87. Multitudes 87. Eté 2022
Majeure 87. « L’art est mon  arme »

Activisme et littérature
Quelques exemples à partir de l’Inde

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En prenant appui sur l’histoire de la plus importante organisation mondiale d’écrivains, Pen International, et sur plusieurs trajectoires d’écrivains indiens contemporains (en particulier Perumal Murugan et Karthika Naïr), je m’interrogerai sur certaines modalités de l’activisme en littérature, entendu à la fois comme activisme à travers la littérature, et comme activisme au service de celle-ci1. Je voudrais également m’interroger sur l’une des questions soulevées par ce dossier, à savoir, dans les mots d’Edouard Glissant, comment être à la fois « solitaire et solidaire2 » ? Comment concilier la préservation de l’individuel « en tant que ressource » avec la recherche d’un « continuum collectif » ; la poétique comme invention faite dans/par le langage, et la politique comme forme de pratique collective ?

Ces questions s’adressent aussi à nous, chercheuses et chercheurs. Que faire de ces « tempêtes de l’histoire3 » et du monde qui cognent à la porte de la littérature et de la recherche ? De ce « peuple qui manque » qu’évoquait Christian Salmon, reprenant la formule de Gilles Deleuze, et qui hantait aussi Edward Said4 ? Salmon définissait justement le Parlement international des écrivains, fondé en 1993 pour porter secours aux écrivains victimes de persécutions meurtrières, comme le parlement d’un « peuple qui manque », soit le peuple des écrivains exilés ou réfugiés ; le peuple imaginaire des textes littéraires, mais aussi le peuple oublié, anonyme, sans voix ou sans-part, dont le texte littéraire garde peut-être une trace :

« Le peuple qui manque c’est aussi et surtout le million de Tutsis massacrés au cours du génocide au Rwanda, et ceux qui ont survécu dont on dit qu’ils sont principalement menacés d’amnésie et de mutisme, le peuple qui manque, c’est encore le peuple ogoni dont les compagnies pétrolières détruisent la terre … Le peuple de tous ceux, qu’ils soient kurdes, arméniens, tibétains ou palestiniens, à qui manque la terre, et le grand peuple des réfugiés […] dont les migrations décrivent l’histoire inversée des guerres et des conquêtes5. »

Comment la littérature est-elle liée à ce « peuple qui manque » ? Quels engagements, quelles communautés et quelles pratiques collectives pour l’écrivain(e) et la chercheuse ? Comment tenir ensemble la singularité d’une voix, d’un sujet et d’une œuvre (littéraire et/ou critique) qui s’inventent dans l’écriture (et, souvent, le retrait), et la solidarité qui doit se manifester ?

La critique postcoloniale, notamment, invite à réfléchir à ces questions – d’abord parce que la vigilance à la « mondialité » des textes, pour reprendre un terme d’Edward Said, nous garde de l’écueil de l’abstraction ou du textualisme (l’étude de textes dégagés de leurs affiliations sociales et politiques, « métaphysiquement isolés » de leur contexte), en replaçant ceux-ci dans l’expérience historique, parfois brutale, qui les a fait naître. C’est aussi que cette « déclosion » des textes est un décentrement, qui permet de repenser les champs du savoir et de la littérature, comme les récits ou catégories donnés comme universels, depuis (et avec) d’autres lieux ou d’autres points de vue que ceux de l’Occident, dans une perspective souvent non-élitaire.

Ces réflexions permettent également d’interroger le statut, forcément privilégié, de l’écrivain(e) ou du chercheur. La réflexion menée par exemple sur le « cosmopolitisme d’en bas » ou le « cosmopolitisme vernaculaire » invite à réfléchir à un cosmopolitisme qui ne serait plus de l’ordre d’un discours à professer mais d’une expérience et d’une pratique qui s’élabore, et dont la dimension critique, voire militante, est à ressaisir. Arjun Apparurai examine ainsi les pratiques cosmopolites de migrants à Bombay qui font partie d’un réseau international d’activistes, et inventent aussi un langage pour la lutte, multilingue et pluri-artistique6. À la fois obligatoire et stratégique, ce cosmopolitisme est un levier pour l’action.

