Interprétons un instant la mobilisation politique qu’ont connue les universités, au cours de ces derniers mois, comme le signe d’une agitation qui travaille la société française. Et si l’enjeu réel des grèves, blocages, suspensions de cours, fermetures administratives, manifestations, prises de positions publiques et autres assemblées générales, était bien moins de lutter contre une loi (la loi « Liberté et Responsabilité des Universités ») que de se battre pour des valeurs qui sont perçues, à tort ou à raison, comme étant menacées ou piétinées par cette loi ? Les étudiants refusent aujourd’hui la privatisation de l’université, ou même la « simple » injection de fonds privés. N’est-ce pas pour échapper demain à ce qu’ils perçoivent comme un contrôle néolibéral de leurs vies ? N’est-ce pas aussi, par delà l’opposition manichéenne privé/public, le refus de certains mécanismes néolibéraux, au sens d’une mise en concurrence des universités (qu’elles soient publiques ou non), à travers la « liberté » dans la gestion du personnel, des actifs immobiliers, des recherches de financement ? Car, contrairement à ce qui est répété à l’envi, ce refus du contrôle néolibéral ne serait nullement à interpréter comme « une nostalgie » passéiste : le modèle du marché concurrentiel peut parfaitement s’appliquer à des universités qui resteraient publiques. Les jeunes qui animent les comités de mobilisation et leurs coordinations sont eux-mêmes les enfants de la vague néolibérale – et non des reliquats de l’époque (mythique) du tout-État. Inutile aussi de lire ce refus comme une « réaction » aux politiques décomplexées de la nouvelle droite sarkoziste.
Dans les mouvements récents, ce qui s’affirmait, c’est une exigence irrépressible d’égalité, la sensation confuse que l’éducation et la connaissance sont devenues plus que jamais des biens communs, l’envie de socialiser les biens immatériels, de les rendre palpables et contrôlables par le corps politique de la société, à contre-courant de la société « sérieuse » qui veut les mettre sur pilotage automatique économique et « de marché » !
Dans ses hésitations, ses limites, ses impasses, le mouvement étudiant nous a paru parler une langue qui ne nous était pas complètement étrangère. Esquissons donc ici, à chaud, un bilan provisoire de cet énième épisode d’une « crise des universités ». Le choc est chronique. Nous y reviendrons, probablement, parce qu’il se situe d’emblée dans « la fabrique des valeurs ». Bornons-nous ici à un petit inventaire : morale provisoire d’une critique qui veut fermement s’ancrer dans les transformations les plus contemporaines.
Rapprochez le refus étudiant du désengagement de l’État de quelques-unes des idées développées dans les colonnes de Multitudes, en particulier celle d’une singularité nouvelle et irréductible du capitalisme cognitif à exploiter la force-invention plutôt que la seule force de travail. Ne s’agit-il pas finalement de poser la question de l’usage des cerveaux et de la finalité de la production de soi ?
En effet, tout se passe comme si l’horizon réel de la mobilisation de ces derniers mois (comme de celle qui a eu lieu contre le CPE), était et demeurait le problème du productivisme : la production de l’homme est-elle au service de la production, ou l’inverse ? La résistance contre la « normalisation » par la LRU ne constitue-t-elle pas un lancinant appel à tous, étudiants, enseignants, universitaires, mais aussi multiples segments de la société appelés à passer par l’université, d’une façon ou d’une autre, à imaginer de nouvelles articulations pour que cette fameuse « société du savoir » ne devienne pas une pure « fabrique de l’infélicité », selon la formule de Franco Berardi. Plus que jamais, tenons-nous en à quelques réalités que nous avons mises en proposition.
