Chroniques algériennes

25 mai 2019
Les mythes du « dialogue » politique de circonstance

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Le politique comme conflit ou antagonisme (Mouffe, 2016) entre deux parties, ici le pouvoir réel détenu par la hiérarchie militaire et la population, ne peut pas stagner dans l’illusion de l’harmonie ou du consensus entre les différentes catégories d’acteurs politiques engagés dans le dialogue. Le consensus fabrique nécessairement du statu quo. Il est donc loin de constituer une condition de la démocratie (Balibar, 2001). Il ne s’agit donc pas de nouer un dialogue de circonstance, fuyant ou paternaliste, sans une prise de décisions importantes. Celles-ci ne peuvent pas éluder la revendication politique majeure de la population et de certains partis d’opposition clairement énoncée : accéder à une transition démocratique impliquant de nouvelles règles du politique et une composante humaine profondément renouvelée. Force est d’observer que le « dialogue » préconisé par la hiérarchie militaire, consiste, au contraire à repositionner de façon favorable les acteurs du système politique actuel, en maintenant les élections présidentielles prévues le 4 juillet 2019, même si les acteurs politiques savent que c’est de l’ordre de l’improbable.

Une logique antinomique au dialogue

Le pouvoir réel se déploie à partir d’une logique antinomique au « dialogue », une forme sociale de perversion de celui-ci, qui est plus de l’ordre du fait accompli que de la concertation. Celle-ci suppose une remise à plat de la manière dont a fonctionné, jusqu’à présent le politique, c’est-à-dire la façon d’instituer la société, rejeté catégoriquement par la majorité de la population. C’est tout le paradoxe du politique indissociable du conflit, au fondement même de toute société, qui n’est pas socialement reconnu par le pouvoir réel sorti de l’ombre, pour privilégier politiquement de façon tenace le flou idéologique et le populisme. En termes clairs, en nous insinuant ceci : « C’est moi le chef. Je suis à côté du bon peuple. Et j’ai décidé que les élections présidentielles auront lieu », il ne s’agit plus de dialogue, mais de ce que le philosophe allemand Carl Schmitt (1992) nomme le « décisionnisme » : le politique est réduit à l’Etat, l’Etat au chef et le chef à la décision.

La signification du mot dialogue

Le dialogue signifie selon le dictionnaire Larousse « conversation, interaction entre deux ou plusieurs personnes ». Ceci implique l’engagement sérieux et rigoureux d’une dynamique relationnelle entre les parties en présence. Elles discutent de façon sereine les différentes propositions de départ pour aboutir, en tenant compte du rapport de force, indéniablement en faveur du mouvement populaire, à l’émergence de nouveaux éléments politiques novateurs qui puissent faire l’unanimité dans et pour la société. Le dialogue doit donc parvenir à transformer l’existant politique profondément disqualifié, même parmi les partis qui ont fait durablement allégeance au pouvoir de Bouteflika pendant plus de 20 ans, se souvenant par « hasard », après le 22 février 2019, qu’ils ont été forcés d’agir sous la contrainte du coup de téléphone. Le nouveau responsable du parti FLN demande « pardon au peuple », même s’il s’empresse d’applaudir les décisions prises par la hiérarchie militaire devenue l’acteur politique le plus puissant ; d’où cette cadence rapide des anciens « amis » du clan du frère de l’ancien président, à la reconversion, en acceptant la tutelle de la hiérarchie militaire dans le but de se placer favorablement dans le futur échiquier politique.

Le dialogue ne peut être pertinent pour la société, que dans l’hypothèse où le politique puisse fonctionner sur de nouvelles bases qui redonnent du sens aux revendications exprimées depuis plus de 13 semaines par les manifestants. Le pouvoir réel ou ses représentants devrait peut-être s’appliquer à analyser le contenu des propos de certains manifestants. L’objectif est de comprendre, que quelques soient les décisions prises par le haut, pour perpétuer le système en place, le mouvement social pacifique et déterminé, s’armera de patience et de sacrifice pour contrer le pouvoir d’ordre. Écoutons cette manifestante : « Je vous le jure. Je suis prête à mourir ici pour que les jeunes vivre libres et en démocratie ».