Je réfléchirai à ces questions d’abord à partir de l’exemple du PEN, né en 1921 du mouvement pacifiste entre les deux guerres7. L’organisation rassemble une communauté mondiale d’écrivains à travers des centres établis dans plus d’une centaine de pays, y compris plusieurs centres du PEN en exil (Chinois, Ouïghour, Tibétain, Érythréen, etc.) Le PEN s’est construit sur l’idée que promouvoir la circulation internationale des œuvres littéraires, et la compréhension entre écrivains, servait la cause de la paix. PEN International est régi par sa charte dont l’article premier stipule que la « littérature ne connait pas de frontières » et doit rester « la devise commune à tous les peuples en dépit des bouleversements politiques et sociaux ».

Depuis sa fondation, le PEN s’est pourtant constamment interrogé sur la manière de concilier une forme d’activisme (au service de la littérature, des écrivains, et du « principe de libre circulation des idées ») tout en préservant la littérature de la politique. Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, l’organisation a d’ailleurs revendiqué un apolitisme de principe, en tout cas une position supra-politique, au-delà des états, des partis, des « passions nationales et politiques8 », des intérêts particuliers, voire partisans. Cette position était perçue comme la condition même de son indépendance, et donc de sa capacité d’action. La montée du fascisme et du nazisme dans les années 30 puis la guerre froide vont néanmoins contraindre le PEN à abandonner l’idéalisme apolitique de ses débuts. Les écrivains ne pouvaient s’abstraire des « bouleversements politiques et sociaux » ; et l’organisation ne pouvait plus admettre en son sein des centres du PEN en régime totalitaire, qui conditionnaient l’inclusion ou l’exclusion de leurs membres aux raisons partisanes (idéologiques, raciales, etc.) évoquées plus haut.

Aujourd’hui, le rôle du PEN est de défendre la liberté d’écrire, de lire, de traduire et de publier là où cette liberté est menacée, et de soutenir écrivains (mais aussi journalistes, éditeurs, traducteurs, ou bloggeurs) en danger9. Le Comité des écrivains en prison, notamment, qui suit entre 700 à 900 « cas » par an, a été créé en 1960 pour étendre et coordonner l’action du PEN vis-à-vis des écrivains emprisonnés, et le réseau international des villes-refuges, créé à l’initiative du Parlement International des écrivains, est désormais sous la houlette de PEN International. C’est notamment au travers des campagnes de médiatisation et de lobbying – souvent en coordination avec d’autres ONG comme Amnesty International ou Human Rights Watch – auprès de gouvernements et d’instances internationales (l’UNESCO ou le Conseil des droits de l’homme) que l’organisation mène à bien sa mission.

Elle se sert aussi de la notoriété de certains de ses membres, au service d’écrivains moins connus, d’écrivains qui « manquent ». L’actuelle présidente du PEN, Jennifer Clement, souligne à la fois la fragilité de l’organisation, et l’extraordinaire force de frappe médiatique qu’elle peut mobiliser dans l’urgence (l’académie suédoise et les prix Nobel, les présidents des centres du PEN à travers le monde, ses réseaux auprès d’autres ONG et des Nations Unies)10 pour accroître la reconnaissance d’une cause et faire pression sur les gouvernements. Il s’agit d’une part de « parler avec autorité aux autorités », et d’autre part, de s’appuyer sur des initiatives moins institutionnelles – la solidarité d’écrivain à écrivain s’exprimant sous la forme de lettres individuelles, de visites en prison, de vigiles. L’objectif est toujours d’empêcher l’invisibilisation de celles et ceux que la censure et la répression cherchent précisément à effacer. C’est aussi ce que suggère Marian Botsford Fraser, ancienne présidente du Comité des écrivains en prison. Invoquer chaque nom d’écrivain(e) disparu(e), enfermé(e) ou persécuté(e) ; convoquer sa biographie, son histoire, sa présence et sa permanence. Ces vies et ces noms singuliers comptent pour d’autres – ils ne sont pas oubliés :