Mesurer les conséquences des évolutions actuelles
1. L’université au cœur des tensions du capitalisme cognitif. Bien au-delà des modalités d’élection des conseils d’administration, qui sont des leurres face aux modifications profondes des règles de fonctionnement des universités induites par la loi, l’horizon des crises qui affectent l’institution universitaire est à chercher dans les transformations sociétales et anthropologiques que nous tentons de caractériser à travers le terme de « capitalisme cognitif ». Nous ne cédons pas sur la nécessité de parler encore et toujours de « capitalisme », mais c’est à condition d’y voir clair : le biotope du capitalisme – milieu dans lequel il déploie son projet d’accumulation, et que nous sommes – a profondément changé, depuis les heures glorieuses de la société-usine. Le mode de production, fondé sur la connaissance, qui est en train de se mettre en place, sous nos yeux et par notre entremise, appelle un changement radical de paradigme si nous voulons saisir les nouvelles formes d’oppression et les nouvelles possibilités d’émancipation qu’il contient. Dès lors que l’invention (innovation technologique, design, création culturelle), la manipulation de l’attention et la production des affects occupent une position hégémonique à l’égard de la production des biens matériels, l’université mérite d’apparaître comme l’équivalent postmoderne de ce que l’usine textile ou l’aciérie ont pu représenter pour le capitalisme industriel : un lieu central où se joue l’essentiel du procès de valorisation. Comme pour le passage du travail des champs au travail en usine, le passage du prolétariat industriel au cognitariat universitaire implique bien davantage qu’une nouvelle manière de produire de la richesse : c’est tout un sculptage de l’humain qui est en jeu, c’est toute une réflexion anthropologique qui doit s’efforcer de comprendre le nouveau rapport au corps, au temps, à la motivation, à la coopération avec autrui impliqué par le capitalisme cognitif qui commence à peine à se mettre en place autour de nous (ainsi qu’en nous). À l’horizon des blocages et des revendications actuelles, il s’agit donc de penser la place et les fonctions nouvelles que l’université sera amenée à remplir au sein des nouvelles formes de production et de vie.
2. La tension entre l’université du capitalisme et l’université de la société reposant sur la connaissance. Les transformations sociétales et anthropologiques qui caractérisent le passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif n’ont rien d’inéluctable ni de préprogrammé. Il s’agit d’une tendance lourde déjà en acte, mais dont le résultat consolidé dépend fortement des nouveaux conflits, des nouveaux sujets antagonistes, des nouveaux compromis et des nouvelles institutions. Il convient surtout de saisir ces transformations comme marquées par une contradictioncentrale entre une certaine logique du capitalisme cognitif, aux prises avec ses propres inerties, héritées de son histoire et de sa phase industrielle, et les logiques de libération que comporte, en son cœur, la société de connaissance. Le mode de production capitaliste se nourrit de la captation des richesses produites par le travail humain, par leur accumulation et par leur redéploiement selon les taux de profit escomptés et gagés de plus en plus sur les capacités d’apprentissage, de création et d’innovation ; il implique donc de pouvoir capturer (contenir, enfermer) ces richesses, de pouvoir les mesurer et les rediriger au gré des détenteurs du capital. Or, dès lors que ces richesses consistent de plus en plus en biens immatériels (connaissances, capacité d’attention, de réflexion critique, d’invention, de mobilisation affective), il devient de plus en plus difficile de les capturer, de les mesurer et de les rediriger. Plus précisément : dès lors qu’elle consiste en connaissances et en inventions, la richesse ne peut être produite le plus efficacement possible qu’en étant partagée. Telle est bien la contradiction centrale entre, d’une part, le capitalisme et, d’autre part, l’apprentissage et la production de connaissances nouvelles, avec leurs applications dans les milieux complexes vivants : le capitalisme ne peut désormais se nourrir qu’en mutilant (à travers l’application des droits de propriété intellectuelle) la source de la productivité sur laquelle il s’appuie (la libre circulation des connaissances et des inventions, la libre coopération des cerveaux). On entrevoit par là même que se profilent deux modèles de l’universitéà l’horizon des transformations sociétales en cours : une université orientée par le besoin de capturer la production de connaissances dans les rets du profit capitalisteet une université orientée vers le partage maximal et le libre développement des connaissances, des capacités cérébrales, considérées comme un bien commun. On entrevoit aussi que – même sans partager l’intégrisme étatique défendu par certains esprits allergiques à toute injection de fonds privés, et même si les conséquences de la loi LRU seront sans doute assez faibles sur ce point – la question est bien de savoir quel modèle d’université nous nous proposons pour l’avenir. Plutôt que des formes pures (désengagement de l’État du côté des néolibéraux, bannissement intégriste de tout financement privé du côté des anti-libéraux), toute la question est de savoir comment créer des cadres institutionnels qui favorisent toujoursla logique du commun et du partage propre au cognitif, contre la logique de la capture et de l’exclusion propre au capitalisme.
