80. Multitudes 80. Automne 2020
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Suspension de l’art

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Les musées ont fermé. Les expositions, les biennales1, les foires d’art, les conférences internationales ont été annulées, tandis que les galeries étaient au bord de la banqueroute, que les artistes, pour certains, ne pouvaient plus accéder à leurs ateliers et que les producteurs culturels2 et travailleurs de l’art indépendants ne disposaient plus de moyens de subsistance et étaient renvoyés, avec une brutalité crue, à cette liberté de se mouvoir entre les mondes, entre les médiums, entre les disciplines, qu’ils défendaient crânement jusque-là autrefois. Pour nous, qui avons vécu nos métiers comme des vies et nos vies comme des métiers, cet arrêt a révélé ce que nous savions tous déjà, que le monde de l’art, en raison des formes de production qu’il promeut et qui permettent – obligent – à mener plusieurs activités de front, est le lieu d’une mobilisation permanente.

Dans un très beau film, réalisé en 1968, le poète et artiste surréaliste Alain Jouffroy, fondateur d’Opus International, parlait d’abolition de l’art, d’interrompre l’ordre politique fondé sur la division sociale du travail et d’abolir le privilège des écrivains en tant que producteurs de discours. C’est au demeurant « la seule chose qu’ils pouvaient faire », estimait Jean-Pierre Faye, puisqu’« occuper leur lieu de travail » eut signifié « rester sur leur chaise ou dans leur lit », tandis que les grèves d’artistes se multipliaient aux États-Unis, notamment. Ainsi, en 1969, des artistes de diverses origines fondèrent l’Artworkers Coalition (AWC) au sein d’une organisation condamnant la discrimination raciale du Museum of Modern Art et réclamèrent une réforme de la politique générale de l’institution, avec notamment la gratuité d’accès pour tous. La grève artistique (art strike) provoquait la fermeture de nombreux musées et galeries de Manhattan et suscitait une immense manifestation sur les marches du Metropolitan – seul à demeurer ouvert. La même année, en 1969, Mierle Laderman Ukeles écrivait le Manifeste pour un art de la maintenance, qui nous est apparu rétrospectivement, à l’aune du confinement, sous un jour prophétique. De 68, il a souvent été dit que l’arrêt du temps fut la condition de la production de quelque chose de nouveau, d’indéterminé, que l’événement de la rupture, de l’arrêt, affectait la subjectivité, comme ce fut encore le cas de Nuit Debout et de son calendrier suspendu, étendu, d’un mars perpétuel ou de la dramaturgie hebdomadaire des Actes des Gilets jaunes.

Mais l’arrêt du temps, en temps de Covid 19, n’a pas été celui de Mai 68, ni celui d’une grève générale. En lieu et place d’un temps libéré, le confinement a souvent ouvert à un temps quasi carcéral où le respect des mesures sanitaires était rechoisi par nous, citoyens, où nous nous blessions à la cruauté de son extériorité. À l’issue du confinement, l’artiste Kader Attia montrait les difficultés qui ont été les siennes d’assumer la maintenance d’un studio durant cette période, tandis que l’artiste Babi Badalov a tenu un superbe journal de quarantaine, aussi fragile qu’un journal intime dessiné au crayon, photographiant les rues de Paris et de son quartier à Barbès, documentant l’apparition des masques sur les visages des mannequins des boutiques afros, puis leur mise au rebut. L’artiste Jonas Staal et la curatrice grecque iLiana Fokianaki lançaient la plateforme « Artists for Moria » – pour soutenir l’intervention de MSF dans le camp de réfugiés de Moria, dont la situation critique s’était encore aggravée avec la crise du Covid 19 – tandis que la plateforme new-yorkaise 16 Beaver Group mettait en place en visioconférences « The Testing Assembly », The Society of Friends of Virus, avec de nombreux penseurs et acteurs du monde de l’art, et développait un journal des perspectives autour du « communovirus », pendant que la continuité pédagogique dans les écoles d’art se déclinait plutôt sous le jour d’une discontinuité assumée3.

