Majeure 1. Biopolitique et biopouvoir

Vivre chaud et penser froid

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ÉRIC ALLIEZ – Commençons par le plus mauvais des débuts: ladite Affaire Sloterdijk[[voir rub191, rub111 . Le plus mauvais des débuts par quelque bout qu’on la prenne. L’Affaire portant ce nom réduit le travail philosophique de Peter Sloterdijk à une unique conférence – « Règles pour le parc humain »[[ art1064,traduction française publiée dans Le Monde des Débats, octobre I999. L’ensemble des notes sont le fait de la rédaction de Multitudes. -, conférence au demeurant publiée postérieurement au déclenchement de l’Affaire pour exhiber l’invraisemblance de la lecture qui en était faite. Car il faut aussitôt constater, sur le fond et sur la forme, l’impossibilité du dialogue avec le lecteur Habermas. Impossible parce que celui-ci le refuse : tu n’appartiens plus au cercle des intellectuels-responsables-de-leurs -actes (zurechnungsfähig) – et l’on pourrait revenir ici sur la scène primitive du Livre gamma de la Métaphysique où Aristote expulse le Sophiste de la scène philosophique… Mais impossible aussi si l’on pense à la tournure du dialogue engagé au début des années 8o par Habermas avec Foucault, Derrida ou Lyotard, parce que ce qui manque, c’est un lieu polémique commun, c’est une communauté minimale de pensée susceptible de soutenir son exercice… Parce que ce qui fait question, c’est la définition même de la philosophie (dans son excès à la circulation réglée des « arguments »), c’est la définition même de la politique (dans son excès à la production du « consensus »)… Or, cet excès est pour Habermas la marque exclusive et nécessaire d’un manque, d’un manquement à la démocratie, synonyme de néoconservatisme. Avec l’Affaire Sloterdijk, on aurait même affaire à un néoconservatisme radical évoquant les pages les plus « douteuses » du plus « irresponsable » des philosophes: Nietzsche… Ce Qu’il Fallait Démontrer.

Il faut donc revenir sur le sens général de cette Affaire Sloterdijk en en reprenant le déroulement pour le lecteur français. Sachant que celui-ci aura pu être quelque peu dérouté par l’économie de la synthèse pratiquée par certains chroniqueurs. Je cite, pas tout à fait au hasard, un texte imprimé en corps gras : « L’ancien ultragauchiste allemand est passé au néoconservatisme radical. Mais (sic) la haine de la démocratie est toujours là. En face, l’humanisme n’est pas désarmé (sic) »…

P. SLOTERDIJK – Partir de l’actualité serait la pire des choses pour un philosophe d’orientation classique. Mais n’est-ce pas le meilleur des commencements pour un philosophe qui se mêle de son temps? S’il faut, comme tu le proposes, revenir sur l’Affaire Sloterdijk – ou bien, comme on l’a dit parfois: le scandale Sloterdijk-Habermas -, qu’il me soit permis de dire brièvement pourquoi je pense que cette affaire, que je perçois comme une manifestation d’inquiétude de l’intelligentsia contemporaine à l’échelle nationale et européenne, est un point de départ idéal pour notre échange. C’est qu’avec Nietzsche, je n’ai jamais cessé de croire que la pensée libre est essentiellement une affaire et qu’elle le sera à jamais. Affaire dans tous les sens possibles : drame, événement, projet, offense, négociation, bruit, participation, excitation, émotion, confusion collective, lutte, mêlée, mimétisme, business, spectacle. Par conséquent, s’il y a une Affaire Sloterdijk dans les médias allemands et dans les journaux français, avec des épicentres en Israël et au Brésil (bastions d’un habermassianisme mondialisé), et que celle-ci a donné lieu à un débat ample et assez agité sur les enjeux et les risques des nouvelles biotechnologies, débat déclenché par mes propos d’Elmau et de Bâle – je ne peux, je ne veux pas désengager ma responsabilité, même si, du point de vue de mon projet philosophique dans sa globalité, je regrette le glissement de mon propos du centre à sa périphérie. Dans la mesure où ce décalage, où cette polarisation sur un aspect assez marginal de mon travail n’est pas une simple erreur et un innocent accident herméneutique, il vaut qu’on s’attarde sur le phénomène.

Tu as parfaitement localisé l’origine du « complexe polémique » à l’œuvre dans ladite affaire : je me trouve effectivement pris dans une controverse impossible avec un adversaire omniprésent et absent en même temps. Pendant les mois de septembre, octobre et novembre 1999, le public allemand a ainsi eu l’opportunité de participer à un dialogue asymétrique entre un vrai philosophe, sublime et muet, du nom de Jürgen Habermas, et un sophiste avéré, Peter Sloterdijk, qui, en l’absence patente de son adversaire, poursuivait seul sa petite conversation avec cet impossible Autre. D’où cette scène primitive de l’académisme évoquée au détour de ta question. Scène au cours de laquelle on a pu observer comment les vrais philosophes s’y prenaient pour exclure le sophiste du champ de la recherche de la vérité, pour assurer aux maîtres et possesseurs du discours vrai leur contrôle souverain du terrain. J’ajoute qu’une scène primitive peut en cacher une autre: derrière le doigt d Aristote pointe l’ombre menaçante de ce camp de rééducation « à la campagne » réservé par Platon, dans les Lois, aux athéistes enragés dans la non-repentance. Les procédés de l’excommunication ont aujourd’hui certainement changé, mais ils ne se sont guère adoucis… Le vrai philosophe de notre époque, pour parvenir à l’exclusion efficace du sophiste, a eu recours à un stratagème clandestin qui, sans nul doute, lui aurait rendu ce délicat service s’il avait pu rester secret, mais qui devait inévitablement produire un effet létal si le public en prenait acte. Ayant donc lu et honni le texte de la conférence du sophiste, « Règles pour le parc humain », le philosophe de la vérité allait charger un autre sophiste, journaliste associé à la confrérie du vrai discours, collaborateur de l’hebdomadaire édité à Hamburg die Zeit, j’ai nommé son fidèle disciple Thomas Assheuer, de dénoncer le sophiste Sloterdijk. Le chef d’accusation devait être lu à haute et distincte voix, les griefs étant ceux-là mêmes que le philosophe n’osait prononcer publiquement. Deux semaines plus tard, le scandale commandé par le maître de Starnberg lui était servi – accompagné de l’orage mental le plus violent ayant touché l’Allemagne depuis la fin de la contestation étudiante et les turbulences de l’ultragauche des années 70. Mais voilà que le jeune sophiste Assheuer, qui aspirait pour sûr à être reçu et reconnu parmi les vrais philosophes, devait faire face à la cruelle vérité: Habermas – qui n’a pas oublié de lire Carl Schmitt – n’avait jamais eu la sotte idée de descendre en personne dans l’arène. Est-il en effet besoin de se battre en duel pour faire la distinction entre l’ami et l’ennemi? Le vrai philosophe ne peut-il se faire représenter par un vrai remplaçant? Or, celui-ci comprend la ruse de son maître: le philosophe ne viendra pas soutenir sa cause et le disciple ne sera pas invité à s’asseoir à la droite de la vérité.