3. Production des singularités et tissage des relations. Au sein de la grande transformation anthropologique en cours et de la contradiction centrale qui la dynamise, un élément mérite d’être particulièrement souligné, dans la mesure où il implique une transformation radicale de la façon dont sont encore conçues et pratiquées en France les études universitaires. Le modèle industriel qui régit toujours notre imaginaire social et économique du « travail » et de la production implique non seulement un certain rapport au temps (plus je travaille, plus je produis), à l’espace (séparation entre lieu de travail et lieu de vie), au désir (je travaille pour gagner ma vie, non par plaisir) ou au salariat (j’engage ma force de travail dans un contrat me garantissant des rétributions mensuelles stables) ; il s’inscrit aussi dans une certaine définition de l’individu discipliné, dont le travailleur à la chaîne illustre le modèle minimal (le plus aliénant). Chaque travailleur constitue une unité substantielle qui peut être programmée à répéter une série de gestes au sein d’une organisation qui divise le travail en autant d’unités articulées entre elles, mais séparables. Au sein d’un tel mode de production, tout ce qui viendrait singulariser tel individu (ses affects, ses rythmes et ses talents propres) est appelé à être soit neutralisé, soit corrigé. Le capitalisme cognitif, quant à lui, impose au moins deux infléchissements majeurs à cette logique individualisante et uniformisatrice. D’une part, à tous les niveaux de la production des connaissances et des services aux personnes, la singularisation joue un rôle essentiel : face à « l’inventeur » comme face au coiffeur ou à la guichetière, ce qu’est censé chercher le client, c’est une capacité à imaginer des solutions singulières pour les problèmes singuliers que chacun apporte avec sa singularité. La meilleure entreprise, le slogan américain l’a énoncé depuis longtemps, sera aussi celle qui parviendra à mettre the right man (selon ses singularités) à the right place. Il apparaît d’autre part avec de plus en plus d’évidence que ce right man ne détient pas ses vertus les plus désirables de sa seule substance individuelle, mais d’un réseau de relationsdont dépend la constitution et la mobilisation de sa force de travail. L’individu n’est plus conçu comme une unité substantielle de base, séparable et articulable à d’autres individus au sein d’une société-Lego, mais comme un tissu de relations qui demandent à être constamment entretenues, enrichies et approfondies. Ici encore, ces modifications dans le mode de production des richesses a des implications directes (quoique rarement relevées) sur la façon dont doivent être conçues des études universitaires. Dans de larges secteurs de l’université française, c’est toujours le modèle de l’individu à discipliner(par programmation uniformisatrice) qui domine la façon dont sont conçus et réalisés les programmes d’études : l’étudiant est un contenant vide à formater et à bien remplir, il doit assimiler des savoirs disciplinaires vérifiés au cours d’examens individualisants, dans lesquels toute forme de collaboration sera sévèrement punie. Ici aussi, deux modèles s’affrontent, qu’il ne faut pas non plus opposer de façon absolue et exclusive (puisqu’ils peuvent et doivent sans doute s’interpénétrer), mais qui sont néanmoins susceptibles d’orienter l’institution vers des voies de développement assez divergentes : d’un côté, l’université de l’individualisation disciplinarisante, dont Michel Foucault a esquissé le fonctionnement dès Surveiller et Punir; de l’autre, l’université de tissages relationnels et singularisants, nécessitée par l’ajout de ces formes supérieures de régulation sociale que Gilles Deleuze a décrites sommairement au titre des « sociétés de contrôle ». On conçoit qu’un projet pédagogique qui prendrait la mesure des besoins de cette seconde forme d’université exigerait non seulement des moyens financiers supplémentaires (pour améliorer significativement le taux d’encadrement), mais aussi une réorganisation interne de la façon dont nombre d’enseignants conçoivent et pratiquent leur travail.
