Elle a les cheveux roses, comme une sorte de Harley Quinn black. Cliché symbolique de la « féminité », le rose bonbon en 2020 a tourné à l’amer. Le rose d’Arabella est un rose de milléniale drag ordinaire, post-punk et blasée, un rose qui exhibe l’artificialité de son cliché, pour le renvoyer en boomerang au regard masculin qu’elle ironise. Rose miroir. Le visage d’Arabella lui-même est étrangement affecté par le contraste des couleurs, sa peau noire devient presque irréelle au contact du rose, comme un masque de sphinx émacié, à la beauté bizarre et supérieure, noire déité égyptienne rétro-futuriste, alien urbaine.

Arabella (surnommée Bella) est l’auteur de Chronicles of a Fed-Up Millenial, recueil de ses tweets, devenu un succès générationnel. Elle vient de passer un séjour festif en Italie payé par une grosse maison d’édition, pour qu’elle puisse y écrire son second livre. De retour à Londres, elle a atteint la deadline impérative, et doit rattraper son retard in extremis en une longue nuit d’écriture. La page restera blanche comme la nuit : Arabella se laisse tenter pour sortir avec les amis qu’elle retrouve, légère, extravertie, cokée, enivrée. Au petit matin, on la revoit devant son ordinateur. Désorientée, elle ne peut assurer le rendez-vous prévu avec son éditeur. Comment est-elle rentrée ? Elle ne s’en souvient pas. Pourquoi son téléphone est-il cassé ? Soudain, une image obsessionnelle surgit à sa conscience : un visage d’homme vu du dessous, en pleine action sexuelle. Bella va bientôt comprendre qu’il s’agit d’un souvenir ; elle a été droguée et violée dans les toilettes d’un bar.

I May Destroy You (BBC/HBO, 2020) de Michaela Coel est la série de son temps par excellence, une série post-#MeToo. Bella est l’oxymoron incarné de #MeToo, parce qu’elle est à la fois une victime et une « influenceuse » hyper-connectée. Exposée à la violence en tant que femme et noire, elle est aussi en position de pouvoir la révéler et la retourner contre les violents. Ne victimisez pas les victimes. Craignez le rose.

De la subjectivation en réseau

Dans I May Destroy You, la violence est une potentialité permanente, qui affleure dans les étreintes et les plaisirs. Le viol n’est pas le problème spécifique de la série, mais plutôt le cas extrême et paradigmatique qui donne lieu à une problématisation plus générale de la sexualité ordinaire, en une série de cas hétérogènes. Dans la série, personne ne reçoit dans la sexualité la même chose qu’il donne, ni n’obtient ce qu’il attend. Si le viol est certes le cas pur de la violence sexuelle, extorquée sans consentement, le consentement explicite n’est à son tour pas exempt de duplicité. Il peut servir de support tactique aux tromperies, aux ruses, à des extorsions implicites et larvées, presque imperceptibles. Toute relation est une destruction possible, tel est l’axiome fondamental de la série.

Les violences ont lieu sur le plan de l’existant en chair et en os, mais elles se préméditent, se répercutent et se révulsent sur le plan virtuel de la télécommunication. Ce qui fait la modernité de la série de Michaela Coel, c’est en effet que la souffrance intime et solitaire y est toujours décentrée d’elle-même par la sociabilité virtuelle, réappropriée et subjectivée par sa mise en récit quotidienne. Le premier dédoublement est celui de Michaela Coel elle-même par Arabella : l’histoire du personnage qu’elle joue à l’écran est en effet la sienne, qu’elle projette dans la force d’une fiction. Dans la série, le trauma du viol est l’occasion, non seulement d’une progressive anamnèse des événements de cette nuit, jusqu’au point d’orgue de l’épisode final, mais aussi d’une transformation subjective profonde chez Bella. Sa conscience s’éveille peu à peu aux faits de domination, parfois infimes, qui s’immiscent dans la sexualité. Or, le milieu de cet éveil, c’est le web.

Le lendemain, Bella googlise ses symptômes, regarde sur youtube des vidéos sur les « faux souvenirs » ; elle accède ainsi peu à peu à la vérité sur elle-même. La violence qu’elle a subie est d’autant plus perverse que, chimiquement soumise à son agresseur, elle ne se souvient pas de ce qui s’est passé. La télécommunication va ainsi servir à Arabella de catalyseur pour subjectiver son sentiment de dépossession de soi ; elle surmonte la honte en se solidarisant et se coalisant avec les expériences d’autres femmes.