La suite de l’histoire est mieux connue en Allemagne qu’en France. Le jeune sophiste prendra sa revanche. Quelques semaines après l’explosion de l’Affaire, la Frankfurter Allgemeine Zeitung datée du 16 septembre publie des extraits, tout à fait compromettant pour l’expéditeur, d’une lettre de J. Habermas adressée à Th. Assheuer. Elle contient une violente critique de la conférence d’Elmau. Ces extraits prouvent de la façon la plus définitive ce que Habermas avait nié dans sa réponse à die Zeit – à savoir que ce dernier avait pressé son lieutenant hambourgeois de lancer une attaque contre les sophismes « authentiquement fascistes » de l’orateur d’Elmau, qu’on ne pouvait plus, selon les dires du maître de Starnberg, considérer comme une personne « responsable de ses actes. » Alarme et consternation parmi les derniers amis de Habermas : le Maître de « l’inclusion de l’Autre » – titre de l’un de ses derniers livres – est confondu pour avoir pratiqué une tactique de l’exclusion d’une brutalité presque sans précédent dans l’Allemagne de l’après-guerre et avoir développé une lecture extravagante – pour ne pas dire tout à fait folle – d’un texte philosophique. Je dis « presque » en ayant en vue certain précédent dont il faut maintenant faire l’analyse. Comme toi, je vise ici cette bataille à rebondissements menée par Habermas et les siens contre ces penseurs français qu’on a surnommés d’une façon aussi pratique que réductrice les « poststructuralistes », ou « néostructuralistes », et qui offraient à Habermas l’occasion idéale de partir en guerre, une fois de plus, contre son éternel ennemi, Nietzsche, et contre tous ceux qui se refusaient à traiter le philosophe de Sils Maria en chien crevé. Aimable coïncidence: la première chaîne de TV en Allemagne, FARD, lors d’une émission à l’occasion du 75e anniversaire de la fondation de l’Institut für Sozialforschung à Francfort (siège mythique de l’École du même nom), nous sommes le 2o septembre, fait état, en la présentant à la caméra, de cette lettre désespérément occultée par Habermas et ses sergents – document qui désavouait sa version officielle de l’Affaire : il avait « menti » à la face du public en minimisant de façon éhontée son rôle dans le montage du scandale.

On touche au fond politique de l’Affaire : car Habermas n’a pas menti lorsqu’il a menti. Il a simplement, une fois de trop peut-être, défendu par des moyens qui lui semblaient justifiés, démocratie militante oblige, ce qu’il tient pour l’espace de la vérité consensuelle contre ce qu’il perçoit comme l’irruption de la parole du sophiste, du discours polyvalent, essayiste, séducteur, néfaste, français, irresponsable.

Ceci dit, il est évident que nous nous trouvons à nouveau – comme au début des années 8o – au cœur d’une lutte pour la définition et la redéfinition de la philosophie même. Tu constates cela avec toute la clarté nécessaire. Définissons néanmoins, puisqu’il le faut, le champ de la philosophie en cherchant à distinguer quelque chose dans les eaux troubles de l’« admissible » de l’« inadmissible. » Il se trouve que depuis mes débuts en philosophie, j’ai été trop imprégné des leçons de Marx, de Freud, de Nietzsche, d’Adorno, de Bloch, de Sartre, de Foucault, de Canetti… et autres maîtres-à-penser de ma génération, pour ne pas être persuadé de cette exigence: les jeux de vérité de type philosophique, pour ne pas sombrer dans l’anodin d’une conversation de salon, ne peuvent ni ne doivent être enfermés dans les cadres d’un establishment épistémologique ou dans les institutions d’une politique des connaissances donnée une fois pour toutes, même si celle-ci se réclame des meilleures recommandations et des plus pures intentions morales et politiques. S’il existe une doctrine commune vers laquelle ces grands enseignants et ces fiers chercheurs puissent converger, cela serait sans doute la suivante : la philosophie moderne, dans le temps de sa fécondité, s’expose à un métabolisme avec ce qui n’est pas philosophie – les luttes sociales, les folies, les douleurs, les arts, les politiques, les accidents, les cliniques et les techniques. Depuis deux cents ans, tout ce qui a animé la pensée authentique provenait d’une irruption de la non-philosophie dans la philosophie – mouvement inauguré par Schopenhauer et les Jeunes Hégéliens. Le mot d’ordre de ces temps était de remettre les idées à l’endroit, sur leurs fondements « réels.» D’où le schéma bien connu de « la base » et des « superstructures. » Penser signifierait désormais s’engager dans une bataille pour le sens du « réel. » Mais la bataille du « réel » n’est pas finie, même après le déclin de la théorie marxiste (qui a été le cœur logique de cette bataille un siècle durant). Elle est plus que jamais présente dans nos activités et nos constructions du monde. Au point que pour la première fois dans l’histoire des mentalités tout le monde veut être « réaliste »…

Je suis persuadé que ce dont on aurait besoin à l’heure actuelle, ce n’est pas d’une définition de plus de la philosophie: on en a déjà trop, toutes utiles et toutes inutiles. Il faut plutôt livrer les preuves que la pensée de la différence, que la pensée sans épithète existe toujours. Il faut interrompre la danse macabre du réalisme des arrivistes. À mon sens, le danger réel pour la pensée d’aujourd’hui, c’est la montée d’une néoscolastique qui normalise la quasi-totalité de la production académique – et qui coexiste dans une liaison dangereuse avec la médiatisation omniprésente, médiatisation qui a remplacé la réflexion (on aurait osé dire autrefois la réflexion existentielle) et le travail théorique au profit d’une attitude néosérieuse et/ou d’un conformisme anticonformiste. Ce qui est dangereux, c’est cette espèce de totalitarisme allégé qui a laissé son empreinte sur l’esprit du temps présent dans le monde occidental tout entier. En conséquence, ce qui m’intéresserait beaucoup plus qu’une définition, ce serait une dé-définition de la philosophie, une dé-scolastisation, une dé-conformisation, voire une dé-professionnalisation de la réflexion, pourvu que ce soit une subversion avisée du pseudo-professionalisme. En tant qu’écrivain philosophique ayant défini l’essai comme une forme définitive du provisoire, je vise à une notion essayiste de la philosophie du plus haut niveau possible. La philosophie n’est-elle pas une chose beaucoup trop belle, beaucoup trop réelle pour la céder aux seuls philosophes ? Chacun se moquant de la philosophie comme il peut.

