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Lettre à un ami tunisien

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Le 24 janvier 2011

Cher A,

Il y a vingt ans, quand tu étais mon élève à Paris 8, nous n’aurions vraiment pas pu imaginer que la révolution tunisienne aurait pris ce caractère et aurait soulevé des problèmes constitutionnels analogues à ceux d’un soulèvement social et politique dans l’Europe centrale. À l’époque, nous étudiions ensemble l’expulsion de la classe ouvrière des mines de phosphate du sud tunisien, prodrome des grandes vagues de migration interne et externe, et le lent processus de transformation que les délocalisations des filières textiles européennes déterminaient dans ton pays. Tu avais du mal à me montrer les potentialités productives de ton pays au-delà de l’activité textile, de l’industrie du tourisme et des services du gaz et du pétrole (qui n’ont atteint une certaine expansion que bien plus tard). Tout est allé terriblement vite. Il y a vingt années nous balbutiions à peine en matière de globalisation, et aujourd’hui elle est à ce point effective que la Tunisie est devenue une province d’Europe et, avec elle, du monde. Il y a vingt ans nous percevions à peine la transformation du travail de l’industriel vers l’immatériel/cognitif, et aujourd’hui la Tunisie connait une surabondance de cette dernière figure de la force de travail. Et encore : nous découvrons, vingt ans après, les transformations terrifiantes que le néolibéralisme a imposées – sur et à travers les changements de la forme du marché et de la nature de la force de travail : la fin du système salarial classique, et avec elle un chômage de masse mortifère et une précarisation insupportable – 35% de la population jeune appartient à la force de travail cognitive, mais seulement 10% travaille. De plus, en Tunisie, se sont enchaînées et accumulées les destructions des premiers fruits du welfare, les inégalités régionales féroces, les effets désastreux des processus migratoires (aussi bien ceux qui ont réussi que ceux qui ont été interrompus), le blocage des investissements extérieurs, etc… Enfin, ces dernières vingt années nous ont offert l’affirmation d’une dictature mafieuse, une corruption sans limites et un système répressif fourbe et cruel (fourbe en ce qu’il s’appuyait et se légitimait sur les peurs occidentales d’une menace islamique), cruel parce qu’il fut purement et simplement l’expression d’une domination de classe, une exploitation et une oppression organisées par des potentats corrompus contre les travailleurs et les honnêtes gens.

Tu me demandes ce qu’il faut faire, maintenant que la conscience de l’exploitation est générale et que le désir de liberté s’est rebellé et a vaincu. L’insurrection a créé des forces neuves : comment les utiliser, comment les mettre en mouvement contre les anciens ennemis et contre les nouveaux qui apparaîtront bientôt sans doute ? Cher professeur, m’écris-tu, te rappelles tu quand nous ironisions sur les hommes des Lumières qui se défiaient à coup de projets dans des concours pour la meilleure constitution de la Corse, de la Pologne, ou même de la Caroline ? Pourquoi ne discutons-nous donc pas (sans rire, cette fois) des contenus d’une nouvelle constitution de la Tunisie – non pas qu’il n’y ait pas ici quelqu’un capable de bien le faire – (imprégné par les réflexions solitaires de la conspiration, par une culture politique globale qui circule malgré tout – sûrement plus qu’en Italie –, par l’angoisse du soulèvement et par la joie de la victoire), mais parce que parler de la Tunisie, des nouveaux droits qu’il s’agit de construire, des garanties à définir, c’est aussi parler aujourd’hui de l’Europe – sait-on jamais, peut-être l’une de ses régions se libèrera-t-elle à son tour des despotes qui y règnent actuellement !

Cher A., camarade, tu ne m’as pas convaincu – cette ironie que tu ne juges plus nécessaire reste pour moi un habit précieux, je suis convaincu que l’on ne peut pas se substituer à ce que les protagonistes font et proposent. Il est vrai toutefois que ton problème est désormais général, qu’une nouvelle constitution de la liberté n’est pas seulement un problème tunisien mais celui de tous les hommes libres. J’essaie de formuler quelques réflexions, afin d’ouvrir une discussion, un forum auquel tous peuvent participer. Pour commencer, j’aimerais insister sur un certain nombre de points qui me semblent plus importants que d’autres, pour qualifier ce que peut être aujourd’hui une véritable démocratie, c’est-à-dire cette démocratie « absolue » que nous appelions déjà de nos vœux il y a vingt ans.

1) Aux anciens pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) qu’il faut épurer et restaurer avec vigueur sous un contrôle permanent et renforcé du pouvoir législatif, viendront s’ajouter au moins deux autres « agences » du gouvernement démocratique, l’une qui agira dans le secteur « médiatique », et l’autre qui agira sur les « banques » et sur la « finance ».

