Intégré à une institution ou non, le chercheur doit travailler à défendre son autonomie. Ses rapports avec l’ensemble de l’institué, et tout particulièrement, celui de la recherche, sont toujours complexes, marqués par des points de vue nécessairement différents, et souvent divergents. Les chercheurs ont pour métier de poser des questionnements par définition contestables, c’est même leur propriété jugée indispensable. Non seulement ils ont droit à l’erreur, mais ils doivent même impérativement en prendre le risque. L’image universelle du plus fameux d’entre eux, Einstein tirant ironiquement la langue, illustre parfaitement que le chercheur ne peut être a priori un notable. D’où des relations toujours tendues, parfois même ouvertement conflictuelles, entre les interrogations de l’institué et le questionnement propre du chercheur. C’est dire d’entrée qu’il n’y a pas de recherche indépendante, ni de dedans et de dehors de cette activité étroitement encastrée dans la vie sociale.
Le moyen terme est nécessaire pour appréhender l’évolution des mouvements de lutte qui ne cessent de ponctuer et de renouveler les rapports des chercheurs avec les institutions, depuis les « hors-statut » des années 70 jusqu’à la généralisation des chercheurs précaires apparus dès les années 90 sous des appellations et situations très diverses. Nombreux étaient les chercheurs des années prolongeant 68 qui travaillaient sans statut, sur contrat, le plus souvent pour des organismes du pouvoir mais aussi parfois étrangers, comme la Fondation Ford qui soutenait dans sa lutte anti communiste l’EPHE1 ainsi que des dispositifs de recherche en Europe comme celui sur les mouvements sociaux. L’essentiel des subventions venait surtout du Commissariat général au Plan, chargé de financer des travaux de réflexion prospective, par le biais d’un Comité d’organisation des recherches sur le développement économique et social (Cordes). Une période de création intellectuelle exceptionnelle où un pouvoir, choqué par « le chaos » post 1968, laisse le champ libre à de hauts fonctionnaires chargés de financer les propositions de nouveaux collectifs d’investigations étrangers à une recherche instituée totalement muette. C’est que les « sciences de l’Homme et de la société » sont encore peu développées au CNRS et dominées par des marxistes orthodoxes plus centrés sur l’analyse des structures que sur les processus sociaux, et encore moins les mouvements en cours. Cette phase particulière de contournement de l’institué par le pouvoir lui-même a ouvert d’importantes procédures pour son renouvellement. Mais Giscard entreprend de « remettre de l’ordre » dans le savoir académique avec un projet d’autonomie des universités ainsi que la suppression des chercheurs contractuels soudainement dénommés « hors statuts ».
Il faut désormais s’intégrer à l’université ou au CNRS pour passer des contrats avec l’État (beaucoup mieux malgré tout que le terrible Berufverbot allemand qui interdit à tout « communiste » des emplois publics). Peu d’équipes, en dehors du CERFI2 et de notre Laboratoire de sociologie de la connaissance3, ont dénoncé haut et fort une stratégie « soviétique » d’étatisation de la recherche avec l’élitisme du chercheur d’État4. Nous lui opposions nos pratiques collectives liées aux forces sociales, encore facilitées par une nouvelle indemnisation chômage permettant, sans grand contrôle, de vivre entre deux contrats. Mais le second choc pétrolier nous avertit qu’il fallait rejoindre les quelque 150 « hors-statuts » admis à se présenter devant la section sociologie du CNRS.
Cette opération permit à 400 chercheurs de s’intégrer entre 1977 et 1981. Mais la logique de recrutement individuel heurtait fortement des chercheurs travaillant et publiant collectivement. Même Alain Touraine qui soutenait les jeunes chercheurs de Serge Mallet finit par nous avouer ne pouvoir intégrer que le meilleur d’entre nous au CADIS. Nous remerciâmes celui que nous considérions comme le meilleur chef d’orchestre du milieu en lui affirmant jouer une tout autre musique de groupe, à la Beatles ! Tout nous opposait au CNRS ainsi qu’à ses chercheurs et à leurs syndicats, qui brandissaient de concert l’opposition entre science et idéologie que nous niions avec autant de constance. De même pour les enquêtes quantitatives et surtout, la division en disciplines, alors que nous prônions plutôt l’indiscipline et la transversalité fondant la plupart des nouvelles analyses. À force d’actions fortes et originales, le collectif des hors-statuts finit par être soutenu par les syndicats et par certains « grands patrons » comme Touraine ou Crozier. In fine, l’arrivée de cette masse de « hors statuts » a permis un développement considérable des sciences de l’homme et de la société au CNRS. La forteresse poursuit son développement sous l’État mitterrandien qui enjoint à des ministères de développer de conséquentes « recherches-expérimentations » impliquant un début d’articulation entre chercheurs et acteurs sociaux5. Ainsi la prise en compte du chômage et de la précarité aboutit alors à la création du RMI-Revenu Minimum d’Insertion.