« Il faut toujours revenir aux noms: nommer, épeler. C’est ce qui distingue le PEN d’une myriade d’autres organisations: nous sommes des écrivains qui travaillons au service d’autres écrivains, des individus à qui ce qui pourrait arriver de pire c’est de devenir des statistiques sans visage, des prisonniers oubliés11. »

Je voudrais à présent dessiner, à partir du contexte indien, quelques pistes de réflexion sur le rapport entre activisme et littérature qui font écho à certaines questions soulevées par l’histoire du PEN.

Pour nombre d’écrivains en Inde, dans les mots mêmes du poète (et ancien secrétaire du PEN à Bombay) Nissim Ezekiel, il n’y a pas de refuge ou de retrait possible vis-à-vis de la violence du monde extérieur, et en ce sens, peut-être pas d’autre alternative qu’une forme d’activisme. Leurs œuvres se positionnent forcément par rapport aux menaces qui pèsent sur écrivains, artistes, journalistes, chercheurs, étudiants, militants, ou travailleurs sociaux, de plus en plus nombreux à être traduits en justice, censurés, emprisonnés, voire assassinés. Cette persécution s’effectue souvent au nom de transgressions ou d’offenses supposées à des représentations intangibles de l’identité, de la tradition ou de la Nation ; au nom également de ce que Christian Salmon appelle la « tyrannie de l’unique » – formule qui pourrait correspondre au fondamentalisme comme à la censure, et qui m’apparait comme l’exact envers du cosmopolitisme.

Le « Indian Writers Forum Trust » (et sa plateforme le Indian Cultural Forum) co-fondé par les écrivains Githa Hariharan et K. Satchidanandan, l’historienne Romila Thapar et l’avocate Indira Jaising, est né suite au harcèlement subi par l’écrivain Perumal Murugan et aux meurtres, en 2013 et en 2015, de trois importants écrivains et intellectuels (Narendra Dabholkar, Govind Pansare et M. M. Kalburgi) souvent qualifiés de « rationalistes » en Inde, en raison de leurs combats contre le conservatisme religieux et la superstition. « Nous sommes des activistes à travers nos écrits ; mais comment s’affirmer collectivement, en temps de siège ? », est l’une des questions qui a présidé au fondement du collectif 12.

Celui-ci coïncide par ailleurs avec un extraordinaire mouvement de mobilisation initié par l’écrivain Udayan Prakash. Réagissant à l’indifférence, notamment institutionnelle, avec laquelle ces trois meurtres ont été accueillis, Prakash choisit de rendre le prix décerné par la Sahitya Akademi (Académie des lettres de l’Inde), dont Kalburgi était également lauréat13. Dans son sillage, ce sont bientôt des centaines d’écrivains, artistes, chercheurs et universitaires qui renvoient, en signe de contestation et de solidarité, les récompenses et les prix reçus. La mobilisation traverse les frontières de l’Inde, Pen International faisant ainsi paraître une déclaration approuvée par les délégués de 73 pays réunis lors du Congrès du PEN en 2015 : « World Writers Stand in Solidarity with Indian Writers and Artists ».