En premier lieu, il n’est donc plus possible d’imaginer un régime démocratique qui n’ait pas la possibilité d’obliger l’information, la communication et la construction de l’opinion publique au respect de la vérité, à la liberté, au filtre de la multitude. L’extrême importance que les initiatives sur le net ont eues pendant l’insurrection doit être sauvegardée comme une possibilité permanente d’exercice. Ces pratiques doivent être arrachées à l’état d’exception et être traduites en un exercice de contrôle démocratique permanent. Mais ça ne suffit pas : les anciens médias doivent aussi se plier à un contrôle social qui en libère l’activité face aux blocages que l’exécutif et les intérêts politiques pourraient leur imposer. Mais il n’y a qu’une seule façon pour affirmer cette figure démocratique : le droit d’expression doit être libéré du pouvoir de l’argent. La pluralité de l’information ne peut représenter la voie de sa capitalisation mais doit être garantie par la souveraineté populaire afin de multiplier les discussions, la confrontation des opinions, les décisions. Le droit d’expression ne doit pas être garanti seulement à l’individu mais également destiné à un exercice collectif, en excluant toute prétention capitaliste d’exploitation de celui-ci, et toute tentative d’assujettissement. Le droit d’expression doit être affirmé comme une puissance constituante, ouverte à la légitimation du commun.

2) Les « banques », la « finance », sont devenues, au cours du développement du capitalisme, un pouvoir à part contrôlé par les élites industrielles et politiques. Dans le néolibéralisme, même ce contrôle a pris fin, et la finance s’est rendue complètement indépendante, fondant la légitimité de son intervention au niveau global. En Tunisie, comme tu l’as dit, dans le passage à la démocratie se joue aussi une progression des formes du contrôle capitaliste sur la vie civile. Le capital financier se
présente déjà de manière plus agressive ; quant à la communication, tandis que la censure est en train de disparaître définitivement, de nouvelles formes de contrôle se mettent en place.

Le problème est donc de bloquer ce processus, de transformer les banques en un service public, de façon à ce que l’allocation des fonds financiers et l’élaboration des politiques d’investissement soient décidées en commun. Les instruments de la finance doivent être mis au service de la multitude. Il est clair que cela implique la construction de pouvoirs démocratiques de programmation financière, coordonnés à l’activité législative et exécutive, et donc de pouvoirs monétaires arrachés à l’indépendance postiche et hypocrite de la Banque centrale – qui en faisait un instrument du capital global. C’est un chemin difficile à parcourir. On aura contre soi non seulement les banquiers nationaux mais aussi les intérêts globaux du capital.

Mais c’est un chemin qu’il faut parcourir avec une grande détermination – prudemment mais avec détermination. Parce qu’on pose ainsi la première pierre d’un soulèvement global contre le néolibéralisme et le capitalisme financier – jamais soulèvement a-t-il été plus mûr que celui-ci ?

Le New York Times s’en est avisé immédiatement : “one small revolution”, comme celle de la Tunisie, peut enflammer non seulement le Maghreb mais tout le monde arabe. Il faut donc avoir en tête, quand on y réfléchit, qu’un autocrate peut faire des concessions (au peuple mais surtout aux banques et aux entreprises multinationales) plus facilement qu’un leader démocratique mais faible – comme celui que les tunisiens finiront bien par élire. Voilà donc la prévision américaine. Et par conséquent notre hypothèse : il n’est pas possible aujourd’hui d’imaginer une révolution démocratique qui ne réalise avant toute autre opération, une nationalisation des banques, une réappropriation de la rente, auxquelles fera suite la progressive instauration de figures du droit du commun. Ce n’est que par là que la puissance de la multitude peut se constituer. Le but dévolu à cette agence financière démocratiquement gérée est de garantir le welfare de la population tunisienne, contre la précarité, en établissant un revenu garanti, et en garantissant la possibilité d’une éducation complète et d’une assistance médicale adaptée à chaque citoyen.

Aujourd’hui il n’y a pas de liberté qui ne repose sur le commun. Ce n’est pas un hasard si la dictature a privatisé tout ce qui, en Tunisie, pouvait l’être – il faut donc se le réapproprier. Cher A, ce n’est que sur le commun et sur la gestion commune que repose désormais le futur de votre génération et de vos enfants. Bien sûr, le désastre dont vous héritez s’effacera pas d’un seul coup – dès que les brumes de l’insurrection se dissiperont, il y aura des priorités sur lesquelles il faudra se concentrer et décider. Mais le dispositif d’un gouvernement constituant ne peut que concerner le commun. Ne laissez pas la proposition du commun aux islamistes (puisque c’est bien là ton souci, camarade). C’est sous couvert d’une fausse propagande du commun qu’ils développent dès à présent leur activité.