Je souhaiterais revenir maintenant sur la formule que tu m’as présentée – sur ce jeu de langage censé résumer mon entéléchie intellectuelle entre un point de départ « ultragauchiste » et un point d’arrivée nommé « néoconservatisme radical. » Mettons un instant de côté l’aspect ignare et détracteur d’une telle construction, et oublions un moment sa marque de fabrication habermassienne. Eh bien, cette équation est amusante et révélatrice parce qu’elle trahit un phantasme tout à fait significatif que l’on trouve un peu partout chez les nouveaux conformistes – qu’ils se présentent comme des gens de gauche ou comme de prudents représentants du centre-gauche-libéral. Ils hallucinent à mon sens une trajectoire dont la caractéristique est double: elle est phantasmatiquement décalquée sur leur propre itinéraire (que sont-ils donc devenus, sinon des conservateurs?), itinéraire dont ils savent par ailleurs l’inadéquation radicale aux impératifs d’une intelligence libérée du ballast dont ils se sont encombrés. Cette hallucination n’est donc pas dénuée d’un certain intérêt, et même d’une certaine vérité, si l’on ose dire, parce que les tenants de ce genre de discours avouent, d’une façon indirecte et pourtant assez claire, qu’ ils ont cessé de penser à un certain moment de leur évolution mentale. Et comment non, puisqu’ils ont trouvé la vérité, puisqu’ils se sont enfermés dans ces divines retrouvailles. De fait, ils n’ont plus bougé depuis l’après-mai 68. Ils ne pouvaient plus bouger parce qu’ils sont effectivement rentrés chez eux, sûrs de soi, sûrs de leurs droits et de leurs propriétés. Mais pouvaient-ils pour autant perdre totalement le sens du mouvement alors que d’autres, leurs anciens congénères, s’éloignaient d’eux? Il était alors très tentant de conclure que ce mouvement, le mouvement des autres, mène d’un début possiblement commun et virtuellement bon malgré ses excès (le gauchisme dont ils se sont défaits) à une fin intrinsèquement mauvaise et pas du tout commune qui diabolise tout écart à leur-fond de commerce: la production réglée du consensus (les extrêmes disent le même de l’Autre). Celui qui s’éloigne de l’axiomatique d’une gauche éternelle mais relookée, ancrée dans le fundamentum inconcussum de la bonne conscience et de ses engagements intemporels, est dès lors condamné à se rapprocher de la droite d’antan (ce qui est historiquement leur propre vérité) ou, pire encore, à s’acoquiner avec le camp néoconservateur dont on s’imagine (bien à tort) qu’ il réserverait un accueil des plus chaleureux aux déserteurs de l’ultragauche.

Tout le monde a fait l’expérience de ce genre de vertige : on est dans un train en gare, et tout à coup ça bouge; on ne sait plus si c’est le train d’à côté qui s’est ébranlé ou son propre train. Pour sortir du vertige et pour distinguer les mouvements, il faut récupérer une stabilité. C’est inscrit dans le biogramme cognitif de l’homo praesapiens et sapiens depuis l’époque des hordes de la savane : on est programmé à prêter la plus extrême attention au moindre mouvement qui s’esquisse sur un horizon stable. On pourrait parler de l’origine de la différence par irruption d’une présence, d’un devenir inattendu sur un horizon plat. Mais comment s’orienter dans un monde où cet horizon a commencé à se déplacer? Comment penser dans un monde où le soleil a cessé de tourner autour de la terre et où les choses ont cessé de tourner autour du sujet ?

C’est toute l’ironie du discours sur le prétendu néoconservatisme de ces prétendus irresponsables qui ont choisi de projeter les données immédiates de la conscience gauchiste des années 68 en des directions un peu moins… immédiates. Ceux qui n’ont pas bougé depuis bien longtemps, et qui réclament néanmoins pour eux une position importante à la tête de la hiérarchie des Idées, s’accrochent avec et donc à ceux qui ont épousé le mouvement de notre époque, au niveau de l’expérimentation « existentielle » et au niveau du concept, pour entreprendre une analyse renouvelée de cette révolution permanente qui s’exprime par un dynamisme social, technologique, artistique et scientifique sans pareil. je remarque en passant que je suis tombé amoureux de cette locution de la langue française : « épouser le mouvement » (était-ce dans un texte de Virilio que j’ai buté sur cette expression?). Expression assez sublime qui peut traduire une des idées les plus riches de la pensée heideggerienne – lorsqu’elle se risque à concevoir l’Être comme mouvement, en tant que « jet » et « envoi », et comme correspondance à ce mouvement.

Il faut donc s’attendre à des frictions entre ceux qui épousent le « jet » et qui, par conséquent, s’éloignent des lieux communs (qui ont de toute façon perdu toute utilité), et ceux qui sont assis sur leurs « postes » et restent confortablement à leur place en se donnant l’illusion du mouvement en regardant passer les trains. Pour faire l’économie d’une analyse que je ne souhaite pas interminable, je me permets de faire référence à ce petit livre de dialogues avec Carlos Oliveira, jeune philosophe espagnol d’orientation socialiste ayant élu une pléiade de penseurs assez singuliers : Juan de la Cruz, Marx, Derrida et les idéalistes allemands…, qui vient de paraître en français sous le titre Essai d’intoxication volontaire[[Calmann-Lévy, 1999.. Vers la fin de ces dialogues, on trouvera quelques passages s’attachant à analyser la désorientation morale et conceptuelle de la gauche « classiciste » (pour ne pas faire entendre le méchant mot de « classe » dans « classique »…) ainsi que certaines indications pour mieux comprendre les motifs de cette confusion babylonienne des langues politiques qui se manifeste de nos jours – confusion qui fait qu’assez souvent même des alliés potentiels ne se reconnaissent plus en tant que tels.

Malgré tous ces risques, L’essai d’intoxication volontaire a été reçu en France avec beaucoup de bienveillance. Les observations de Roger-Pol Droit dans son article du Monde des livres ont eu pour moi valeur d’indice: l’inévitable légèreté de cette conversation enregistrée ne portait pas atteinte à la compréhension des enjeux philosophiques. je mentionne aussi ce fait parce que j’avais lu avec beaucoup de sympathie L’oubli de l’Inde, et que je partage le mouvement de révolte de Roger-Pol Droit contre cette incroyable ignorance dont les philosophes européens font preuve à l’égard de la philosophie indienne, et plus généralement de la pensée des civilisations orientales et non-européennes. Ce sont des sujets que j’ai pris à cœur après mon retour d’Inde en 1980. je me suis parfois même demandé à quelles conditions la formule de Raymond Schwab quant à une « renaissance orientale » pourrait assumer un sens nouveau pour notre temps… Reste (essentiel, que semblent indiquer d’autres articles publiés depuis en France, comme celui de Bruno Latour [[ art482 ou ton papier dans Le Monde des débats[[ art506, novembre 1999.: à savoir que mon analyse de la confusion et de la déroute idéologiques de l’ancienne gauche peut présenter quelque intérêt de l’autre côté du Rhin. Oserai-je ajouter que le contraire m’eût étonné…

