Majeure 44. Drogues : Loi, Réduction des risques

Je l’avoue, un parcours franco-italien

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suivi et prévention des addictions aux drogues

Je l’avoue, je raconte mon histoire. Peut-être est-ce dû à mon âge et à mon narcissisme, ou est-ce dû au fait qu’il est temps de laisser une trace de nos trajectoires professionnelles, de nos expériences, de nos pratiques de participation, avant qu’elles ne soient effacées par des initiatives de contre-réforme. En Italie, la loi 180 de réforme psychiatrique risque toujours d’être abrogée.

Rappel de la loi italienne 180 du 13 mai 1978

Ayant pour origine le constat d’une souffrance institutionnelle, l’objectif de cette loi n’était pas de des-hôspitaliser en courant le risque de simplement déplacer les malades dans de « petits hôpitaux psychiatriques » mais bien de des-institutionnaliser, c’est à dire d’aboutir à une transformation de toutes les compétences professionnelles.

Il s’agissait en Italie, de trouver des solutions adaptées à chaque patient hospitalisé, alors que nombre d’entre eux se trouvaient dans un isolement social total, et d’organiser le maillage des services sur le territoire.

Les grands lignes de cette réforme ont été :

– le déplacement de l’intérêt centré seulement sur la maladie vers la personne et ses handicaps sociaux,

– la fermeture progressive de tous les hôpitaux psychiatriques avec arrêt progressif des admissions,

– la mise en place dans les hôpitaux généraux d’unités psychiatriques de quinze lits maximum,

– la limitation des hospitalisations sous contrainte. Avant 1978, l’hospitalisation sous contrainte était une mesure prise par la police à partir d’un certificat médical et sur des critères de dangerosité,

– la création de services territoriaux de santé mentale qui fournissent la totalité de la gamme de soins pour la population,

– le partenariat avec les coopératives sociales.

Je l’avoue. Je me suis formée sur le terrain, dans les années soixante-dix, en Italie, à Milan, quand il n’existait encore aucune fac de psy mais j’ai eu la chance d’être l’élève de Cesare Musatti, le père de la psychanalyse italienne après le fascisme.

Mais qu’ai-je donc à avouer ? La pratique de l’utopie : l’imaginaire au pouvoir, la lutte des femmes et des gays, la défense des droits des plus faibles… La découverte de substances dites psychédéliques et bientôt la répression, la crise du mouvement, l’arrivée de l’héroïne.

Parcours italien

De 1975 à 1985 en Italie, l’héroïne fait des ravages et le service public a du mal à mettre en place des réponses. Les premières structures apparaissent autour des années 80. Le vide institutionnel est alors comblé par l’intervention de l’église et d’autres initiatives privées : c’est ainsi que des communautés dites « thérapeutiques » fleurissent en réponse au « fléau », sans aucun contrôle de santé publique, sans aucune critique quant aux méthodes appliquées, trop souvent sauvages, invasives ou violentes…Mais personne jusqu’à aujourd’hui, que ce soit à droite ou à gauche, n’a jamais pensé à dénoncer des pratiques contraires aux Droits de l’Homme, pratiques qui perdurent encore sous diverses formes, tout particulièrement sous couvert de comportementalisme.

Durant les années de plomb de 1980 à 1990 la société italienne se referme sur elle-même ; c’est le retour de l’ultra-sécuritaire et le reflux du mouvement révolutionnaire des années 70. La loi 309 instituera, en 1990, les SERT, Services Territoriaux pour les Toxicodépendances.

C’est à partir de ces années que le pragmatisme américain a envahi le « champ psy » en Italie. Aujourd’hui il convient d’appartenir à l’école systémique ou cognitiviste et la psychanalyse est reléguée à un rang mineur dans les facultés de psychologie.

La lutte contre le fléau a justifié tout, en particulier des pratiques inacceptables dans ces communautés dites thérapeutiques :

• Enfermement : les six premiers mois en communauté se déroulent sans aucune relation avec l’extérieur, ni lettres, ni visites familiales, ni coups de téléphone ; ces règles sont encore appliquées dans certaines communautés en 2010.