Dans sa première phase de reconstruction post-traumatique, Bella a une liaison avec Zain Tareen, un jeune écrivain talentueux que leur commun éditeur paye pour l’aider à travailler son manuscrit (Saison 1 Épisode 4). Lors de leur première nuit, le jeune homme retire son préservatif pendant l’acte, sans avertir sa partenaire. Après-coup, il prétexte qu’il croyait qu’elle avait senti l’absence du préservatif ; Bella lui demande seulement de lui payer la pilule du lendemain. On peut ici voir Bella comme une petite sœur contemporaine de Thana (Zoë Tamerlis), la « Miss 45 » d’Abel Ferrara. Comme elle, elle subit presque coup sur coup deux violences sexuelles.

Mais alors que, dans le film de Ferrara, Thana est violée deux fois le même soir par deux hommes différents, Bella doit d’abord prendre conscience qu’elle a subi une seconde violence en tant que femme. Sa première réaction est envers la possibilité d’une grossesse non désirée ; les femmes ont tellement intériorisé cette responsabilité qu’elle occulte la violence inhérente au viol lui-même. Bella a couché avec Zain en position de coït a tergo ; or, une position sexuelle n’est pas qu’une combinaison posturale, c’est une petite structure sociale et un pacte tacite. En consentant spontanément à cette position, une femme fait acte de confiance, en acceptant de rompre la réciprocité de visibilité à son détriment, pour céder à son partenaire la jouissance intégrale du visible. C’est ce consentement à l’inégalité qui a été exploité par son partenaire, puisque la position des corps a rendu possible le geste sans que Bella puisse le voir. Le viol par soumission chimique est certes le trauma initial qui, agissant comme un filtre, peut grossir les violences moins visibles. Soudain, la sexualité perd l’illusion du naturel.

Mais c’est surtout sur internet que Bella structure sa position de victime. Elle découvre par des podcasts que le geste de Zain porte un nom : le stealthing. Ce qui était simplement vécu comme un acte contingent, dans la dispersion de l’expérience quotidienne, se fixe par internet en une pratique sociale distincte, revendiquée sur des forums d’hommes virilistes. L’événement personnel acquiert une identité en trouvant un écho dans les témoignages à distance, et se met à importer en tant que viol. Par rapport à Ms. 45, I May Destroy You montre ainsi le progrès en extension de notre compréhension de ce que « viol » veut dire : on peut être violée sans souvenir (premier cas), on peut être violée sans brutalité (deuxième cas). Le web est l’espace d’une intersubjectivité active à distance, d’une sororité en réseau, sororéticulaire, dont #MeToo a été le paroxysme.

Chez Thana et Bella, la répétition des agressions n’est pas un hasard, elle prouve que la violence est systémique. Bella subira encore la colère de son amant italien Biagio (Marouane Zotti) quand elle lui confiera par Skype le viol dont il la tient responsable, pour n’avoir pas surveillé son verre (S1E5). Dealer, il ne supporte pas de devoir se soumettre à un test ADN. Biagio était pourtant l’antithèse absolue du violeur de Bella : ils se sont liés à Ostie, une nuit de fête où, droguée et perdue dans la ville, il a veillé sur elle (S1E3). Ainsi, même l’amant respectueux est-il objectivement solidaire de la violence masculine. Quand l’amante franchit la limite tacite qui lui est fixée (Bella débarque un soir chez lui en Italie), il la jette sans un mot, et sort son flingue (S1E8).

La série montre aussi la possibilité d’une masculinité alternative, qui rompt la solidarité avec la violence, à travers les exemples de Ben (Stephen Wight), le colocataire doux et lunaire de Bella, ou de Kai (Tyler Luke Cunningham), l’amoureux trans de son amie Terry. C’est encore sur le web que Terry découvre la transidentité de Kai et le soutien qu’il obtient en tant que musicien trans (S1E11). La solidarité en réseau est ce qui lui permet de surmonter sa première réaction défensive et d’essayer cette relation.