Un dernier mot concernant mon prétendu « néoconservatisme radical », maladie sénile de l’ultragauchisme de départ. Qu’il s’agisse là d’un résumé particulièrement économique de l’affaire qui porte mon nom, je l’accorde bien volontiers. Mais pourquoi vouloir économiser sur l’intelligence? L’économe de service semble puiser son savoir de mes motifs profonds dans des sources franchement occultes. Sinon, comment pourrait-il déclarer sur la base de ma conférence d’Elmau, qu’il aura survolé d’un regard arrogant, que « la haine de la démocratie est toujours là » ? Est-il si difficile de reconnaître que la tâche, que l’un des rôles du philosophe dans nos sociétés modernes est de produire, pour soi-même et avec ses concitoyens, une analyse des faiblesses et des failles de notre système d’organisation d’une vie commune? Haït-on la démocratie pour penser qu’elle peut non seulement digérer la description de ses défauts, réels ou virtuels, mais qu’elle doit aussi déterminer, dans les limites d’un possible qui n’est jamais donné d’avance, le cours de son évolution à venir? Méprise-t-on la démocratie en la concevant comme un ensemble de dispositifs de « l’intelligence collective » (pensons ici au beau livre de Pierre Lévy) et lorsqu’on croit – assez classiquement – qu’elle est une machinerie intelligente qui ne prospère que dans la critique permanente? Bref, je suis sûr que la démocratie, quand elle s’invente autrement que dans une survie de principe, vit par la grâce de ceux qui ne sont pas disposés à l’idéaliser (et l’on sait si ces idéalistes savent l’exploiter comme si elle était leur fief: n’en tirent-ils pas maintes prébendes?). Il est par trop évident qu’il y aurait déficit démocratique si l’on permettait aux conformistes de tout poil d’étouffer la pensée libre jusqu’à interdire la mise en question et la mise en problème dont est porteuse une critique sans complaisance. je me permets de renvoyer ici à l’article « Du centrisme mou au risque de penser »[[Le Monde, 1999., dans lequel j’ai voulu expliquer les effets dévastateurs de l’ère Kohl pour la culture du débat dans notre pays – cette implosion de l’espace politique, cet avènement d’un conformisme sans frontières qui est l’impensé du Système Habermas.

ÉRIC ALLIEZ – Depuis la parution de La Critique de la raison cyniques[[Traduction française, Bourgois,1987; réédition janvier 2ooo. (1983) et du Penseur sur scène, sous-titré Le Matérialisme de Nietzsche[[Traduction française, Bourgois, 1990; réédition janvier 2ooo. (1986), qui est un commentaire de La naissance de la tragédie, deux de tes ouvrages traduits en français, tu as pu être perçu comme le seul philosophe allemand susceptible de reprendre à son compte l’affirmation de Foucault se déclarant « simplement nietzschéen »… je souhaiterais donc que tu précises le sens de cette lecture de Nietzsche, en développant si possible: le privilège que tu sembles accorder au jeune philosophe de La naissance de la tragédie au détriment du penseur de la « volonté de puissance » ; ton rapport (pas simple…) à l’interprétation heideggerienne; et enfin, et surtout ce que tu entends par « matérialisme dionysiaque » : de quelle espèce de matérialisme supérieur s’agit-il, comment cette notion spécifie-t-elle la catégorie générale du vitalisme si Nietzsche est bien à tes yeux, par excellence, le philosophe de la vie?

F. SLOTERDIJK – Simplement nietzschéen – c’est un mot qui me ferait rêver de toute façon, même sans savoir qui l’a prononcé. C’est pour moi une évidence que l’événement Nietzsche a été ce tremblement de terre, cette commotion cérébrale qui ont bouleversé toute la tradition intellectuelle de la vieille Europe. Dans Ecce homo, on trouve des traces très explicites de la conscience épochale qu’avait Nietzsche des effets lointains dont il était porteur – je pense surtout au pronunciamento fameux: « On vit avant moi ou après moi. » Ce qui sonne comme le monologue intérieur d’un messie occupé à la réforme du calendrier rendue nécessaire par son apparition. Si l’on cherchait un exemple prouvant que la mégalomanie et la sobriété peuvent coïncider – c’est bien celui-ci. Car il faut bien l’avouer, pour nous, c’est un constat: nous vivons effectivement après Nietzsche. On retiendra l’idée que cette coïncidence du mégalomane et du sobre est la philosophie même. Le philosophe est cet être humain grandiloquent auquel il arrive que la grandeur des idées qu’il formule dépasse sa grandiloquence. En termes aristotéliciens, il est le zoon logon (megalon) echon. Il serait bien sûr possible de remplacer le terme de « grandeur » par des expressions moins choquantes : substantialité, efficacité, pertinence, validité, précision, créativité, puissance, opérativité. Mais quelle que soit l’expression choisie, nous admettons dans tous les cas qu’existent des êtres pensants à travers lesquels il « se passe » quelque chose qui affecte l’état de la réalité en tant que telle. Ce qui revient à poser que la pensée véritable est une production. Par parenthèses, il me semble ici nécessaire de se poser la question suivante: si la mégalomanie philosophique est une réalité, ne serait-il pas tout à fait raisonnable de concevoir l’existence parallèle d’une mégalodépression spécifiquement philosophique ? Est-ce à dire que la pensée de notre siècle n’aura été, dans une très large mesure, que le drame de l’interpathologie des idées et des penseurs? L’interfolie – un concept à reprendre.

Alors, « simplement nietzschéen », qu’est-ce que ça peut signifier dans les conditions de la réflexion contemporaine? Commençons par constater que la formule est d’abord un énoncé chronologique qui dit que nous nous situons dans un temps « après » quelqu’un – tout à fait dans le sens du titre d’un livre célèbre de Giorgio Colli, Dopo Nietzsche. On sait que les sciences sociales et la philosophie contemporaine ont pris l’habitude de se dater dans une période d’après un maître – on se rappelle l’après-Freud de Pontalis ;l’après-Saussure des structuralistes; l’après-Foucault des nouveaux généalogues et archivistes; l’après-Braudel des psychohistoriens et, plus récemment, l’après-Luhmann (en Allemagne au moins) des analystes des systèmes et sous-systèmes sociaux.

Mais on ne peut pas en rester à ce seul constat – que la pensée moderne est marquée par son historicité et que les noms propres des grands auteurs nous servent comme points de repère dans les flux chaotiques des discours. Il faut aller plus loin et interroger le contenu et la méthode d’une réflexion radicalement contemporaine. D’où les questions suivantes : Qu’est-ce que c’est que la pensée si on pense « après Nietzsche » ? Et comment pense-t-on si on pense dans la mouvance et à l’horizon de la pensée nietzschéenne?