La mobilisation collective de ces écrivains indiens est l’illustration d’une solidarité en acte non seulement vis-à-vis des autres écrivains assassinés, mais aussi de tous les citoyens ordinaires terrorisés (à l’image de Mohammed Akhlaq, lynché par une foule anti-musulmane en 2015). Quand je l’interrogeais sur les menaces spécifiques qui pèsent sur les écrivains en Inde, Githa Hariharan me répondit qu’il ne s’agissait plus de se battre pour les droits des écrivains ou des artistes, mais pour laisser les gens vivre14. On ne peut plus dissocier la lutte pour la liberté d’écrire de la défense et de la pratique de toutes les autres libertés « ordinaires » ; donc des droits des femmes à marcher seules dans la rue ; des droits des Dalits à vivre dans des conditions décentes ; des droits des minorités à choisir ce qu’ils mangent, qui ils épousent, quel(s) dieu(x) ils prient, ou quelle langue ils parlent. La « culture », souligne Githa Hariharan, ne peut plus être circonscrite à un domaine à part, un pré-carré aux marqueurs et aux bornes définitivement identifiables, et donc maîtrisables. Une plateforme comme le « Indian Writers Forum » qui relaie une multiplicité de luttes, de voix, de sujets, d’opinions, et de formes sert le combat culturel.

Enfin, si l’écrivain est en effet solidaire de ce « peuple qui manque » qu’évoquait Christian Salmon, c’est qu’il/elle partage une communauté de destin parce qu’une communauté de vulnérabilité avec toutes les autres voix menacées ou liquidées en Inde15. Le sort réservé au remarquable écrivain tamoul, Perumal Murugan, en témoigne. Celui-ci fit l’objet d’une campagne d’intimidation d’une rare violence (autodafés de ses ouvrages, menaces sur sa vie et celle de sa famille, etc.) orchestrée par des fondamentalistes hindous se disant offensés par l’un de ses romans dans lequel l’écrivain fait référence à un ancien rituel autorisant, une nuit par an, les relations sexuelles extra-maritales entre hommes et femmes – ce qui, dans le récit, permettrait à un couple infertile, et stigmatisé comme tel, de concevoir. En janvier 2015, Perumal Murugan annonce sa mort littéraire sur Facebook : « L’écrivain Perumal Murugan est mort. N’étant pas un dieu, il ne va pas se ressusciter. Il ne croit pas non plus à la réincarnation. Enseignant ordinaire, il vivra sous le nom de P. Murugan… Laissez-le tranquille ».

Le « cas » Perumal Murugan présente un condensé des questions qui nous préoccupent. D’abord parce que son message poignant annonçant son suicide littéraire illustre une dissociation intime : l’écrivain, qui est aussi le personnage public, doit mourir pour que l’individu, la personne « ordinaire » et privée, survive. Ensuite, parce qu’à la suite de ce suicide littéraire, et sur une période de plusieurs mois, Perumal Murugan ne put ni lire ni écrire une seule phrase. Il parle alors de lui-même comme d’un « cadavre ambulant », avant de réaliser que sa « personne » n’était pas dissociable de l’écrivain, que l’un ne pouvait exister sans l’autre – son extrême vulnérabilité faisant par ailleurs écho à celle des personnages qui peuplent ses livres et sont si souvent menacés par la brutalité du monde extérieur. C’est en s’autorisant à faire la chronique de sa propre fragilité, que l’écriture finit par le « guérir » et le « ressusciter » (deux termes employés par l’auteur). Cet acte privé qui était aussi un acte de survie fut par la suite publié sous la forme d’un recueil de poésie : Songs of a Coward, Poems of Exile.

Mais Perumal Murugan fut aussi « ressuscité » par la loi, et par la mobilisation nationale et internationale de nombreux collectifs, y compris le Indian Writers Forum, le Tamil Nadu Progressive Writers’ and Artists Association, le People’s Union of Civil Liberties (PUCL) et PEN International (dont il fut l’un des « cas » principaux en 2015). En juillet 2016, la Haute Cour de Madras décrète que l’écrivain doit pouvoir à nouveau écrire et publier. Ce que Perumal Murugan fit, en effet, tout en soulignant l’ambiguïté d’une interdiction levée par une injonction (selon les mots du juge : « Que l’auteur ressuscite et fasse ce qu’il sait faire : écrire »), et de devoir sa renaissance littéraire à une décision de justice. Il reconnait par ailleurs ne plus être le même écrivain qu’autrefois : un censeur loge désormais au fond de lui. D’ailleurs, le premier roman qu’il fait paraître après Songs of a Coward, porte sur un animal, Perumal Murugan faisant part de son appréhension à l’idée d’écrire sur des hommes ou des femmes. Mais si The Story of a Goat (2016, trad. 2018) n’a l’air de rien (à l’image de son sujet, une petite chèvre dérisoire), il faut lire cette histoire comme une puissante fable politique.