4. Une résistance à la malmesure de la productivité et des études. Le discours économico-politique qui a triomphé avec la victoire de la machine à spectacle sarkozienne aux élections de 2007 est tout entier fondé sur un déni des implications propres au développement de la nature cognitive de la société à venir. Malgré ses prétentions innovatrices, l’équipe au pouvoir promeut une conception radicalement réactionnaire de ce que sont le « travail », le « gain » et la production de richesse. Toutes ses politiques sont indexées à une fétichisation du PIB (et de sa croissance) comme seule mesure du bonheur des nations, et à un imaginaire qui réduit le travail aux heures de déplaisir passées dans un lieu d’aliénation. Que le PIB ne soit pas une mesure absolument vide de signification et que le travail se réduise effectivement, pour de trop nombreuses victimes de son culte irraisonné, à du temps aliéné dans la mutilation et le ressentiment, ne saurait pourtant justifier l’occultation des transformations radicales qui affectent la notion de productivité à l’âge du capitalisme cognitif.
Poser de bonnes questions sur la réforme des universités signifie d’abord refuser la malmesure de l’homme et de la productivité impliquée par cette occultation : comme le sait non seulement tout inventeur ou tout artiste, mais aussi tout étudiant, deux heures passées à parler avec des amis dans un café, à voir un spectacle, à lire un essai ou un roman peuvent parfaitement être aussi « productives » que les mêmes heures passées à mémoriser des notes de cours – dès lors qu’il ne s’agit pas seulement de remplir avec succès des questionnaires à choix multiples, mais qu’il s’agit de mener une réflexion sur des sujets demandant des réponses autres que binaires. Dans la mesure où la singularisation, le tissage de relations, la réflexion critique, la capacité d’invention ou la modulation des affects prennent un rôle primordial dans la vie économique et sociale, les frontières entre ce qui est « productif » et ce qui est « improductif » tendent à se brouiller, travail et non travail tendent à entrer dans de nouvelles relations. À l’âge du cognitif, la productivité doit être reconnue comme fondamentalement socialisée et diffuse. Mesurer la contribution des études faites à l’université en termes de production appelle donc une prudence qui tienne pleinement compte de cette nature socialisée et diffuse.
Il en va évidemment de même pour la recherche ou la franche imbécillité de mesurer son apport au nombre de brevets a été reconnue de tous côtés. Tout paramètre fétichisé au nom de cette mesure – qu’il s’agisse de la croissance du PIB, du nombre de diplômes produits, du nombre d’articles publiés, du taux d’emploi des diplômés ou de leurs revenus, du nombre de brevets – est à considérer avec autant de sens critique que d’attention.
Il ne s’agit pas de dire que rien ne peut être comptabilisé. Mais, s’agissant d’un système vivant, collectif, produisant des connaissances nouvelles, d’un bien commun, la prise en compte de tous les effets externes (positifs et négatifs) doit compléter les bilans marchands qui ne couvrent qu’une petite partie d’une réalité complexe. Il faut parler d’un véritable principe de précaution comptable.