La réponse à la première de ces questions doit indiquer pourquoi cette pensée se trouve au centre de la civilisation moderne. Car, après Nietzsche, on pense (la plupart du temps sans s’en rendre compte) les conditions de la possibilité et les conditions de la réalité de la Vie. On cherche à comprendre comment la vie, une vie, nos vies (et nos pensées de ces vies) sont possibles – et parmi les réponses données à cette question, il en ait une qui a un rapport à la philosophie. (Définissons, pour l’instant, la philosophie comme cette agence de la sagesse dont la tâche est de gérer la question de la vérité au sein d’une civilisation avancée.) La réponse consiste à avancer que la vie, une vie, notre vie commune est possible du fait que les êtres humains sont doués d’un sens de la vérité. Ce sixième sens leur permet de mener avec plus ou moins de succès une vie et de s’inscrire dans une évolution: primo parce qu’il leur fournit les moyens de l’adaptation à un environnement donné (adéquation de l’intellect aux choses), et secundo parce qu’il leur inspire le respect des règles qui constituent la religion de la tribu (adéquation du comportement avec la loi « divine »). C’est aussi pourquoi, après Nietzsche,lathéoriedelavérité – l’ancienne discipline royale dela philosophie – se transforme en élémentd’uneréflexion métabiologique élargie. (Ici encore il est tentant de faire usage du schéma de la dé-définition : la vie et sa théorie sont des choses trop importantes pour les abandonner aux seuls biologistes.) Dans mes travaux les plus récents, j’ai entrepris d’intégrer la psychanalyse, l’histoire des idées et des images, la systémique, la sociologie, la théorie de l’urbanisme, etc., dans un métaparadigme que j’appelle Immunologie Générale, ou encore Théorie des Sphères. Si l’on considère la nouvelle définition de la vie (d’une vie) donnée par les immunologues de cette fin de siècle, selon laquelle la vie, une vie, c’est la phase-à-succès d’un système immunitaire, on saisit immédiatement l’intérêt de ces études pour une reformulation nietzschéenne de la question de la vérité. Dans la perspective de la métabiologie philosophique, nietzschéenne ou postnietzschéenne, « la vérité » est comprise comme une fonction des systèmes vitaux qui sert à leur orientation dans le « monde » et à leur autoprogrammation culturelle, motivationnelle, communicationnelle. À ce niveau, on a à faire à un Nietzsche philosophe-biologiste, auteur de la phrase célèbre : la vérité est le genre de mensonge sans lequel l’être humain est incapable de subsister. Avec ma terminologie, on dirait que les vérités (que j’appellerai du premier ordre) sont des systèmes immunitaires symboliques. Les vies sont condamnées à un effort permanent visant à dresser leurs boucliers morpho-immunitaires contre les invasions microbiologiques et les lésions sémantiques (nous disons : les expériences) auxquelles elles sont exposées. Or je pense que cette manière de considérer les systèmes d’opinions des individus a des implications morales d’une portée considérable. Elle enseigne non pas un devoir mais, avec la suspension du jugement et le respect radical des besoins de l’autre, une décision de réserve. Dans la société postconsensuelle, je tiens ce genre d’éthique pour indispensable.

Si nous nous tournons à présent vers la deuxième question – celle du « comment » ou de l’approche méthodique d’une réflexion proprement nietzschéenne -, nous remarquons aussitôt qu’il existe un deuxième niveau dans la réflexion nietzschéenne sur la vérité, strictement différent du premier plan. Nietzsche est ici le philosophe-aventurier: il abandonne le terrain défini par le souci du système vital et de l’illusionisme immunitaire, qu’il s’agisse de l’individu ou du corps social. Il s’avance dans une région où il découvre des vérités (du second ordre) dont l’effet est indifférent aux intérêts vitaux des êtres humains, ou qui leur est, pire encore, directement opposé. Il existe donc une deuxième face de la vérité. Si la première était d’une Mère protectrice, la seconde empruntera les traits de la Méduse. Face à la première on fond, confronté à la seconde on se fige. La fonction méta-immunitaire ou contra-immunitaire de la vérité (du second ordre) déclenche par conséquent une crise intérieure chez les êtres humains qui se sont aventurés trop loin en ces connaissances qui transcendent la vie ou sont définitivement nuisibles à la vie. On pourrait ainsi avancer que la philosophie moderne (celle qui a tué Dieu, dernier mot de la volonté d’être intégré dans un espace incorruptible) est l’équivalent au niveau des systèmes cognitifs de ce que les médecins appellent les maladies auto-immunitaires. (Que Sokal et Bricmont sortent le bloc-notes pour une édition augmentée de leur livre! N’osant croire qu’ils accepteraient l’invitation à rejoindre mon séminaire portant sur le rôle de la métaphore scientifique dans l’évolution des théories de pointe…)

La pensée atteint ici à son inconfort maximum. Car ce défi s’adresse à l’orgueil de l’animal doué de logos. Sachant que l’on peut penser des choses proprement invivables, faudra-t-il pour autant renoncer à l’aventure de la pensée parce que le plus grand nombre des « vérités dures » ne sont pas assimilables par les êtres humains, par tous les êtres humains tel qu’ils sont? En déduira-t-on que la vie devrait à tout prix s’efforcer d’éviter les vérités qui lui sont « extérieures » ? Midi-Minuit, c’est l’heure de la rencontre avec l’autre Nietzsche, avec le métaphysicien de la fonction artistique de la vie qui formulait en deux phrases le champ de la bataille pour les vérités « inhumaines. » D’abord : Nous avons l’art pour ne pas crever par la vérité; et puis : Que le savoir avance, que la vie périsse!

On ne prolongera pas plus avant l’analyse du conflit entre le pensable et le vivable. Il existe un livre très utile de Rüdiger Safranski (Wieviel Wahrheit braucht der Mensch ?) qui peut servir d’introduction à cette problématique. Je précise simplement que ce trop rapide aperçu contient tous les éléments de réponse à la question du privilège que j’ai pu accorder au premier Nietzsche. C’est en effet le jeune philologue de Bâle qui a ouvert la titanomachie de notre époque autour de l’étant en montrant que le dionysiaque n’est pas en soi vivable, que c’est la vie elle-même qui est incapable de se supporter telle qu’elle est, et qui, par conséquent, invente des représentations plus « agréables », des représentations qui nous « agréent. » Pour reprendre le lexique de la Naissance de la Tragédie, la Vie se « transfigure. » On pourrait dire qu’elle investit le « processus secondaire. » (A ce propos : qui ne voit que tous les principes de la psychanalyse viennoise se trouvent dans le texte du jeune Nietzsche – y compris son mot-clef : scène primitive, qui s’y décline au pluriel: Urszenen des Leidens, ce qu’on pourrait rendre par les « archidrames de la souffrance »…) A travers un appareil mythologique assez bizarre, peu apprécié des hellénistes, Nietzsche dessine les contours d’une science à venir – science qui pourrait porter le nom de constructivisme vitaliste (ce qu’on a pu reconnaître, à certain moment du débat autour de l’œuvre nietzschéenne, sous l’étiquette un peu médiocre du « nihilisme actif »). C’est surtout ce Nietzsche « dur » qui m’intéresse – le philosophe qui a essayé de penser sans égards aucuns pour la stabilisation de son propre système d’illusions vitales. Ce Nietzsche-là propose une interprétation poignante de son idée selon laquelle le philosophe est le médecin de la civilisation. Car, pour se former à cette périlleuse profession, il se lance dans une expérimentation radicale, in vivo, du système des illusions sur lesquelles sa vie – et peut-être la vie humaine en général – est fondée. C’est au fond ce que j’entends par le terme Selbstversuch, essai sur soi-même[[Selbstversuch est le titre original de l’Essai d’intoxication volontaire [Cari Hanser Verlag,1996…. Ce que les penseurs « simplement nietzschéens » d’une génération plus couronnée que la nôtre ont appelé « la pensée du dehors. »