Consentements et renversements

Quand on dit qu’on « fait l’amour » ou qu’on « baise », ces formes intransitives effacent les positions des partenaires, pour suggérer une miraculeuse réciprocité fusionnelle. Le réalisme commence quand on pose la question des places de chacun. Un verbe sexuel est un verbe social, de la forme xRy, où x ≠ y. Dans la grammaire de la vie ordinaire, il est donc toujours transitif ; il a un sujet et un complément d’objet, des compléments indirects et circonstanciels. « Bella et Zain baisent » est un énoncé euphémistique, l’abrégé d’un agencement relationnel plus complexe, où les places ne sont pas égales.

L’affinité de la sexualité et du pouvoir n’est donc pas accidentelle, elle tient d’abord à des raisons logiques. Si je dis « x a du pouvoir », la proposition n’est pas de la même forme logique que « x a de la barbe ». Avoir de la barbe est un attribut, c’est-à-dire un prédicat monadique, de la forme Fx ; le pouvoir n’est pas un attribut, c’est une relation, de la forme élémentaire xRy. De même que nul x ne peut aimer sans aimer y, de même, on ne peut avoir de pouvoir qui ne s’exerce sur quelqu’un d’autre. Le pouvoir est dissymétrique : si x a un pouvoir sur y, alors y n’a pas le même pouvoir sur x. En tant que relation R, le pouvoir est extérieur à ses termes (x, y) et, par conséquent, il est multiple et réversible. I May Destroy You montre l’instabilité permanente des rapports de pouvoir. Le pouvoir n’est pas l’attribut des hommes ou des blancs, la position des individus envers le pouvoir ne cesse de tourner en fonction de leurs places dans différentes relations sexuelles.

Soit l’exemple de la relation Bella/Theo : il illustre la problématisation intersectionnelle des rapports de pouvoir. Dans le long flashback de l’épisode 6, une camarade de lycée, Theodora, a accusé un garçon noir de l’avoir violée sous la menace d’un couteau. Elle utilise ses pleurs comme une arme : quand une femme blanche pleure, un cercle protecteur se forme autour d’elle. L’accusation est mensongère, mais elle souhaitait ainsi se venger, le garçon ayant pris à son insu des photos sexuelles qu’il a diffusées, et proposé de la payer pour acheter sa docilité. La solidarité de Bella allait à l’époque au garçon noir. Theo est une femme et elle est blanche : elle projette sa mésestime de soi en haine raciste ; Bella est noire et elle est une femme : elle a d’abord été identifiée à sa couleur de peau, elle a tôt appris à reconnaître ses pairs par ce signe, telle Henny House, l’éditrice dont elle attend un traitement de faveur en raison de leur sororité raciale. Pourtant, la jeune Theo a des mèches de cheveux roses, comme Bella dix ans plus tard… Après son viol, Bella retrouve Theo, animatrice du groupe de parole qu’elle commence à fréquenter. L’Alliance noire s’est élargie à toutes les minorités qui résonnent par sympathie les unes des autres.

Kwame (Paapa Essiedu) subit lui aussi une agression sexuelle (S1E4) ; factuellement homogène à celle qu’une femme pourrait subir, la problématisation de cette violence varie cependant en fonction de la complexion de Kwame, homme, gay, noir. Ces jours-ci, il flirte avec un « frère » ghanéen qui peine à affirmer son homosexualité ; il le prend de haut en affichant sa décomplexion de gay londonien, accro au sexe facile via Grindr. Il convie son ami à un rendez-vous chez un inconnu, avec lequel il couche sous ses yeux. Incapable de prendre part à leurs ébats, l’ami s’en va. Kwame se retrouve alors à la merci de son hôte qui le retient brutalement, et se masturbe contre lui. Par une ironie du pouvoir, le dispositif même dont Kwame tirait son arrogance virile se retourne contre lui et le place en position de faiblesse : Grindr exerce en effet une pression normative sur la sexualité et facilite l’impunité des agresseurs, en mettant les corps à disposition dans un consentement formel et obligatoire.

La violence physique se prolonge en violence administrative. Kwame avait accompagné Bella au poste de police pour déposer plainte ; mis en confiance par l’écoute et la considération des femmes qui l’avaient accueillie, il se décide à porter plainte à son tour. Mais il se heurte à un officier noir straight, mal à l’aise avec les détails de la relation homosexuelle qu’il doit raconter, et qui ne le prend pas au sérieux. Un homme ne peut pas être traité en victime de la même manière qu’une femme. L’absence d’un mouvement #MeToo dans la communauté gay permet à la masculinité toxique de s’y maintenir à l’ombre. Sans relais médiatique, Kwame est privé de parole, et se mure dans un silence autodestructeur.