L’écrivain et son œuvre s’étaient, jusqu’en 2015, résolument placés en retrait, dans les marges et à propos de celles-ci. Ses récits font la chronique d’existences à la fois ordinaires, singulières et fragiles : celles de paysans et basses castes, dont le monde et l’imaginaire s’enracinent dans les campagnes d’une région particulière du Tamil Nadu, dont il est lui-même issu. C’est la violence et la polémique qui l’ont, malgré lui, imposé dans l’espace public et contraint à la visibilité. En 2018, Perumal Murugan est d’ailleurs élu l’un des vice-présidents de PEN International. C’est aussi la persécution et la mobilisation qui lui ont permis d’être lu, traduit et consacré en dehors du Tamil Nadu et des frontières de l’Inde – illustrant par là tout le paradoxe de la censure qui focalise forcément l’attention sur l’objet qu’elle voudrait faire taire.

L’écrivain n’entend pas cependant renoncer à l’anonymat. C’est par le silence et le retrait qu’il affirme reprendre des forces, par l’écriture, seule, qu’il veut s’exprimer. Ainsi Perumal Murugan, le personnage public, devenu figure d’un certain activisme littéraire, désormais affligé d’une forme d’hyper vigilance vis-à-vis de son écriture, doit s’effacer devant la personne (la personne privée qui est aussi celle qui crée), ne pas être tenu de réagir ou de se positionner. C’est aussi toute l’ambiguïté de la « lâcheté » mise en avant par le recueil Songs of a Coward : lâcheté de celui qui s’est d’abord laissé mourir, qui s’est tu, exilé, camouflé ; lâcheté comme refuge et comme protection (de soi-même, des proches) ; lâcheté comme gage de cette inoffensivité désarmée et désarmante mise en avant dans le poème-éponyme : « nothing gets destroyed because of a coward … A coward causes no one to feel fear / a coward fears darkness / Songs come forth from him ».

Il y aurait donc comme un activisme de la lâcheté – en tout cas du retrait, de la fragilité ou de la vulnérabilité. Mahmoud Darwich disait que plus il y a du bruit au dehors plus il faut parler bas, et il assimilait sa poésie à la riposte des petites créatures lorsqu’elles sont menacées par la tempête : « elles se cachent entre deux pierres, dans les failles, dans les trous, dans l’écorce d’un arbre », brandissant l’arme de leur propre fragilité comme seule force. Cette fragilité, c’est à la littérature de la relayer et la relater, et c’est avec elle et en son nom que l’écrivain(e) se dresse contre la terreur. « Jadis, dans un village, il y avait une chèvre. Personne ne savait où elle était née. La naissance d’une créature ordinaire ne laisse jamais de trace, n’est-ce pas ? ». Ainsi s’ouvre The Story of a Goat. L’écrivain garde la trace des plus petits et vulnérables, de ces formes de vie « indignes », infimes ou négligées.