Dans mon dernier livre paru, le deuxième volume des Sphères[[Suhrkamp,1998., voué aux macrosphères ou aux Globes (n’oublions pas que la sphère de toutes les sphères physiques a porté dans la vieille Europe, pendant plus de deux mille ans, le beau nom de « Cosmos », et que la sphère de toutes les sphères mentales ou vitales s’appelait « Dieu ») – j’ai risqué la proposition para-nietzschéenne : La Sphère est morte. J’ai essayé d’y dessiner le programme d’une réflexion philosophique « vitaliste » ou « survitaliste », c’est-à-dire une introduction au dilemme proprement moderne tel qu’il s’exprime dans cette antithétique: A. Nous pensons pour nous immuniser (et ici c’est le système immunitaire mental qui pense – disons le système poético-hallucinatoire individuel et collectif; cogito immunitaire). B. Nous détruisons (ou transcendons) notre système immunitaire mental quand nous pensons (et là c’est la pensée réelle, opérative et extérieure qui prend le dessus; ça pense, pensée sans maître). Ce modèle dual de la pensée porte très au-delà de la critique traditionnelle des idéologies – dans un au-delà du vrai naïf et du faux naïf. C’est qu’à mon sens la parabole célèbre du § 125 du Gai Savoir, où la mort de Dieu est proclamée, n’invoque rien d’autre que la nécessité d’inventer une nouvelle poétique de l’espace immunisant. Ce qui ne peut se faire que dans une extériorité qui aura à jamais une avance radicale par rapport à toute construction d’un intérieur. « Comment nous consolerons-nous… nous qui sommes les assassins de tous les assassins ? » En faisant l’amour ? En faisant de la politique? En bâtissant des maisons bien chauffées et en projetant des hôpitaux fonctionnels, par ailleurs indispensables? (Dans les termes d’une théorie de la religion : la probabilité de rencontrer Dieu dans le monde étant devenue beaucoup plus faible que l’énoncé inverse, il est nécessaire de remplacer l’immunité divine, céleste et intime par une immunité technique, terrestre et politique. Je précise qu’à mon sens cette substitution est le noyau dur du processus de modernisation.)

Tout ceci pour en revenir au dialogue impossible entre nietzschéens et antinietzschéens. Je propose le scénario suivant: les premiers se réchauffent dans la vie et aiment (ou supportent) le froid dans la pensée; les seconds ont froid dans la vie et cherchent à se réchauffer dans la pensée. Les premiers ont percé le mur du son de l’illusionnisme humain et humaniste, et n’obéissent plus (ou seulement de façon indirecte) aux traditionnelles exigences de la Lebenswelt; les seconds s’appliquent à édifier les nouvelles cathédrales de la communication, et ces cathédrales, ils les chauffent au moyen de ces agréables illusions entretenues par la tendance néohumaniste, néoidéaliste, néotranscendentaliste, etc. Autant dire qu’on ne vit pas selon les mêmes lignes isothermiques…

ÉRIC ALLIEZ – D’où cette inévitable et nécessaire dimension tactique ou stratégique dans l’usage « matérialiste » que tu fais du premier Nietzsche…

P. SLOTERDIJK – Exact. Ne serait-ce que pour rompre avec l’attention un peu trop exclusive de la recherche eu égard à l’auteur de cette doctrine de la « volonté de puissance », monstrueusement détournée par les lecteurs bottés et casqués des années 30. Or les écrits du jeune philologue me semblaient hantés par ce que j’ai appelé son « matérialisme dionysiaque. » Cette expression provocante signalait mon intention de lire le corpus nietzschéen comme faisant partie de la tradition subversive de ces penseurs marginaux qui ont su se tenir à l’écart de la clôture idéaliste. Dans les années 80, cette notion de « matérialisme » – que j’employais avec un brin d’humour – avait malgré tout conservé un dernier reflet de sa première agressivité. Elle me semblait toujours utilisable comme un fanal de position – et d’opposition – par rapport à un environnement intellectuel qui manifestait son hostilité contre tout ce qui pouvait évoquer le vitalisme des débuts du siècle. C’est dire si l’édition des oeuvres de Tarde que tu diriges me réjouit… Je n’ignorais pas non plus que cette terminologie « matérialiste » allait créer un malaise certain chez les heideggeriens de tendance néopiétiste… Ayant proposé une lecture iconoclaste – et « de gauche » ! – de l’œuvre de Heidegger dans la Critique de la raison cynique, je ne voulais à aucun prix être confondu avec cet heideggerianisme eunuque et conservateur… Quant à l’énorme (qualité, il faut le dire, peu nietzschéenne) et, par certains aspects, admirable Nietzsche de Heidegger, je dois souligner que je n’ai jamais accepté la prétention de ce dernier à avoir « dépassé » Nietzsche. Tout au contraire, à mon sens, c’était du côté de Nietzsche qu’il fallait chercher des chemins menant quelque part, vers un avenir ouvert de la pensée. « Matérialisme dionysiaque » : cette formule exprime la nécessité d’un rapprochement entre les courants postmarxistes et postnietzschéens – rencontre fort peu plausible dans le contexte académique et public de l’époque. Il est vrai que je n’ai guère explicitement repris cette formule dans les quinze ans qui ont suivi la publication du Penseur sur scène. Elle est pourtant devenue pour moi comme une deuxième nature, et si je ne la prononçais pas souvent, c’est parce que j’avais pris l’habitude de considérer tous mes problèmes et toutes mes interventions à la lumière affective de ce concept – sans avoir plus besoin de développer ses dimensions purement théoriques. Cette notion, je la porte sur la tête comme une lampe de mineur sans laquelle je ne pourrais suivre le filon qui m’anime. Maintenant, pour revenir à la question : il est certain qu’il existe un lien épistémologique fort entre des concepts comme celui de « matérialisme dionysiaque » et le « vitalisme », lien rendu plus intéressant encore du fait que life sciences et life technics viennent de franchir un nouveau stade de leur évolution. On en arrive à un point où les idéalistes les plus acharnés sont obligés d’admettre la nature productrice et « idéoplastique » du processus de travail conceptuel. En ce qui concerne plus spécifiquement l’expression de « matérialisme supérieur » que tu proposes et utilises dans tes écrits, je regrette beaucoup que l’œuvre de Gotthard Günther ne soit pas connu en France. Günther est l’auteur d’un livre étonnant dont il ne faut pas seulement traduire le titre, La conscience des machines. Une métaphysique de la cybernétique (1963), et d’une œuvre énorme en plusieurs volumes s’attachant à définir les principes d’une logique non-aristotélicienne (1976-1980) – massif d’idées « imprenables », devenu pour moi une source d’inspiration constante pour la nécessaire réforme de la grammaire philosophique de la vieille Europe. Après le choc induit par Nietzsche, choc aux multiples effets, cette réforme se poursuit bien sûr dans les travaux des contemporains : Deleuze, Foucault, Derrida, Luhmann… Mais chez Günther, le concept d’une « matière informée » incarne à mon sens tout ce qui a pu être pensé entre Hegel et Turing sur le rapport des « choses » à l’« esprit. » Il expérimente une logique à trois valeurs – ou à valeurs multiples – dont la puissance est telle qu’elle pourrait nous débarrasser du binarisme impuissant et brutal du type âme-chose, sujet-objet, idée-matière…

ÉRIC ALLIEZ – On comprend mieux que tu puisses être considéré comme le plus français des philosophes allemands… Que ce soit pour déplorer ta dépendance à ce qu’on a appelé la pensée néo-structuraliste (Manfred Frank) et la pensée 68 (Ferry-Renaut), ou au contraire pour t’inscrire « affirmativement » dans ce mouvement de pensée biopolitique – biophilosophique dont les points d’accroche sont à chercher du côté de Deleuze et de Foucault. Quelles réflexions t’inspirent ces « positions » françaises de ton oeuvre ? Quels rapports avec ce « concept nocturne de la politique, concept qui attire le regard sur l’écologie cachée de la douleur du monde » évoqué dans ton Nietzsche ? Quel est le sens de cet appel à une « écologie expressive d’un genre nouveau » que tu baptises du nom de Psychonautique ?

