et nationaux et ceux qui ne le sont pas. Il a ainsi divisé les partis politiques, les institutions, les organisations, les personnalités publiques. Il a harcelé les représentants du mode de pensée et de vie occidental. Il a toujours insinué que l’identité alévie du leader de l’opposition Kılıçdaroğlu en faisait le membre d’une communauté islamique hétérodoxe, dont les membres ne fréquentent pas les mosquées, ne portent pas le hijab et boivent de l’alcool. Il a dénigré les mouvements féministes et LGBT+, estimant qu’ils allaient à l’encontre des valeurs familiales turco-islamiques. Il a renforcé la voie locale et nationale par des actions symboliques telles que la transformation de Sainte-Sophie en mosquée ou bien l’utilisation d’un protocole d’accueil composé de soldats déguisés représentant les États turcs de l’histoire.
En prenant le contrôle des médias traditionnels, Erdoğan a pu à la fois raconter les histoires et les mensonges qu’il souhaitait à la base électorale nationaliste-conservatrice et empêcher le discours de l’opposition d’atteindre cette base. Lors des dernières élections, le responsable de la communication et des médias a tenté de transformer les médias sociaux en un marécage, rempli de fausses nouvelles et de commentaires manipulateurs ; il a géré des milliers de faux comptes sur Twitter. En conséquence, la série de vidéos révélant comment Erdoğan lui-même et tous les dirigeants de l’AKP se sont enrichis de manière illégitime n’a pas atteint la base de l’AKP. D’autre part, Erdoğan, lors d’un rassemblement, est allé jusqu’à montrer un faux clip vidéo de Kılıçdaroğlu applaudi par les dirigeants de l’organisation de guérilla kurde PKK.
Erdoğan a emprisonné ou menacé d’emprisonner des masses de personnes pour réprimer l’opposition. Il a incarcéré Selahattin Demirtaş, le leader du HDP qui est en prison depuis novembre 2016. Erdoğan le considère dangereux, car Demirtaş avait développé un concept « d’être de Turquie » qui avait réussi à créer une place légitime pour le mouvement politique kurde au sein du système et à gagner des voix auprès des turcs. Peut-être pour des raisons plus symboliques, il a incarcéré l’homme d’affaires Osman Kavala, en prison depuis novembre 2017. Kavala était une personnalité publique qui organisait une opposition libérale-socialiste au sein de la société civile. Dans les deux cas, il a ignoré les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. Juste avant les dernières élections, il a fait intenter une action en justice contre Ekrem İmamoğlu, le maire d’Istanbul membre du CHP, qui pourrait le priver de ses droits politiques. İmamoğlu avait pris la municipalité d’Istanbul en juin 2019, qui était sous règne de l’AKP depuis 25 ans. İmamoğlu était une figure issue des valeurs culturelles de la communauté sunnite, capable de lire le Coran à la mosquée, et qui était l’un des potentiels candidats présidentiels de l’opposition lors des dernières élections. Cependant, l’action la plus importante d’Erdoğan a été d’identifier le HDP au PKK et d’empêcher ainsi les autres partis d’opposition de coopérer avec le HDP. Le fait que des partis et des personnalités de l’opposition aient reçu des voix du HDP a été présenté comme une preuve de collaboration avec le PKK et donc de trahison, la trahison d’Imamoğlu lors des élections municipales et celle de Kılıçdaroğlu lors des dernières élections.
La Turquie connaît une transformation démographique rapide et, par conséquent, une transformation des valeurs. Les enfants des paysans qui migrent vers les grandes villes naissent citadins. Les jeunes n’ont pas de divisions culturelles et idéologiques aussi profondes que leurs parents, mais ils peuvent s’accorder sur des valeurs minimales telles que les droits universels de citoyenneté et liberté. De 2018 à 2023, nous n’avons pas pu voir les résultats de ce changement sur la scène politique. Mais Erdoğan a perdu des voix dans les villes en croissance, particulièrement à Istanbul, Ankara, Izmir et Kılıçdaroğlu y a terminé la course en tête. Cette tendance a déjà été observée lors des élections municipales de 2019, avec lesquelles les municipalités d’Istanbul, d’Ankara et de certaines autres grandes villes sont passées de l’AKP au CHP, et cette tendance pourrait se poursuivre lors des élections municipales de mars 2024. Les municipalités sont importantes car elles constituent un moyen puissant pour l’opposition d’établir un lien concret avec la société.
Grâce à Erdoğan, la moitié de la société et la grande majorité de la classe politique ont appris à s’entendre malgré leurs profondes différences culturelles et idéologiques. Sous le nom d’Alliance de la nation, le CHP de centre-gauche, représentant l’idéologie laïque et moderniste fondatrice de la république et le İyi Parti (le Bon Parti) de droite, représentant une nouvelle version modernisée et urbanisée du nationalisme, se sont réunis dans un grand consensus pour un retour au système parlementaire avec un total de quatre partis à faible taux de participation, dont trois issus de la tradition de l’islam politique. Les composants de l’Alliance du travail et de la liberté, le HDP et le TİP (Parti des travailleurs de Turquie) ont soutenu Kılıçdaroğlu de l’extérieur. Étant donné que les principales lignes de fracture en Turquie se situent entre le modernisme laïc et l’islamisme culturel, entre le turquisme et le kurdisme, et en partie entre la droite et la gauche, cela a d’énormes implications pour l’avenir. Même si Kılıçdaroğlu a perdu les élections, il a apporté une énorme contribution à la culture politique de la Turquie grâce à sa stratégie de construction progressive de cette alliance sur une longue période. La candidature de Kılıçdaroğlu, avec son identité de gauche, kurde et alévie, et ses 48 % de voix, a été un événement en soi pour la vie politique de Turquie.
La gauche de Turquie, à l’exception du mouvement national kurde, n’a cessé de perdre le contact avec l’usine et le quartier après 1980. Même la gauche radicale a commencé à considérer les élections comme des processus de délibération rationnelle par des électeurs isolés de leurs positions et relations sociales. La gauche radicale a été aussi surprise que les libéraux par l’échec des dernières élections et a exprimé du ressentiment. En revanche, depuis plus d’une décennie, l’internet a créé un tout nouvel espace pour la lutte politique et même pour l’organisation de la gauche. La jeunesse en col blanc de gauche a une présence politique incroyablement forte dans le monde des médias sociaux, utilisant un langage intelligent, artistique, ironique et ludique. Même si l’on crie haut et fort que les élections ne peuvent être gagnées sur les réseaux sociaux, la crainte de l’AKP n’est pas vaine. Mais, après tout, la véritable source d’espoir se trouve peut-être au plus profond. En regardant les cartes des résultats des élections, le vote de la gauche révolutionnaire semble insignifiant cette fois-ci, comme il l’a été lors des dernières élections. Mais il y a tant de vies dévouées à la cause de l’égalité et de la liberté en Turquie qu’elles disent sans hésitation « on vaincra »…
Je tiens à remercier Yücel Demirer pour avoir lu et commenté la version préliminaire de l’article et Tuğçe Oklay pour avoir lu, commenté et vérifié la version française.
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