• Punitions corporelles, menaces et humiliations psychologiques : on tire les cheveux ou on les rase, on avoue ses méfaits devant le groupe qui décide de la punition – jeu d’enfant participatif !!! – ou bien, comme le rapportait un collègue canadien en 1990, on oblige le fautif à se promener avec des patins à glace au cou, sinistre métaphore illustrant l’aveu « j’avoue avoir glissé à nouveau ». Aujourd’hui les méthodes de conditionnement-conviction sont plus subtiles et sophistiquées.

• Papiers d’identité dérobés pour prévenir la fuite, si nécessaire séquestration dans une cave avec menottes. Mr. Muccioli senior, (emprisonné quelques mois dans les années 80 pour ce type de pratiques), ancien dirigeant d’une entreprise recyclée en organisation humanitaire, procédait ainsi, générant du repentir contraint de centaines de toxicos. Cette communauté, gérée de père en fils, est encore aujourd’hui considérée en Italie comme un modèle compte-tenu de son efficacité : un village entier clos, pourvu d’ateliers et de petites unités de travail, version moderne… et civilisée, bien sûr, grâce à Mr. Muccioli junior, de la réalité de certains asiles d’antan.

De notre point de vue, la situation des drogués dans ces centres était pire que dans ceux de la secte française Le Patriarche (Lucien Engelmajer avait bâti sa fortune avec la contribution financière de l’État pour son action contre la drogue, sur le dos des ex-drogués qu’il faisait travailler sans aucun salaire)…

La fin de l’enfermement psychiatrique

Je me rappelle bien l’asile de Mombello, village clos aux portes de Milan, où nous avons été appelés à intervenir sur une lettre de patients au mouvement des étudiants de l’Università Statale ; ce fut la première contestation de l’enfermement psychiatrique dans notre région.

En 1970, Franco Basaglia, psychiatre italien critique de l’institution asilaire, ouvre les portes de l’asile de Gorizia, dans une démarche de désinstitutionalisation qui aboutira à la fermeture du premier H.P. à Trieste et à l’approbation, en 1978, de la fameuse Loi 180 instituant la fermeture progressive des Hôpitaux psychiatriques en Italie[1].

La psychiatrie critique conduisait des luttes contre l’exclusion et s’était organisée en un réseau international dont les promoteurs étaient David Cooper, Ronald Laing, Félix Guattari, Robert Castel…Ils s’étaient rencontrés à Bruxelles lors d’une conférence[2]. Simultanément on crée en Italie les services territoriaux de santé mentale et les maisons familiales, on ouvre les hôpitaux psychiatriques…alors même que la défaillance du service public entraîne l’enfermement des toxicomanes, personnes considérées comme dangereuses pour elles-mêmes.

Nous n’avons pas eu la chance, pour la prise en charge des toxicodépendances, d’avoir un Basaglia ou un Olievenstein pour défendre les droits des personnes tombées dans le piège de l’héroïne ou d’autres addictions.

Une évolution lente des services publics

Dans les années 70-75, j’avais commencé mon travail de psy pour le Service Jeunesse de la Commune de Milan, en expérimentant les premières stratégies de prévention des toxicomanies : pratiques efficaces articulant le formel et l’informel dans une action institutionnelle critique et flexible, en capacité de s’adapter aux besoins et aux situations concrètes.

C’est en participant aux réunions du mouvement universitaire, avec un réseau de professionnels, que nous avons suivi le processus de constitution du CAD (Centre Anti-drogue), le seul service spécialisé créé à Milan avant 1975 qui a permis un travail clinique et social qui a évolué, au fil des années, en analysant les changements des comportements et des besoins liés aux addictions. Depuis 2006, ce service multidisciplinaire et intégré a été agréé comme service public et constitue un modèle efficace de prise en charge capable d’articuler différentes approches théorico-pratiques.