F SLOTERDIJK – Il me semble qu’à transposer au niveau de la « géopolitique des idées » (opposition que je viens de tracer entre la pensée dans le froid et la chaufferette des idées, on perçoit immédiatement « Pourquoi je suis si français. » Ce n’est pas ma faute en effet si la pensée française de ce siècle a produit un ensemble d’auteurs d’exception qui incarnent la tendance froide de la pensée contemporaine sous des formes tout à fait impressionnantes – je me contente de nommer Lévi-Strauss, Foucault, Deleuze. C’est le ciel de cristal au-dessus du discours, de l’ordre du discours des sciences humaines en ce XXe siècle finissant. Et ce n’est pas un hasard si la lecture de Nietzsche a marqué un tournant pour la plupart d’entre eux. Quant à moi, ce fut la chance de ma vie intellectuelle que d’avoir rencontré ces nietzschéens français à un moment où il était inconcevable de lire Nietzsche en Allemagne. Plus précisément, c’est la rencontre avec le Foucault des Mots et les choses qui m’a catapulté dans un espace de réflexion outrepassant ma formation philosophique d’origine, toute imprégnée par la pensée jeune-hegelienne et marxiste, surtout dans sa version adornienne. J’ai été immédiatement ébloui par l’aura de sérénité et de rigueur qui émanait de l’œuvre de Foucault, et pourtant, j’éprouvais à le lire un mal au cœur indescriptible. Aujourd’hui, je sais que ce désarroi était un réflexe, ou plutôt un signal d’alarme m’indiquant que j’étais irréversiblement entraîné dans un mode de pensée décisivement non-hegelien et non-kantien. Je faisais mes premiers pas dans un espace mental où la logique de la réconciliation par la synthèse finale n’opérait plus. Pour qui a été élevé dans la foi hégélienne, dans le Principe Espérance, dans le confort de la pensée téléologique et la nécessité de l’impératif catégorique, dans le happy-endisme de la philosophie de l’histoire, dans le messianisme – comme-si de Benjamin et d’Adorno et la certitude que l’homme du grand refus est moralement supérieur aux « collaborateurs » avec les données de l’expérience (ce qui était en vérité la source spirituelle de l’École de Francfort première manière), eh bien, lire Foucault, c’est un peu se faire arracher le cœur par un prêtre aztèque avec une pointe d’obsidienne. Si je devais caractériser le Foucault de cette période de mon histoire intellectuelle, je dirais qu’il m’est apparu comme quelqu’un qui ne philosophait plus au marteau, mais avec la lame d’obsidienne. Car l’obsidienne a des raisons que le cœur ne connaît pas.

Sous le choc de ce traitement et des flashbacks qui m’ont fait revivre cette expérience en la feuilletant curieusement – je pense ici à mon voyage en Inde -, je me suis tout à fait éloigné de l’archipel de la dialectique, de la phénoménologie, de la pensée politico-néomessianique francfortoise…, pour pénétrer dans un tout autre espace dont je reconnais à présent qu’il se confond avec le champ de la création conceptuelle ouvert par Nietzsche. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que si ce genre de pensée coexiste nécessairement avec une pratique de l’écriture, celle-ci n’a rigoureusement rien à voir avec les idées simplistes jusqu’à la caricature de ceux qui s’obstinent à croire que la philosophie est avant tout affaire de contenu, le « reste » étant un simple habillage rhétorique de ce même contenu. Je pense tout au contraire que la philosophie résolument moderne investit 1 extinction de la distinction métaphysique du fond et de la forme comme l’un de ses aspects constitutifs. C’est pourquoi il est hautement probable qu’une pensée qui n’existe pas dans son écriture ne comptera pas comme une pensée. À qui voudrait faire le test de cette proposition, je recommande le corpus wittgensteinien. Car ce maître de la pensée « analytique », qui n’a jamais connu le plaisir du texte comme flux des phrases (il était incapable de bavarder), n’a jamais produit que des cristaux logiques en ce sens que les sommets de « clarté » qu’il atteint sont avant tout des sommets de formulation. Avec cet effet de paradoxe: que Wittgenstein soit le seul philosophe-écrivain de notre siècle ayant su se faire reconnaître par l’académisme le plus « dur » tient au fait que les académiciens n’ont pas pris conscience qu’ils avaient à faire à un écrivain, à un artiste du concept que l’on pourrait apostropher comme l’inventeur du minimal art en philosophie.

Pour ma part, et dans la mesure où un auteur peut parler de ses intentions, si je devais caractériser mon travail philosophique, je dirais qu’il se place et se déplace dans une oscillation entre l’incroyablement doux et l’absolument dur. Le lecteur de Sphères I[[Suhrkamp, 1999 se trouve aux prises avec un auteur-psychonaute entreprenant une descente aux enfers symbiotiques, dans les entrailles de la Grande Mère. Cette lecture peut s’avérer d’une douceur impitoyable. En revanche, dans les tomes II et III, on traverse des passages d’un froid cosmique – c’est la visite d’une intelligence cosmonaute et extraterrestre dans le monde des êtres humains. Ce visiteur venu du Dehors décrit les machinations mentales des sociétés traditionnelles et modernes d’un oeil parfaitement froid, car il n’a pas peur de prendre les constructions métaphysiques de « sécurité » dans lesquelles les hommes se sont installés pour ce qu’elles sont. Entre le très doux et le très dur, se joue ce que j’ai appelé « l’écologie cachée de la douleur du monde. » J’ai plaisir à penser que dans cent ans, il y aura un auteur capable d’écrire le livre dont on aurait besoin dès aujourd’hui, sur une écologie générale des souffrances, des techniques et des illusions.

En ce qui concerne l’œuvre de Deleuze, qui n’est pas loin d’un semblable projet, je me rends compte que j’ai à l’époque tout simplement raté cette rencontre. Ce n’est que depuis quelque temps que j’ai commencé à le lire d’une façon plus cohérente. Bien que des amis m’aient signalé, il y a près de vingt ans, une certaine parenté entre sa démarche et mes intentions, je n’ai pas su faire opérer la résonance pour moi-même. C’est différent aujourd’hui. J’ai commencé à lire Mille Plateaux et Critique et clinique ainsi que le Spinoza, Philosophie pratique, avec un plaisir fou et parfois avec le sentiment de plus apprendre en une heure de lecture qu’en une année de recherche ordinaire. Autant dire combien cette rencontre m’est utile à une meilleure compréhension de ce que je cherche philosophiquement sans jamais être assuré de l’avoir trouvé… La trace de Deleuze sera sensible dans le troisième volume des Sphères, Écumes. On verra de quelle manière je cherche à combiner les propositions biophilosophiques des auteurs français avec mes idées sur une morpho-immunologie générale (ou sphérologie). Le thème de l’« écologie cachée de la douleur du monde » sera développé en conséquence.