« Les musées sont les sépultures familiales des œuvres d’art », dit sans détour la citation de Theodor Adorno, que le théoricien de l’art Douglas Crimp met en exergue de son grand livre, On the Museum Ruins. À l’unisson de ce qui s’est joué dans les autres champs de la pensée contemporaine durant la crise du Covid 19, nombre d’acteurs du monde de l’art sont enclins aujourd’hui à faire bifurquer le musée, à partir de cette suspension de la production du monde de l’art, pour en repenser les lignes de fuite, en repensant, d’abord, un modèle de musée qui résisterait à la logique de l’accumulation et de la nouveauté. « Un musée qui serait plus internationaliste qu’international, qui parierait sur le local sans être provincial, et qui résisterait à l’allongement de la liste de ses artistes internationaux, de ses conférenciers vedettes, de ses travailleurs à bas prix », écrit Javier Martinez, le directeur des programmes du MACBA dans une note pour un musée à venir. Le chorégraphe Boris Charmatz, lorsqu’il rêva un Musée de la danse, à Rennes, postulait déjà un musée incorporé, qui ne s’élaborerait qu’à condition d’être construit par tous les corps qui le traversent, ceux du public, des artistes, mais aussi des employés du musée (gardiens, techniciens, personnel administratif, etc.), qui activent les œuvres, en deviennent même les interprètes. Un musée tramé par tous ceux qui en prennent soin, curateurs, balayeurs, guides, gardiens, comme nous l’avait enseigné déjà l’artiste africain-américain Fred Wilson, dans ses brillantes mises en visibilité des corps que l’on ne voit pas et qui prennent soin du musée et de l’articulation entre dispositif muséal et corps racialisés.

En 2015, nous imaginions à l’occasion du symposium Au-delà de l’effet Magiciens4, un au-delà à ce tournant global de l’art et nous demandions quels autres régimes géoesthétiques inventer et déployer dans les années à venir. Se dessinait alors une constellation d’institutionnalités fragiles, de musées précaires, musées conceptuels, musées fictifs : le Micromuseo de Gustavo Buntinx, le Musée Neo Inka de Susana Torres, le Puna Museo de Cesar Cornejo, le Museo Hawaï de Fernando Bryce, le Musée L’ont L’eux, du collectif Afrikaada, ou l’institution gazeuse pensée par Olivier Marboeuf, tous invités durant ce symposium. Cette constellation prenait acte de la puissance de la fiction et des expériences de pensée, offrant autant de pistes pour des institutions à venir. Un musée qui « prendrait soin comme un hôpital, tout en demeurant critique », ainsi que le postulait récemment encore le directeur du Musée Reina Sofia, Manuel Borja Villel5. En ce sens, il serait peut-être plus juste de dire que le musée devrait réapprendre « à s’occuper de ceux qui s’occupent de ceux qui s’occupent de lui et améliorer les conditions de travail et le statut des éducateurs, des médiateurs et de tout le personnel qui effectue un travail de proximité ».

Mais pour achever cette bifurcation, parmi les hypothèses avancées, il y a celle d’un musée qui travaillerait à la rematérialisation de la culture (ou plutôt qui prendrait conscience de ses conditions matérielles) et qui opterait résolument – encore faudrait-il pouvoir en débattre – pour une « décarbonisation » dans tous les sens du terme. Une décarbonisation qui prendrait en considération l’empreinte écologique de ses programmes et structures et qui, sur un plan plus théorique, reviendrait à « décarboniser » les imaginaires sur lesquels la modernité a été fondée – ce que le théoricien Jaime Vindel a appelé une « esthétique fossile ». Ainsi pourrait-on imaginer une réécriture de l’histoire de l’art depuis une perspective fossiliste, qui répondrait à une critique de l’idée de progrès moderne. Si le tournant global de l’art qui a débuté dans les années 1990 a produit une nomadologie contemporaine exaltant la mobilité des artistes et des acteurs du monde de l’art – envisagé comme l’espace d’une fluidité voyageuse6 – le monde de l’art devrait pouvoir maintenant contribuer à inverser ce processus et opter pour un musée catalyseur d’une économie libidinale à faible impact écologique.

Dans un beau texte datant de 2017, For Slow Institutions 7, la curatrice Nataša Petrešin en appelait à des institutions et des expositions « lentes », comme une invitation aux curateurs opérant dans une réalité géopolitique entremêlée à ralentir leurs façons de travailler, à imaginer de nouvelles écologies de soin, projet mis en œuvre en 2019 dans le cadre de la Contour Biennale 9 : Coltan as Cotton, dont elle était la commissaire, tandis que le curateur indépendant polonais Kuba Szreder8 plaidait, tout récemment, pour que l’argent économisé sur les transports, les hôtels et les voyages internationaux durant la crise du Covid soit réinvesti dans des écosystèmes artistiques locaux et des connexions interlocales. Comme le soutient le Forum des citoyens pour l’art contemporain polonais, une solution simple serait de verser des salaires décents aux indépendants, ce qui impliquerait toutefois, une reconfiguration fondamentale de la manière dont les projets artistiques sont produits. Tous ces événements étaient réalisés à peu de frais, car le coût de l’entretien, comme l’analyse le Manifeste pour l’art de la maintenance de 1969, et le travail investi dans la recherche et le développement artistique – des mois d’enquêtes préliminaires, d’écriture, réécriture, tout ce temps souterrain – était pris en charge par des artistes ou curateurs payés de manière souvent précaire.