Entre temps, les SERT, services publics pour les toxicodépendances, ont élargi leur champ d’intervention, à l’origine centré sur la thérapie de substitution (surtout avec la méthadone), par un suivi psychologique et social. Mais ils continuent à utiliser, comme relais principal, les communautés thérapeutiques, désormais répandues dans tout le pays, et le plus souvent à appliquer des stratégies behavioristes. Exemple : les toilettes utilisées pour les dosages urinaires sont dotées d’un double miroir, inspiré des règles de la thérapie familiale, pour voir et contrôler l’usager sans que l’usager nous voie…

Le rôle des coopératives sociales

Toutefois des expériences exemplaires ont permis de choisir et d’appliquer des méthodes multidisciplinaires, basées sur le respect de la personne, de son histoire et de son contexte de vie. Par exemple, les services et les interventions de prévention territoriale de don Gino Rigoldi (Milan), ceux de don Luigi Ciotti (Turin), le CAD (Centra Accoglienza Dipendenez e Disagio sociale-Centre antidrogues), longtemps seule structure sanitaire et sociale ambulatoire à Milan, la structure polyvalente de Villa Maraini (Croix Rouge) à Rome…Bien d’autres, gérées par des coopératives sociales, depuis les années 90, occupent une place importante en Italie et sont reconnues d’utilité publique dans la lutte contre l’exclusion. Précisons qu’en Italie le secteur du privé/social regroupe plus de 1300 expériences d’entreprises économiques, créées sous forme de coopératives, sur des objectifs non économiques et des finalités sociales.

Un réseau démocratique de communautés thérapeutiques s’est constitué pour initier des pratiques de respect des usagers, mais leur choix d’éloigner les personnes toxicodépendantes de leur famille, entourage et territoire, pour une période d’un à trois ans, a toujours posé le problème de leur réinsertion sociale et professionnelle.

Le développement des coopératives sociales, ouvertes à l’innovation, offre de nouvelles ressources, surtout pour l’insertion et l’accès au travail des toxicodépendants. Certaines, de type A, administrent des services sociaux, d’autres, de type B, constituent des entreprises qui embauchent des populations en difficulté, des usagers (avec des problèmes psychiatriques, de toxicodépendance, de handicap). Ces usagers représentant deux tiers des associés de la coopérative.

Dans la prise en charge des addictions, la filière des SERT et communautés a permis, grâce aux coopératives de type B, d’offrir des possibilités d’insertion par l’emploi, mais les règles restent très rigides : le toxico doit avoir terminé son parcours thérapeutique avant d’entreprendre son insertion par le travail.

En France, il n’existe pas de filière structurée service de soins spécialisés/entreprise intermédiaire d’insertion. Les mêmes difficultés qu’en Italie surviennent car l’on attend que la personne soit complètement sortie de la dépendance ou stabilisée dans la thérapie de substitution pour engager une démarche d’accès à l’emploi. De ce fait le parcours est trop long et les résultats peu nombreux. Le débat est aujourd’hui ouvert, grâce au réseau Racines, pour expérimenter de nouveaux parcours de formation et de travail destinés aux personnes encore mal stabilisées en termes de soins ; ce qui implique, bien sûr, un effort important pour renforcer des stratégies de partenariat.

Parcours français,
la découverte de l’ethnopsychiatrie

En 1980, je suis arrivée en France pour participer à une recherche internationale pour le CNRS dirigée par David Cooper et Marine Zecca : « Recherche-intervention sur l’autodéfinition des besoins socio-sanitaires par la population ».

Entre-temps, j’avais découvert l’ethnopsychiatrie. Les acquis de la « consultation transculturelle » pour les migrants, élaborée par Tobie Nathan et par Marie Rose Moro, ont ouvert ma perspective humaine et professionnelle. Simultanément je découvrais les problèmes des jeunes Maghrébins de deuxième génération, nés en France sans être citoyens français, ressentant un profond malaise identitaire. Rappelons que ce n’est qu’en 1998, qu’une nouvelle loi supprime la manifestation de volonté nécessaire pour obtenir la nationalité française et l’accorde de plein droit aux jeunes étrangers nés en France et y résidant depuis au moins cinq ans.