Une partie de l’œuvre de la poétesse franco-indienne Karthika Naïr répond aussi à cette visée. Selon l’auteure, la littérature a vocation à donner une voix à la souffrance à la fois singulière et collective16. Son œuvre fait écho, souvent directement, aux « tempêtes » du présent, par exemple dans Over & Underground in Paris & Mumbai (2018) dans lequel figurent plusieurs textes, d’une puissance bouleversante, sur les attentats de Charlie Hebdo et de Novembre 2015 à Paris, ou encore, dans son poème « Ghazal : India’s Season of Dissent », autour des événements de Shaheen Bagh, du nom d’un quartier de Delhi où une poignée de femmes musulmanes initièrent, en décembre 2019, l’un des plus importants mouvements de mobilisation populaire en Inde, contre le nouvel amendement discriminatoire sur la citoyenneté.

C’est notamment dans la poésie, forme orale et collective, particulièrement en Asie du sud, qu’activistes et citoyens ont puisé le répertoire de la contestation, et le vocabulaire de leur mobilisation. La forme choisie, le « ghazal », permet à l’écrivaine de s’inscrire dans une filiation (populaire et littéraire) de dissidence, comme de relayer, à travers la texture polyphonique de son texte, une multiplicité de vers, de langues, de noms propres. Nommer, enregistrer, clamer, se remémorer. Nous ne sommes pas loin des paroles de Marian Botsford Fraser.

La même poétique/politique se dessine dans le recueil Until the Lions: Echoes from the Mahabharata (2015). Les échos du Mahâbhârata, ce sont d’abord les échos de l’inépuisable répertoire intertextuel et interculturel de ce corpus épique ; l’écho de tous les autres Mahâbhârata que l’auteure traduit à travers un foisonnement éblouissant de formes métriques, musicales et poétiques17. Et si elle n’a de cesse de relayer cette pluralité des interprètes et des interprétations, c’est que la censure s’est souvent déchainée, en Inde, au nom d’une altération du « texte » univoque et sacralisé de « la » tradition. Tout se passe comme s’il fallait protéger celle-ci de lectures plurielles, mineures ou alternatives, de l’invasion voire de la corruption de mains « étrangères », à l’image de ces nombreux corps de femmes, transformés en territoires à posséder dans Until the Lions, et soumis à une violence que la langue crue de l’écrivaine n’euphémise jamais.

Karthika Naïr réinvente en effet le Mahâbhârata à partir de ses marges, du point de vue des anonymes ou des « vaincues » de l’histoire – des femmes pour la plupart, celles qui restent après le carnage, et qui disent à la fois la douleur et le désir, la perte et la désolation, tout en laissant éclater leur haine, leur rage, et leur résolution. Leurs voix, leurs noms refusent d’être effacés, engloutis dans les violences de masse ou relégués à l’arrière-plan des « grands récits », en l’occurrence la version dite originelle attribuée à Vyasaa, du point de vue des haute-castes et des hommes. Et l’image des débris, ou des « restes », à qui la poésie donne forme et sépulture traverse ce recueil, comme dans le poème « Mohini : Jérémiade pour les débris d’étoiles18 ». Enfin, les « échos » du Mahabharata, ce sont les échos, délibérés, avec la situation présente en Inde. Dans les voix d’Until the Lions, on entend aussi les clameurs des Dalits, des adivasis (populations « tribales »), des musulman(e)s, et de toutes celles et ceux dont les récits et les luttes attisent la violence des sentinelles de l’orthodoxie : journalistes, artistes, écrivain(e)s, activistes.