ÉRIC ALLIEZ – Souhaites-tu revenir sur la conférence-prétexte d’Elmau?

P. SLOTERDIJK – Un dernier mot alors – sur son enjeu philosophique : au point de vue que j’ai appelé anthropotechnique. Expression, soit dit en passant, qui a provoqué une tempête chez les têtes carrées allemandes (cette expression relève d’un champ de concepts plus vaste dans lequel figure aussi son antonyme « théotechnique » – cf. Sphères II, mais il faudrait y ajouter hippotechnique, caninotechnique, félinotechnique, rhodotechnique, narcotechnique, etc., pour rétablir le lexique complet d’une analyse du complexe hominisation-domestication-biopouvoir). La plupart des lecteurs – en Allemagne, en France et ailleurs… – n’ont pas cru devoir remarquer que ma conférence n’évoque pratiquement pas de ce que la médiatisation de l’Affaire Sloterdijk a mis au centre du débat. Oui, cette conférence – car c’est bien d’une conférence dont on parle – ne parle pas de la biotechnologie, de la génétique, de la bioéthique, etc., et si elle s’y risque, c’est d’une façon allusive, à la façon d’une note marginale (de là que certains commentateurs puissent se montrer « insatisfaits »!). Ce qui m’intéressait, c’était la clairière évoquée par Heidegger. Ma réflexion portait sur ce « phénomène » surphénoménal qui nous projette dans l’ouvert où tout se montre: le lieu à partir duquel le monde n’est que monde. Qui a peur de la clairière? Telle que je la conçois, elle est béance d’une ouverture ou d’une distance entre l’intelligence de l’homme et « l’environnement » – c’est le lieu de l’extase humaine qui fait que nous sommes « dans-le-monde. »

Qu’est-ce que la clairière au juste ? Comment a-t-elle été découpée dans la forêt de l’étant – et par quelles techniques? C’est la question qu’il faut à nouveaux frais poser pour ménager l’accès à une anthropologie philosophique et historique qui soit à la hauteur des connaissances contemporaines. (Je viens de publier en Allemagne un petit texte sur l’histoire naturelle du « Principe Distance » comme rapport des êtres humains à la nature dans un numéro récent du magazine Géo [septembre 1998. Ce qui pourra choquer les heideggeriens de par ma volonté d’œuvrer à la naissance d’une anthropologie philosophique d’un type nouveau : ces remarques sont en effet partie intégrante d’une réflexion sur les fondements d’un discours bioculturel de la clairière. La théorie de la néoténie[[Terme zoologique désignant la capacité ou le phénomène de certaines espèces capables de procréer dans un état d’immaturité biologique. Dans son livre Das Problem der Menshwerdung, Jena, 1926, l’anthropologue L. Bolk a développé l’hypothèse selon laquelle la morphologie humaine refléterait des états fœtaux devenus permanents. Cette théorie a été intégrée dans l’œuvre du dernier des maîtres de la sociologie et de l’anthropologie historique allemandes : Dieter Claessens (cf. Das Konkrete und das Abstrakte, Francfort, rg8o). En France, c’est surtout Dany-Robert Dufour qui a souligne l’importance du concept de néoténie (cf. Lettre sur la nature humaine a l’usage des survivants, Calmann-Levy, 1999). Informations communiquées par P. Sloterdijk a la demande de la revue. touche à cette réflexion dans la conférence d’Elmau.) Aussi me suis-je essayé à rendre l’onto-anthropologie heideggerienne dans une paraphrase dont la bienveillance n’est rien moins qu’ironique. Car Nietzsche et Platon se sont invités au banquet pour commenter les idées de Heidegger, pour faire valoir leurs opinions concernant le drame qui se joue dans la clairière. Le titre de cette dramatique? L’Anthropotechnique, ou: Comment les hommes se produisent. Et voilà que tout le monde veut être invité, que – dramatiquement – tout le monde veut en être et participer au débat.

Lorsque j’ai relu cette montagne d’articles suscité par la conférence, je me suis aperçu que la phrase-type participait du genre négatif du « constat » : ce que je disais n’était pas nouveau, mes propos manquaient à ce point d’originalité qu’on ne savait plus du tout pourquoi on devait perdre son temps avec mon texte. La dynamique de ces énoncés me paraît tout à fait claire : nos opinions resteront exactement les mêmes avant comme après la lecture d’un texte philosophique. On veut un savoir indépendant, indépendant de toute réflexion – a fortiori dérangeante. On s’adressera donc aux experts, car l’expert, c’est précisément celui qui n’a plus besoin de penser : il a déjà pensé. Tout le secret de son métier consiste à nous faire participer à sa sérénité post-réflexive. Gardien de la non-pensée collective, sa profession est très-libérale. D’où ce concert des experts affirmant à l’unisson : Sloterdijk a peut-être déclenché un débat, mais pour le mener comme il convient, il faut commencer par exclure ce provocateur qui n’a rien dit de nouveau – sauf, peut-être… mais non, et qu’on nous fiche la paix!

L’une des versions les plus intéressantes de ce cliché a été livrée par Henri Atlan à l’occasion d’un entretien accordé au Monde des Débats[[ art1072, novembre 1999.. Étrange pour un spinoziste déclaré… Peu enclin à perdre de son précieux temps avec les anacoluthes de ma prose (il faut savoir que l’expert, par ailleurs toujours salarié, est un appointé), sa grammatologie médiatique se satisferait d’une antithèse aussi rude que symptomatique : des problèmes soulevés par les biotechnologies, on parlera ou bien en philosophe (et si c’est le cas, on ne peut pas dire grand chose d’un tant soit peu pertinent, vu qu’il est plus facile de citer Platon que de produire un clone) ou bien en médecin-technicien (on possédera alors la maîtrise complète du discours car l’expert a, par définition, la maîtrise du savoir: en l’occurrence ce qu’il en coûte de cloner un homme). Bref, Monsieur Atlan a du mal à admettre que puisse exister un discours, c’est-à-dire en principe un mouvement de pensée, qui se propose de questionner philosophiquement, de façon rigoureuse, et la technique comme forme de production des évidences, et l’ordre des experts comme contrôleurs des savoirs, et la prétention de certains experts (les plus éminents) à contrôler et leur discipline et ses « prémisses philosophiques »…

Reste que la contribution d’Henri Atlan est précieuse sur un point au moins – et non des moindres à mes yeux. Parce qu’elle souligne avec toute l’énergie nécessaire que la nervosité allemande sur ces sujets, conséquence d’un « eugénisme » euthanasiste criminel et abject qui fait partie de notre histoire, est une chose, et le défi des biotechnologies et des biopolitiques à venir en est une autre. N’en déplaise à beaucoup : c’est cette différence radicale qui donne à penser.
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