Je me souviens de cette mère algérienne de sept enfants dont cinq toxicos, que nous suivions à Drogues et Société, un des premiers services territoriaux pour la prise en charge des toxicodépendances, que nous avons créé à Créteil en mai 85 et dont aujourd’hui je suis la présidente[3]. Cette mère, présidente de l’association locale des femmes algériennes, est devenue la plus active dans notre groupe parents.

Je suis restée dix ans à Paris, poursuivant mon parcours de travail sur les problèmes des drogues : quatre ans en immersion totale dans un foyer de postcure de banlieue, tout d’abord comme intervenante de base, en roulement de jour ou de nuit, y compris les jours de fêtes. J’ai pu observer une structure qui ressemble, au-delà de ses spécificités, aux maisons-familiales créées en Italie après la fermeture des Hôpitaux Psychiatriques, actuellement les structures-ressources en santé mentale dans le seul pays où les asiles n’existent plus.

Un appartement dans la ville, et le pari que les toxicodépendants puissent s’en sortir par un travail sur eux-mêmes… en sortant librement – avec un minimum de contrôle – en se confrontant avec l’offre de drogue dans la rue. Justement le contraire de l’enfermement total dans les communautés éloignées dans la campagne, modèle qui s’est diffusé dans les pays de l’ex-Union Soviétique pour faire face à l’invasion de l’héroïne.

La Recherche-Action-Participative

Le choix de sauvegarder le citoyen en difficulté dans son territoire de vie implique d’une part un travail participatif qui doit sensibiliser la communauté et d’autre part former les partenaires concernés pour activer les ressources et les stratégies plus adaptées aux problèmes. Cette action dynamise les ressources institutionnelles et humaines d’une communauté territoriale et responsabilise la personne en difficulté face à ses devoirs et à ses droits de citoyen. Les résultats obtenus en matière de suivi socio-médical des toxicodépendants sont très intéressants : Réduction des risques pour le sujet et pour la sécurité des autres citoyens, création simultanée de circuits de prévention.

La méthode de la Recherche-Action-Participative, qui s’élabore surtout en France à partir des années 80 formalise ses options et ses pratiques de travail. La grille théorico-pratique permet d’adapter les interventions et les services aux demandes et aux besoins des usagers. Lors de la création de Drogues et Société nous avons opté pour cette méthode accompagnée d’un service de prise en charge et de prévention. Depuis 25 ans, cette démarche participative en santé communautaire se poursuit, évoluant avec le temps, les besoins, les mutations sociales. Cela reste l’un des seuls programmes en France à être cofinancé par les collectivités locales.

Nos références théorico-pratiques découlent des principes de la santé communautaire, de la dés-institutionnalisation et surtout de la participation des usagers, de partenaires concernés, de décideurs…mais au fil des années nous avons parfois été étiquetés en France comme un hybride issu de l’antipsychiatrie. Nous sommes bien conscients du fait qu’il n’est pas question de transférer des modèles d’intervention, mais nous avons expérimenté l’efficacité et les ressources de méthodes qui, depuis vingt-cinq ans, essaient de ne pas se figer institutionnellement.

Comme l’écrit Philippe Lagomanzini, directeur de Drogues et Société depuis vingt ans : « La recherche-action-participative doit permettre à des décideurs et à leurs représentants de repenser leur choix à la lumière des analyses produites (…) ce qui suppose un mode de partage, de reconnaissance qui échappe habituellement aux dispositifs conventionnels[4] ».

Pratiques et Programmes de Drogues et Société

À l’origine, quand nous avons ouvert le service d’accueil EPICE en 1985, à la Maison des Associations de Créteil, notre petite équipe de trois personnes : Philippe Lagomanzini, Gérard Chabaud, et moi-même avons choisi de ne pas rester assis derrière un bureau, nous nous sommes rendus dans les quartiers, où nous avons rencontré les populations, les intervenants sociaux… et découvert la réalité de ces quartiers de banlieue où les jeunes se retrouvent l’hiver dans les halls d’entrée des immeubles et où les toxicos se réfugient dans les caves.