Le chercheur se doit alors d’innover pour obtenir les conditions indispensables d’autonomie avec les divers pouvoirs institués. Recherche et institué ne peuvent en effet jamais être spontanément en accord puisque l’investigation porte nécessairement sur des variables encore non prises en compte ou acceptées par les pouvoirs. Le sujet de la précarité, à l’origine de nos investigations, et toujours aussi présent aujourd’hui dans Multitudes, permet de saisir combien il n’y a guère d’autonomie pour le chercheur, mais bien plutôt des conflits permanents, et de surcroît, souvent contradictoires entre eux, avec les divers acteurs impliqués dans un processus de recherche. On peut certes préférer parler de controverses ou de dissensus plutôt que de conflits, mais ils font toujours, en tout cas, partie intégrante des dispositifs du chercheur.
Le temps d’émergence des questionnements
Dès 1975, la précarité, qui faisait l’objet de nos premiers cours à l’université de Vincennes pour accompagner la lecture des Grundrisse, était encore un concept incompris et sans la moindre statistique pour étayer son existence. Sept ans plus tard, lorsque nous rendons au Ministère du travail un premier rapport sur les luttes des OS et des précaires, ce sont cette fois les nouveaux gardes rouges du PS qui interdisent toute publication de notre recherche « de droite » puisque le parti va tout simplement supprimer la précarité. Par chance, la CFDT mise sur une nouvelle classe d’ouvriers dits spécialisés (OS) pour rattraper la base militante de la CGT. Nous diffuserons notre rapport via sa revue Que faire aujourd’hui ? animée par Pierre Rosanvallon6. Ce syndicat nous avait surtout ouvert les portes des nouvelles entreprises du fordisme de masse, les déqualifiés de la « décentralisation » industrielle : c’est alors la recherche obstinée par la social-démocratie d’une nouvelle classe de travailleurs, non dominée par le PC et la CGT. Mais alors que les socialistes autogestionnaires du PSU croyaient la voir chez les cadres et techniciens7, des courants de la CFDT, en relation avec l’Italie qui connaissait les mêmes contestations, prenaient en considération ces OS. Non pas que ces derniers soient soucieux du savoir productif ! L’ouvrier-masse de l’analyse opéraïste de Tronti et Négri se désintéressait totalement du travail abrutissant et répétitif de la chaîne de montage.
Les conflits ont ainsi lieu, non seulement avec le ou les financeurs, mais presque tout autant avec les institutions et les acteurs étudiés. Même les féministes ouvriéristes contestaient notre analyse de la place renouvelée des femmes dans la classe productive, tant l’idée patriarcale des femmes « armée industrielle de réserve », simple force d’appoint au développement du capital, restait ancrée. A fortiori dans les syndicats de mâles, blancs et qualifiés, pour lesquels les temps partiels et employeurs multiples des femmes de ménage et aides à domicile qui commençaient pourtant à s’organiser n’en faisaient pas de vraies travailleuses8. Tous ces dissensus font que le travail d’émergence de son hypothèse constitue en définitive le temps principal de l’activité du chercheur sociologue. Bien avant l’enquête, l’évolution du questionnement durant de longues confrontations avec les acteurs et financeurs pour tenter de rendre productif leurs points de vue différents, est essentielle. Cette dimension temporelle rend difficile, sinon même impossible, toute investigation pour des « chercheurs à temps partiel » tels que l’on définit aujourd’hui les enseignants-chercheurs, avant tout chargés de leurs cours et toujours plus submergés par les tâches de gestion bureaucratique. Peut-il y avoir analogie entre les chargés de transmettre aux plus jeunes les doxas scientifiques et ceux qui, tout au contraire, ont pour ambition de remettre en cause ces acquis par leurs hypothèses ? Les chercheurs doivent bien évidemment faire partager leurs interrogations par des séminaires et à leurs doctorants, mais il s’agit là de formation au débat critique… peu développée en France ! Rien à voir non plus, en tout cas, avec l’obéissance aux attendus d’appels d’offre, devenue pourtant absolument indispensable pour pouvoir aujourd’hui être évalué et sélectionné.