Si l’écrivain(e) peut devenir vecteur de ce cosmopolitisme vernaculaire ou de ce « peuple qui manque », et s’élever contre la « tyrannie de l’unique », c’est aussi parce qu’à travers la langue dans laquelle il/elle écrit, et qui charrie mille histoires, à travers les récits que celui-ci/celle-ci relaie, l’écrivain(e) est garant du divers, de toutes ces minorités et multiplicités menacées. C’est bien en ce sens qu’on ne peut dissocier l’activisme au service de la littérature et l’activisme à travers celle-ci. Le pouvoir de la littérature, son activisme « propre », c’est de s’assurer que ce qui est mineur, minoré, oublié continue d’être vu, reconnu ; c’est continuer à raconter d’autres histoires, à creuser leur multiplicité et leur équivocité ; et c’est aussi refuser les « assignations à résidence » culturelles, identitaires, et même politiques. Dire la terreur et la dévastation ; dire ceux qui manquent et ceux qui restent ; nommer, compter ceux qui ne comptent pas, ceux qui ne comptent plus, les disparus ; mais aussi faire de la place à tout le « reste », justement. Enregistrer et renouveler, à chaque texte, les noms et les réalités apparemment superflus des mondes vulnérables et menacés qui nous entourent. « Je cherche depuis dix ans le mot juste pour décrire la fleur de l’amandier au printemps » écrivait Mahmoud Darwich, pour qui cette tâche invisible, apparemment dérisoire, était tout aussi politique et impérieuse, que son engagement pour la cause palestinienne.

1 Amit Chaudhuri associe l’activisme littéraire à la deuxième dimension, c’est-à-dire à la manière dont le marché détermine la valeur de ce qui est publié, reconnu, célébré (et consacre ainsi ce qui serait un « classique » ou un « chef-d’œuvre »). Voir son site : www.literaryactivism.com

2 Philippe Artières, « Solitaire et Solidaire », entretien avec Glissant, Terrain 41, Septembre 2003, pp. 9-14.

3 Expression utilisée à la fois par les poètes Nissim Ezekiel et Mahmoud Darwich.

4 « As you move further from the Atlantic world, the awful forlorn waste increases: the hopelessly large numbers, the compounded misery of undocumented people suddenly lost, without a tellable history », Edward Said, Reflections on Exile, London : Granta books, 2001, p. 176.

6 Arjun Appadurai, « Cosmopolitanism from Below: Some Ethical Lessons from the Slums of Mumbai », The Future as Cultural Fact, London : Verso, 2013.

7 Voir Pen International : Une histoire illustrée, Carles Torner, Jan Martens, Ginevra Avalle, Jennifer Clement, Peter McDonald, Rachel Potter et Laetitia Zecchini, Arles : Actes Sud, 2021.

8 Voir la charte de PEN International : https://pen-international.org/fr/who-we-are/the-pen-charter

9 Voir mon entretien avec Salil Tripathi, président du Comité des écrivains en prison à l’époque : « From a Very Young Age in Fact I Used to Collect Books that were banned » https://writersandfreeexpression.files.wordpress.com/2017/02/interview-with-salil-tripathi3.pdf.

10 « Interview with PEN International President », https://writersandfreeexpression.com/2017/03/13/first-blog-post

12 Githa Hariharan, « An Incomplete Diary: Fragments of a year of Siege », Words Matter, Writings Against Silence, New Dehli, Penguin, 2016, p. 128-139.

13 Dans les mots d’Udayan Prakash: « But when these writers and rationalists were killed, no one reached out. It made me ponder… Do our awards have any meaning ? Are these deaths like dry leaves falling somewhere soundlessly ? »(https://indianexpress.com/article/lifestyle/books/the-writers-feel-more-isolated-than-ever-before/)

15 Je me permets ici de renvoyer à mon article : « Une République des sentiments blessés ? Censure(s), communautés vulnérables et guerres culturelles en Inde », Communications 2020/1, pp. 101-119.

16 Je prendrai appui sur deux entretiens récents, « India’s Season of Dissent: an Interview with Karthika Nair», in SAMAJ, South Asia Multidisciplinary Academic Journal, Numéro 24-25, 2020, https://journals.openedition.org/samaj/6651 et « Before the Battle : Karthika Naïr in Conversation with Laetitia Zecchini », Creative Lives, Stuttgart: Verlag-Ibidem, 2021, pp. 192-211.

17 Until the Lions a fait l’objet de plusieurs adaptations, dont celle du chorégraphe Akram Khan : www.youtube.com/watch?v=6xtrmMwNABU

18 Voir ma traduction de ce texte ici même.