Toute relation peut détruire, mais la violence n’est cependant pas traitée comme une structure abstraite. Coel montre au contraire qu’il n’y a entre les différents cas qu’une ressemblance de famille, comme dirait Wittgenstein. Si la sexualité est filmée de manière frontale, c’est justement pour éviter toute généralisation ou idéalisation. Les ressemblances entre les violences sont là, sous nos yeux. Elles se montrent, elles ne se démontrent pas a priori par une essence commune. Regardez, et voyez. Chacune doit ainsi être traitée dans sa forme de vie et ses usages.

À côté des cas différenciés de viol et d’agression, la série montre une autre famille de cas, qui se situent dans une « zone grise » où le consentement explicite de x se trouve détourné par y. Suite à son expérience traumatique, Kwame couche avec une femme rencontrée en ligne, pour mettre à l’épreuve son homosexualité (S1E8). Elle aime les noirs, il est à son goût. Après l’amour, ils ont une légère querelle. Elle utilise un « mot de substitution » pour remplacer « negro » dans les paroles d’une chanson, mais n’éprouve en revanche aucune gêne à utiliser un mot tel que « faggot ». Par provocation, Kwame lui avoue alors être gay. La jeune femme se sent trompée, et le chasse violemment de chez elle.

Clarifions ce cas. La partenaire de Kwame a été sexuellement très satisfaite de leur relation. Simplement, elle n’a pas consenti à coucher avec un gay. « Oui » est certes un énoncé doué d’une force illocutoire, qui effectue le consentement dans l’acte même de le dire, mais il est aussi l’abréviation d’une signification, qui est le véritable objet du consentement. D’un point de vue logique, c’est une référence « opaque », pourrait-on dire avec Quine. Un même acte sexuel peut ainsi être objet de consentement sous une certaine description (Kwame en tant que noir), et ne pas l’être sous une autre description (Kwame en tant que gay). Mais ce trait est ambivalent. On comprend que le rejet violent de la part de sa partenaire est moins motivé par son sentiment d’avoir été trompée, que par sa négrophilie et son homophobie. La jeune femme blanche hétéro accuse les gays de s’approprier l’identité féminine, et dicte au gay noir le désir correct. Doit-on avouer son désir pour rendre son plaisir acceptable ? Foucault disait que la force politique du plaisir est qu’il n’est pas une sécrétion d’identité. Il n’a pas de passeport.

Comparons ce cas à celui de Terry (Weruche Opia). De passage en Italie (S1E3), elle se laisse séduire par un scénario narcissiquement flatteur (coucher avec deux beaux italiens par l’heureux hasard d’une rencontre impromptue), mais le scénario s’avère écrit d’avance par les deux hommes (ils se connaissent, ils ont monté un plan pour piéger leur proie). Terry se voyait désirable et fémininement puissante entre deux hommes dédiés à sa beauté et à son plaisir ; ils vont la prendre l’un après l’autre et repartir aussitôt, l’un avec l’autre, riant gaiement de leur bon coup. Renversement du rapport de pouvoir : l’acte qui était censé procurer à Terry un sentiment d’empowerment l’humilie, et ne fait qu’asseoir la domination masculine qu’elle croyait pouvoir subvertir sur un terrain d’égalité.

Le pouvoir s’empare du consentement et l’utilise tactiquement, de diverses manières. Dans le premier cas (la partenaire de Kwame), l’absence de consentement est l’alibi de la domination normative ; dans le second cas (Terry), c’est le contraire : le consentement féminin est l’alibi de la domination masculine, toujours blanche.

Transmutation du rape and revenge

Dans le dernier épisode, Bella reconnaît David, son violeur, dans le même bar où elle a été droguée. Que va-t-elle faire ? Avec ses amies Terry et Theo, elle monte un plan machiavélique pour le prendre à son propre piège. Michaela Coel semble ainsi satisfaire au désir de justice propre au genre rape and revenge. Mais cette fin s’avère être fantasmée par Bella. L’idée est magistrale : au lieu d’une fin, on assiste alors à n versions de la fin de l’histoire.