On touche ici au principal problème des chercheurs, qui est interne au monde académique. L’université a en effet d’autant mieux accepté cette transfiguration de l’enseignant en « enseignant-chercheur » que les plus gradés d’entre eux s’en sont trouvés promus donneurs d’ordre de doctorants brutalement précarisés. L’institution n’acceptant plus à présent que des thèses subventionnées, les doctorants assignés à ces contraintes en sont venus à pouvoir remplacer aujourd’hui les chercheurs. L’énorme main-d’œuvre des doctorants présente tous les avantages pour l’ordre et l’austérité de l’État ultralibéral, puisqu’elle est aussi mille fois moins coûteuse que des chercheurs jadis libres du choix de leurs objets de recherches, s’ils le voulaient du moins. Elle s’évapore presque entièrement au bout de quatre ans après l’obtention du titre, durée moyenne de la nouvelle fonction subalterne de post-doctorant. Ni indépendants ni autonomes, ces chargés, non plus de recherches, mais plus directement d’appels d’offres confinés, sont donc désormais entièrement soumis.
Entreprendre une recherche autonome des programmes institués de recherche pose surtout la question du financement des acteurs concernés. Nos travaux sur l’analyse des villes portuaires comme révélatrices de la mondialisation, sur les conseils de Fernand Braudel, se trouvaient à l’époque en dehors des objets de la recherche hexagonale. Il faut cette fois convaincre des acteurs économiques français – ports, Chambres de commerce et d’industrie, villes, régions, ministères – tous effrayés du poids toujours croissant de places européennes concurrentes dans les échanges nationaux. Un financement du port du Havre sur la notion de « communauté portuaire » de la place d’Anvers en enclencha un autre de la communauté proprement havraise. La DATAR prendra le relais, s’intéressera alors aux friches portuaires des centres-villes délaissés par le gigantisme inhérent à la mondialisation de la circulation. Jusqu’à soutenir la création au Havre d’une Association Internationale Villes et Ports (AIVP), ONG qui va devenir réellement mondiale. Opportunité vraiment exceptionnelle pour le chercheur de travailler et diffuser son questionnement, le comité scientifique que nous y animions permit de financer plusieurs rencontres internationales de chercheurs dans des villes portuaires des cinq continents, dont les colloques réunissaient élus et professionnels des places. Ces liens souvent conflictuels entre chercheurs et milieux socioéconomiques, tentant toujours d’instrumentaliser le chercheur en expert porteur de solutions préétablies, longtemps considérés comme non scientifiques, font aujourd’hui partie de la doxa néolibérale imposée à la recherche.
Une recherche jacobine et ultralibérale
Avec les nouvelles gouvernances mises en place à partir des années 2000, les collectifs de recherche, si complexes à se former, ont dû s’inscrire dans des fusions plus larges, censées représenter une ouverture, mais participant dans les faits d’un renfermement bureaucratique au sein des institutions. La restructuration forcée de laboratoires autour d’une soi-disant échelle optimum mêlant Unités mixtes de recherche CNRS et Universités a soumis la recherche à des critères essentiellement quantitatifs. Prisonnières d’une évaluation concurrentielle de leurs pratiques et projets scientifiques tous les cinq ans, de grandes « usines à gaz » se focalisent sur des batailles de pouvoir pour la direction de ces nouvelles méga structures, pendant que de multiples déménagements en des lieux uniques déstabilisent totalement les collectifs de recherche…. Cette massification destructrice s’accompagne logiquement de montages financiers à un niveau européen, finissant de détruire toute autonomie des chercheurs et de leurs collectifs. En réaction à cette massification institutionnelle, de nouvelles interrogations surviennent aujourd’hui majoritairement du dehors de l’institué, portées par les générations se retrouvant dans un statut forcé d’« indépendant », en prise directe avec les changements dans la société. À l’origine, la « demande sociale » pose problème à bon nombre d’universitaires chercheurs en sciences humaines, un flou extrême régnant entre la recherche, l’université et la société à propos des critères de la scientificité, ce qui provoque de profondes divergences entre scientifiques, experts et pouvoirs. Une fois admise dans le cénacle, une minorité de sociologues peut ainsi questionner directement les problèmes sociaux, à la différence d’une majorité d’universitaires dont la « scientificité » implique de rester à bonne distance de ces questionnements exprimés par des acteurs jugés non scientifiques dans une approche essentialiste à la Popper.