Or, on le sait, produire de l’art – Virginia Woolf dans Une chambre à soi, Marguerite Duras dans La Vie Matérielle, ou Pierre Bergougnioux dans ses très beaux Carnets nous l’ont magistralement montré – c’est toujours disposer de certaines conditions matérielles. « Il est nécessaire d’avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure si l’on veut écrire une œuvre de fiction ou une œuvre poétique ». Un revenu, mais comme revenu ex-ante, comme condition préalable, pour pouvoir écrire. En rompant avec l’image romantique qui liait misère et esprit du génie, Woolf posait les prémisses d’un féminisme matérialiste et d’une théorie matérialiste de la création artistique.

En 2019, pendant les manifestations contre la réforme des retraites, le mouvement Art en grève a réactivé l’idée de grève de l’art, re-posant la question de la rétribution des travailleurs et travailleuses de l’art. Aujourd’hui, de nombreux textes et pétitions circulent pour alerter sur la situation critique d’un grand nombre d’acteurs du monde de l’art (artistes, auteurs, curateurs indépendants, graphistes, pigistes, lieux indépendants, festivals, éditeurs, librairies, etc.) et pour demander, au-delà des plans de soutien d’urgence, un changement de paradigme quant à la rémunération et aux modes de subsistance dans le monde de l’art et des lettres : texte pour l’instauration d’un régime d’intermittence étendu au monde de l’art et des lettres (initié par l’écrivain Emmanuel Ruben), ou encore pétition pour un soutien pour artistes-auteurs initiée par 125 organisations du monde de l’art, tandis que la revue Multitudes, ou le Manifeste des Sons Fédérés, entre autres, plaident pour l’instauration d’un revenu d’existence sans condition, qui s’instaure plus largement, au-delà des catégorisations et des statuts.

La suspension de l’art a réuni les conditions d’une convergence de multiples récits, qui traversaient les mondes de l’art depuis de nombreuses années, récits qui portaient à la fois sur les conditions matérielles des artistes, mais aussi plus largement, sur la nécessité de repenser les modalités d’exposition, de circulation et de collaboration – et plus ambitieusement encore, sur ce que pourrait être, sur ce que devrait être un musée aujourd’hui et demain. Ces dernières années, cette discussion a traversé les plus grands musées européens, avant tout à partir d’une réforme des récits muséographiques ou des collections. Il apparaîtrait nécessaire et urgent de réunir, en France, des États Généraux de l’art, qui impliquent artistes, curateurs, tout comme des directeurs d’institutions et de biennales, mais aussi les publics et ceux qui font les musées, aujourd’hui.

[voir Décaler, Hyper offre culturelle]

1 Ludovic Lamant, « Biennales, fin de partie ? », Mediapart, 28 mars 2020.

2 Plus encore que « travailleurs de l’art », nous préférerons le terme de « producteurs culturels », selon les mots proposés par la théoricienne et artiste Isabelle Graw, fondatrice de la revue Text zur Kunst.

3 Voir Caroline Bernard, Rupture pédagogique dans les écoles d’art… Ou manière de faire des mondes, 27 mars 2020, le blog de la revue suisse Le Temps, ou Emmanuel Tibloux : « Il est de notre responsabilité pédagogique de prendre acte de la discontinuité, de ne pas vouloir suturer à tout prix », The Art Newspaper, 1er avril 2020.

4 Symposium-performance Au-delà de l’effet Magiciens, cur. Aliocha Imhoff & Kantuta Quiros, Fondation Gulbenkian, Laboratoires d’Aubervilliers, février 2015.

5 « El museo tendrá que cuidar como un hospital sin dejar de ser crítico », entretien avec Manuel Borja Villel, mené par Marcelo Expósito, 14 mai 2020, CTX, Contexto y accion.

6 Ces figures de l’artiste en sémionaute ou de l’artiste ou du curator en globe trotters, ont été théorisées par Nicolas Bourriaud dans son livre Radicant. Pour une esthétique de la mondialisation, 2009, Denoël.

7 Nataša Petrešin-Bachelez, « For Slow Institutions », E-flux Journal #85.

8 Kuba Szreder, « Independence Always Proceeds from Interdependence: A Reflection on the Conditions of the Artistic Precariat and the Art Institution in Times of Covid 19 », L’Internationale Online, 1 avril 2020.