Première version. Ange de la vengeance en blonde platine à frange, Bella se fait l’appât de David. Elle feint le malaise tandis que Theo lui subtilise la drogue pour lui injecter au moment où il s’apprête à répéter son viol dans les toilettes. Groggy, David erre dans la ville. Quand il s’effondre en pleine rue, elles le tuent, Theo l’étranglant avec la culotte verte qu’il avait gardée sur lui, pendant que Bella le frappe violemment au visage. Elle cache son cadavre sous son lit.

Deuxième version. Même feinte. Bella affronte David dans les toilettes : il entre dans une crise délirante où l’on comprend qu’il a dans son enfance été violé par un pédophile. Il lui demande pardon, Bella l’accueille dans sa chambre où son écoute empathique le désarme et le rend vulnérable. Quand la police vient pour l’arrêter, il panique, elle le prend dans ses bras et se met à pleurer.

Troisième version. Les rôles sont inversés : c’est Bella qui entreprend David et le conduit dans les toilettes, puis dans sa chambre. C’est elle qui le prend par-derrière, dans un échange consenti et mutuellement jouissif des positions de domination. Au matin, il se réveille amoureux, et c’est elle qui lui demande de partir.

Mais ces fins possibles sont toutes des parodies, où Bella joue à chaque fois une forme de féminité stéréotypée : fatale, maternante, virilisée. La véritable puissance ne réside dans aucune de ces variantes, mais dans la position de sujet narratif. Finalement, Bella va renoncer à réaliser ces scénarios, mais ce renoncement se fait au profit d’une compréhension supérieure de l’action. La grandeur de I May Destroy You, c’est d’avoir emprunté le genre du rape and revenge pour le mener à son terme, au point de transmutation où la muette vengeance cède la place à la parole.

La souffrance féminine n’est plus intériorisée, ou cantonnée à la relation duelle de vengeance avec le violeur. Dans Ms. 45, Thana est muette, elle n’a pu crier dans la rue où elle était agressée, et les hommes qui lui parlent prennent parfois son silence pour une simple marque d’attention féminine. Elle se réapproprie la violence masculine que symbolise l’arme à feu volée à son second violeur, avec laquelle elle va bientôt abattre soir après soir ceux qu’elle chasse. Elle porte du rouge à lèvres carmin pour sortir la nuit à la rencontre d’agresseurs potentiels, provoquant ceux qu’elle veut punir. Prisonnière de la « féminité » fabriquée par le désir masculin, elle n’a d’autre arme émancipatrice que la violence physique qu’elle retourne contre les hommes en même temps que les signes de féminité sexualisée qu’elle emprunte pour les capturer. Au contraire, l’arme de Bella, c’est le verbe. Au lieu du passage à l’acte meurtrier, c’est la parole qui devient l’action par excellence, l’acte illocutoire qui produit des effets de réalité dans la sphère publique. Lors de la convention organisée par son éditeur (S1E5), Bella se montre en public le crâne rasé, sans ses habituelles perruques, violette ou rose, se libérant de la « féminité » dans un processus de reféminisation alternative. Elle prend la parole pour dénoncer l’acte de Zain, détruit son nom devant les captures vidéo qui immortalisent sa fuite. Dans la dernière scène de la série, elle vient de publier le livre qui raconte son viol, et prend la parole dans une librairie. La matrice de la subjectivation féminine, c’est l’espace public, là où la parole se prend.

Dans Belladonna of Sadness d’Eiichi Yamamoto, Jeanne est victime du Seigneur qui s’arroge le droit de la violer au lendemain de son mariage, et de son épouse la Comtesse qui, jalouse de sa beauté, l’offre aux hommes de sa garde. Pactisant sexuellement avec le diable, elle se venge en diffusant le désir parmi les villageois qu’elle empoisonne de feuilles aphrodisiaques de belladone. Brûlée sur le bûcher, la mort de Jeanne coïncide avec son immortalisation dans la conscience féminine : son visage se multiplie soudain dans ceux des villageoises auxquelles elle insuffle son énergie, comme par une contagion de belladones pyrophiles. En 2020, Arabella est la nouvelle Belladonna. Sa sorcellerie moderne est le pouvoir du discours et du récit, où elle produit la vérité de notre temps. Elle transforme votre vie sans vous toucher.