Un exemple. Les multiples contestations citoyennes locales s’opposant à la stratégie financière généralisée des projets urbains ont contraint les pouvoirs à favoriser l’émergence de nouvelles approches dites de « sciences participatives » ou citoyennes pour encadrer ces rébellions. Nous touchons là à des procédures nécessairement contextualisées, innovantes par rapport à la recherche instituée. Même instrumentalisés par les pouvoirs locaux, ces conflits sont à l’origine de nombreux collectifs de recherche qui se constituent hors institution, associant chercheurs non statutaires et citoyens participant de ces formes d’intervention et de création de savoirs, qui mixent les disciplines pour investir à la fois le local, la ville et le monde. Avec le numérique qui démultiplie leurs capacités productives, un collectif comme Échelle Inconnue à Rouen9 peut exister comme un laboratoire en soi, indépendant de l’université, et pourtant lieu de réflexion et d’expérimentation essentiel. S’y écrit au travers de rencontres et débats entre les acteurs locaux un « contre-storytelling de la métropole », y incluant les migrants, pour marquer l’extrême imbrication du local et du mondial. Malgré l’omnipotence de l’État, des alternatives de recherche se créent ainsi autour de dispositifs ouverts au cœur même des villes, tels les cafés-philo ou socio-po et autres universités nomades.
De plus en plus précarisée et soumise au pouvoir central, la recherche ne peut pour autant verser dans une solution localiste tout aussi dangereuse pour elle. La « com’» propre à la vague ultralibérale depuis l’ère socialiste n’a en effet nullement affaibli la prégnance généralisée de l’idéologie jacobine jusqu’aux moindres étages républicains. Le centralisme n’est pas une maladie propre au centre, il infecte l’ensemble des structures du corps social. L’alternative majeure pour la recherche se situe dans les territoires, et nullement dans le localisme, afin d’établir de véritables coopérations contextualisées entre les acteurs. Innover d’autres relations des chercheurs avec les décideurs sur un plan territorial parait l’enjeu qui manque encore aux villes françaises par rapport à leurs concurrentes européennes, qui font, à l’inverse, le plus grand usage de leurs compétences intellectuelles et universitaires. C’est pourquoi l’État pratique aujourd’hui une déterritorialisation des citoyens par des modifications continues de leurs cadres administratifs, jusqu’à dresser plus encore les unes contre les autres toutes les compétences déconcentrées des élus et administrateurs des espaces publics. Bien au-delà de la perte de pouvoir de la société civile que nous avions analysée à propos des ports d’État, on en est maintenant à une véritable destruction des communautés civiles, très chère à la doxa néolibérale.
Mais le numérique et la durabilité suscitent aujourd’hui de toutes autres opportunités. On est face à de nouvelles appropriations de territoires, individuelles et communes, que Bruno Latour met bien en avant. Et pour atterrir de nouveau, d’autres indispensables modes de coopérations et de gouvernance entre citoyens ne sont possibles que par une nouvelle place prise par la recherche en sciences sociales, locale et globale, encore entièrement à construire. Pour devenir des communautés territoriales agissantes, il faut insister in fine sur l’avantage de villes disposant aujourd’hui de plus en plus de financements régionaux, nationaux ou européens grâce auxquels nombre de think tanks et fondations interrogent les nouveaux enjeux de la ville et du monde. Ce n’est pas l’argent qui manque à la recherche mais bien la détermination du monde du savoir à travailler avec les citoyens et élus pour l’importance toujours croissante de l’intelligence contextualisée dans les villes.
1 École Pratique des Hautes Études.
2 Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles.
3 Créé par Georges Gurvitch comme association 1901 à l’EPHE, puis dirigé par Serge Mallet jusqu’à son décès quand ses quatre chercheurs, Thierry Baudouin, Michèle Collin, Danièle et Alain Guillerm l’ont rattaché au service de la recherche de Paris 8 Vincennes.
4 De fait, l’étatisation était bien en marche puisque la fonctionnarisation des personnels CNRS intervint sous l’ère Mitterrand dès 1983.
5 Michel Chauvière, « L’État à l’épreuve des sciences sociales », Recherches, La Découverte, 2005.
6 Th. Baudouin, J.–N. Chopart, M. Collin, L. Guilloteau, « Mouvements de chômeurs et précaires en France, la revendication d’un revenu garanti », Rapport MIRE, 1989.
7 Serge Mallet, La nouvelle classe ouvrière, Seuil, 1963.
8 Thierry Baudouin, Michèle Collin, Danièle et Alain Guillerm, Women & immigrants, marginal workers ?, in Crouch C., Pizzorno A. ed, The Resurgence of Class Conflict in Western Europe since 1968, Macmillan Press, 1978.
9 Voir « La guerre des codes » de Stany Combot sur la lutte numérique victorieuse à Rouen contre Orange, Multitudes, no 58, printemps 2015.
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