La méthodologie de la recherche-action nous permet d’intégrer les usagers dans un parcours de participation, comme ressource primaire. En les suivant, nous avons beaucoup appris sur leur difficulté à vivre mais aussi sur les ressources existantes dans leur environnement et susceptibles d’être utilisées.

Lors de la réalisation d’un diagnostic de terrain pour une action de santé communautaire ou de prévention, la connaissance du territoire et de l’histoire de la population locale donne les indications de base sur l’organisation sociale des habitants, leurs conditions de vie sur le plan économique, culturel, relationnel, leur accès à l’emploi et aux structures socio-sanitaires. Mais un véritable état des lieux et des besoins ne peut se faire que sur place en participant aux moments de vie collective de groupes formels et informels, en écoutant les récits de vie des personnes, les problèmes rencontrés par les familles…

Ce type de diagnostic participatif permet de créer des liens qui favoriseront une intervention efficace, en termes de soins ou de prévention.

Depuis quinze ans, Drogues et Société a ouvert un service de prévention à Maisons-Alfort. C’est à partir de pratiques de réseau et de proximité, que des sessions d’information et de formation sont organisées tant en direction de publics jeunes qu’en direction d’intervenants en charge de leur suivi ou accompagnement. Nous avons choisi la participation créative pour que le message puisse être reçu et partagé, la réalisation de films à partir des récits individuels et des expériences de groupe, la réalisation et la représentation de petites pièces de théâtre.

Dans le cadre du projet européen Equal Prévention des conduites à risque et nouvelles professionnalités, nous avons organisé un cursus de formation pour les animateurs territoriaux, afin de renforcer leurs compétences notamment par la mise en œuvre de stratégies de prévention par les pairs. Le tam-tam fonctionne bien, la parole des adultes parvient, sans moralisme, à valoriser toute personne et la sauvegarde de soi. Ces méthodes de communication se sont révélées très importantes dans les actions de prévention Sida.

Ce n’est qu’à partir de 1995 qu’une unité médicale en charge du soin et de la délivrance de traitements de substitution aux opiacés a pu être mise en place, grâce à la détermination de Philippe Lagomanzini qui a surmonté les réticences institutionnelles encore fortes à cette époque. Il était urgent et nécessaire de proposer des réponses sanitaires adaptées, en particulier pour les personnes atteintes par le virus du VIH et de les intégrer dans des projets de vie, des propositions de formation et de redynamisation-aide à l’insertion.

Depuis quelques années, l’application de la Loi de 2002 a inscrit le soin en addictologie dans le champ médico-social. Si le principe est évidement important, son application exige toute une série de normes bureaucratiques qui ralentissent notre travail et impliquent une formalisation parfois trop rigide. Notre nouvel agrément CSAPA (Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) nous a conduits à faire face à de nombreuses contraintes administratives et à engager de multiples aménagements de nos pratiques… au risque de devoir modifier notre propre politique associative.

Retour en Italie, affronter le monstre

Je suis rentrée en Italie quand les copains du réseau de « psychiatrie démocratique » m’ont appelée pour participer à un projet d’application de la loi 180, dans la région des Pouilles. Il s’agissait d’affronter le monstre de l’asile de Bisceglie (l’un des derniers hôpitaux psychiatriques, qui accueillait encore environ mille patients) et de créer des structures intermédiaires et des maisons familiales pour accueillir dans leur territoire d’origine de petits groupes de personnes dé-hospitalisées.

J’ai donc participé dans les années 90, à Cisternino, petite ville des Pouilles dans le sud de l’Italie, à la création de la première maison familiale du territoire pris en charge (60.000 habitants) selon les normes des structures qui gèrent la santé publique, les ASL – Azienda Sanitaria Locale. Six personnes, hommes et femmes sortant de l’asile de Bisceglie après de vingt à quarante ans d’enfermement, considérées donc comme des malades chroniques graves, recommençaient à vivre, à visiter leurs familles, à retrouver des anciens amis… et en l’espace d’une année à sortir librement dans la ville.