3) Le troisième point concerne la forme du gouvernement. Comme tu le dis toi-même, la révolte tunisienne a été une révolte sociale, elle est née de la société qui travaille tout entière. Ben Ali avait bien compris qu’il ne fallait surtout pas permettre à la révolte sociale de s’exprimer politiquement, et tout homme politique savait que le chômage des jeunes était une bombe à retardement prête à exploser. Pourquoi ?

La jeunesse – force de travail cognitive – est aujourd’hui la vraie classe ouvrière de l’ère post-industrielle. Puisqu’elle est une force de travail cognitive, cette jeunesse n’est pas impuissante, au contraire, elle a les moyens de dépasser la frustration qui a bloqué les strates les plus pauvres et les plus âgées de la population. La culture de l’impuissance a été durement vaincue dans les rues de Tunis.

Mais cette jeunesse doit garder le processus révolutionnaire ouvert, en transformant l’insurrection en un gouvernement constituant. On ne peut pas laisser aux mains des anciennes élites (qu’elles soient socialistes, démocrates ou islamistes) les transformations de la constitution du pays. D’autre part, les tunisiens n’ont pas tant besoin aujourd’hui d’une nouvelle constitution que d’un processus constituant élargi au pays tout entier – y compris les forces armées, la magistrature et les universités. Le pouvoir législatif et la governance nécessaire pour remettre en marche le pays doivent être directement exercés par les jeunes et les groupes révolutionnaires, et doivent s’organiser dans tous les lieux où il sera possible et urgent de le faire. Mais tout cela ne peut se faire que si l’on évite le plus longtemps possible (pour les projets de constitution démocratique de l’époque des Lumières, dont nous parlions il y a un instant, ce temps ne pouvait pas être inférieur un dix ans) la fixation de formes de représentation politique stables. La souplesse du pouvoir global, de ses banques, de ses institutions centrales, est vraiment grande : ces messieurs n’auraient aucune difficulté à trouver (et à payer) un socialiste ou un islamiste quelconque pour faire pencher la balance en leur faveur ! L’insurrection s’est montrée habile : elle doit être tout aussi habile contre le pouvoir global et ses émanations méditerranéennes, qui sont déjà en train de se concentrer contre le péril extrême de l’insurrection tunisienne et de son extension au Maghreb. Souvenons-nous (n’était-ce pas justement ta préoccupation, camarade A. ?) : si nous ne construisons pas de comités d’action constituants, ce sont les islamistes, qu’ils soient extrémistes ou modérés, qui feront entrer la politique dans les mosquées. Alors que plus il y aura de politique démocratique et constituante, plus il y aura de laïcité…

Ciao, continuons à échanger des informations. On respire un air nouveau depuis quelque temps, un peu partout. En attendant l’Algérie !

Toni Negri

PS : Si on ouvre les journaux économiques occidentaux, ceux de droite parlent avant tout de la baisse de la note de la dette souveraine tunisienne par les agences de notation. Moody’s a déjà dégradé la note de la dette souveraine tunisienne et a changé son point de vue, en passant de stable à négatif. Sur le même sujet, à gauche on se lamente de cette décision parce qu’on insiste au contraire sur le fait que l’insurrection est également… productive. La fin des prélèvements mafieux sur l’industrie tunisienne devrait permettre une reprise de la croissance. Mais quelle croissance ? De la pauvreté, de la précarité ?

Quand à la presse politique, à droite, on multiplie les menaces. Attention citoyens tunisiens, parce que si vous exagérez, l’armée est déjà prête à la répression. Cette même armée qui vous a aidés à vous libérer de Ben Ali – continuent les commentateurs de droite. N’augmentez pas la peur du vide. Et à gauche, passé un bref moment de joie, que demande-t-on maintenant ? Puisque Ben Ali est désormais parti, le pays saura-t-il reconstruire son appareil d’état et conduire une transition pacifique vers la démocratie ? La gauche ne demande-t-elle que cela ?

En réalité, à gauche comme à droite, l’inquiétude est aussi grande qu’a été la surprise. La transition de la Tunisie vers la démocratie deviendra-t-elle un exemple, un laboratoire, pour l’ensemble du monde musulman ? Mais si l’on ne veut que cela, ce n’est vraiment pas nouveau. C’est même plutôt vieux : tout simplement un nouveau colonialisme.

Cher A., n’ayons pas peur de penser à une nouvelle constitution, à un nouveau processus constituant, à de nouveaux instruments pour la puissance démocratique des citoyens. Au Maghreb, en Algérie, en Tunisie et puis aussi en Égypte, il y a eu des moments profonds et importants de développement d’une démocratie construite « par le bas ». Démentons la vision bornée et répressive des commentateurs américains et européens.

PPS : Je relis cette lettre avant de te l’envoyer, nous sommes le 28 Janvier, l’Égypte brûle.