A contrario, le « dialogue » s’efface au profit du monologue quand celui-ci a pour finalité la reproduction du statu quo ou l’enfermement sur l’existant juridique qui dessine aussi une position politique, celle de la « continuité » défendue par tous les alliés, sous-traitants et clients de Bouteflika, sous prétexte de la sacralisation de la règle, en particulier l’article 102 de la constitution. Le pseudo- dialogue ressemble plus à une théâtralisation du politique ou à une fiction qui s’interdit dès lors toute remise en question des positions initiales. Sous l’instigation de la hiérarchie militaire, le pouvoir intérimaire, invisible et formel, sans épaisseur politique, émergeant de façon rare et soudaine dans la scène sociale, dit en substance : «  je veux bien dialoguer. Mais je maintiens l’élection présidentielle du 4 juillet 2019 ». Ici, le dialogue se substitue à l’imposition. Elle consiste, pour ses acteurs, à affirmer de façon tranchée : « c’est à prendre ou à laisser ». En conséquence, si le dialogue est essentiel pour s’inscrire dans un pluralisme démocratique, encore faut-il, définir rigoureusement les règles du jeu de cette interaction entre les différentes parties, pour qu’elle ne soit pas diversion et manipulation dans un système politique profondément orphelin de toute culture dialogique depuis 57 ans.

Le dialogue a pour objet de dépasser le conflit, et non de l’éliminer, parce que précisément le politique se constitue dans l’antagonisme. Il relève pour reprendre Chantal Mouffe, de « l’ontologique », à contrario de la politique qui « correspond à l’ensemble de pratiques et des institutions à travers lesquels un ordre est créé, organisant la coexistence humaine dans le contexte de la conflictualité qui est celui du politique ». Autrement dit, le dialogue ne s’enferme pas dans un ordre patriarcal (« venez mes ‘’enfants’’, on va discuter »), pour créer une ambiance morale devant conduire à une réconciliation nécessairement fragile entre les deux parties, et donnant « l’illusion du consensus » (Mouffe, 2016). Le dialogue place au contraire, au premier plan le politique qui institue la société, dont l’objet est précisément de désamorcer frontalement l’antagonisme qui persiste entre « nous » et « eux ». L’enfermement de l’institution militaire sur l’unique possibilité qui consiste à maintenir les élections présidentielles en s’appuyant sur le même système politique, fidélisant les acteurs politiques qui ont exercé du temps de Bouteflika, peut être analysé comme le refus d’affronter le conflit avec la population, recherchant résolument la reproduction à l’identique de l’ordre hégémonique actuel. Les différentes possibilités qui permettraient de dépasser le conflit, ne sont pas jamais évoquées par la hiérarchie militaire qui s’est engagée activement dans le champ politique, en étant le premier acteur institutionnel au cœur de l’affrontement avec le mouvement social. Au cours de la manifestation du 24 mai 2019 à Alger, la police n’a pas hésité à bloquer et à interdire certains espaces publics, à fouiller systématiquement les sacs des manifestants, à fermer certaines routes aux passagers qui souhaitaient se rendre à Alger pour la marche du vendredi, à procéder à des arrestations sous des prétextes fallacieux, autrement dit à réprimer la population. La contre-violence symbolique des manifestants dans toutes les villes d’Algérie, a été clairement orientée vers une double revendication scandée publiquement : le refus radical des élections présidentielles et le départ tout aussi net du chef d’état major de l’armée, Gaïd Salah.

Références bibliographiques

Balibar Etienne, 2001, Nous citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat et le Peuple, Paris, La Découverte.

Mouffe Chantal, 2016, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel.

Schmitt Carl, 1992, La notion du politique, Paris, Flammarion