Je recommençai à travailler, quinze ans après, en première ligne, avec les mêmes roulements de jour ou de nuit comme dans le foyer de postcure en région parisienne. Un retour en arrière, ou de nouvelles racines pour consolider mon expérience ?

Aujourd’hui, dans les Centres d’Agrégation pour les Jeunes que je coordonne dans la banlieue de Milan j’obtiens le respect d’un public de quatorze à vingt ans, aux comportements souvent extrêmes et « cassants » (au sens concret de casser les chaises ou les ordinateurs du centre) en me rapprochant des jeunes les plus difficiles avec un regard, un ton de voix et une posture « de proximité »qui manifeste en même temps les limites qu’on ne peut pas franchir sans nuire aux autres et à soi-même.

Avec les différents intervenants, nous retraçons, derrière les attitudes de défi et de transgression, l’histoire familiale et les vécus souvent si douloureux de ces jeunes, à partir des récits, des confidences faites aux éducateurs. Quand des relations se tissent, la violence s’estompe, on peut parler individuellement et en groupe des premières consommations de drogue (surtout cannabis et cocaïne). On peut désamorcer les comportements agressifs et menaçants des « baby-gangs » de quatorze-seize ans par un travail de réseau avec les services sociaux de la Mairie ou, si nécessaire, avec la police municipale en essayant toujours des parcours non répressifs mais socialisants.

Les Centres d’Agrégation représentent une ressource efficace de prévention de l’usage de drogues et de la délinquance, dans les villes à moyenne dimension, dans l’espace métropolitain autour de Milan.

Comment déconditionner notre regard ?

La réalité change à vitesse grand V et il faudrait élargir notre vision pour renouveler notre « boite à outils », pour déconditionner nos idées et nos choix. Pourquoi le recours aux drogues s’élargit-il, se modifie-t-il ? Devient-il une pratique récréative ou de performance avant de se transformer en addiction ?

Ré-analysons les retombées sociales du « prohibitionnisme », repensons d’une façon laïque les effets psychologiques et physiques des substances psychotropes pour élaborer de nouveaux process destinés aux personnes qui commencent à expérimenter les conséquences négatives de leur consommation de drogue. Pour permettre, par exemple, à ceux qui risquent une déstabilisation privée ou au travail, (mais qui ne veulent pas être considérés comme « toxico ») de demander un soutien… pour leur permettre des instants de repos ou un refuge (aux jeunes en crise en raison de leur consommation d’ecstasy et d’autres mélanges de substances et d’alcool).

En Italie s’installe le risque d’une double stigmatisation avec le choix institutionnel du « double diagnostic », qui relève de la toxicodépendance et de la psychiatrie, pour les personnes souffrant des conséquences d’une poly-consommation. Cela implique le risque de remplir à nouveau les communautés thérapeutiques, à moitié vides aujourd’hui, sans pour autant remiser les vieilles méthodes, sans réfléchir à de nouvelles stratégies de prévention et de soins.

Il faudrait peut-être revenir à une approche anthropologique, l’articuler avec nos cultures de pays développés, pour ouvrir le champ de la communication et ce surtout avec les jeunes ; ils ne cherchent pas seulement des défis, des rituels d’initiation, de la prise de risque extrême, mais à se dégager des émotions bétonnées, ils cherchent des espaces même virtuels… Nouveaux internautes… qu’il s’agisse d’Internet ou de substances psychotropes.

Nous vivons dans un temps contradictoire et double, où se joue une liberté-contrainte : d’un côté, libéralisme, individualisme, permissivité, liberté sexuelle… ; de l’autre, contrôle social et émotionnel, contrôle des corps et des comportements (voire les prémonitions de la biopolitique de Foucault).

Pour nous, la génération qui a vécu le choix de la compétitivité, de la performance (de la diffusion, au sein de toutes les classes sociales, de la cocaïne…), de la négation des dangers de la planète, quelle serait la meilleure vision du monde ?

Est-ce que les jeunes ne chercheraient pas, même sans en être conscients, une nouvelle vision du monde ?