Résister aux directions aberrantes prises par les derniers gouvernements
Au-delà des problèmes propres posés par la loi LRU (problèmes de technique administrative qui, replacés au sein du contexte général évoqué ci-dessus, apparaissent comme assez mineurs), les politiques menées par les derniers gouvernements français se caractérisent non tant par ce qu’elles font de mal, entraînant les universités vers des orientations discutables (plus « capitalistes » que « cognitives »), que par ce qu’elles ne font pas : fournir aux universités des cadres et des financements leur permettant de mener à bien une mission d’intérêt commun conforme aux besoins de la société d’aujourd’hui et de demain. Comme ces critiques des politiques gouvernementales ont été souvent, et assez unanimement, énoncées au cours des mouvements récents, on se contentera ici d’aller vite, en ne faisant que signaler les points les plus importants.
5. Sous-financement aberrant des études universitaires élargies à des classes d’âge inédites. Au-delà de tous les raisonnements économiques sur les formes de productivité propres au capitalisme cognitif, affirmons ici que les études (comme la santé ou la sécurité alimentaire) sont un bien en soi. Une telle affirmation vient toutefois buter sur la question de l’allocation des ressources qu’il convient de mobiliser pour poursuivre de tels biens, et comme il y a par ailleurs, bien entendu, d’autres formes d’épanouissement intellectuel que celles proposées par les études universitaires, la question des moyens est vite mise sur la table. Certes, un financement décent ne résoudra pas tout, d’un coup de baguette magique, mais la misère des universités, et celle des étudiants, sont particulièrement flagrantes en France si on les compare aux sommes allouées aux grandes écoles ou aux classes préparatoires, et si on regarde ce qui se fait ailleurs en Europe. Nulle nostalgie passéiste ici encore ! Les larmes de crocodiles versées sur les taux d’échecs en première année de licence ne feront pas oublier l’occasion historique, absolument inédite, de voir d’aussi larges couches des jeunes générations avoir l’envie et la possibilité de faire des études supérieures. Il aurait été « impensable », au début du XXe siècle, de voir l’immense majorité d’une génération accéder au baccalauréat.
Recadrons tous les repères actuels pour considérer désormais la licence comme le minimum d’éducation que la société doit garantir à tous ses membres. Sur ce plan-là au moins, les choses sont claires : avant de se battre sur la composition de conseils d’administration appelés à gérer la misère, la revendication minimale de tout mouvement d’étudiants ou d’enseignants doit viser au doublement (d’ici cinq ans au plus) du budget que l’État octroie actuellement aux universités, ainsi qu’à l’accroissement continu de ce budget sur les décennies à venir. Il y a là un choix politique simple, dont il faut rendre redevables les « élus de la nation » : dès lors qu’ils reconnaissent la valeur de l’éducation supérieure (que ce soit au nom de sa valeur absolue qui en fait un bien en soi, ou que ce soit dans le but de favoriser la « productivité » et la « compétitivité » nationales, selon les obsessions partagées par les gouvernements de tous bords depuis quelques décennies), ils doivent s’engager à mobiliser les ressources nécessaires à un bon fonctionnement de l’université – ressources qui sont disponibles dans la société d’abondance (mal partagée) dans laquelle nous vivons.
La revendication d’une augmentation des budgets ne doit pas cependant faire perdre de vue la question de l’allocation des moyens. La LRU, en effet, est un outil néolibéral pour financer « le service public de l’enseignement supérieur » en permettant, d’une part, les financements privés, mais aussi en permettant de réallouer les financements publics vers les structures postsecondaires les plus compétitives (universités ou grandes écoles), en particulier à travers une captation des « meilleurs » enseignants. Ce qui mène à préciser la question de l’origine des financements.
6. Dangers, vertus et limites (sans tabous) des financements privés. Qu’une partie des financements nécessités par le développement des universités puisse venir du secteur privé n’a pas à faire l’objet d’un tabou. Les sommes que les États (français ou américain) peuvent investir dans la recherche universitaire, à travers des budgets plus ou moins directement attachés à des projets relevant de la défense ou de la sécurité, ne sont pas forcément plus « propres » que les capitaux mobilisés par une entreprise ou par une fondation privée… La vigilance est de mise face à toutesles sources de financement, et aux infléchissements qu’elles peuvent être amenées à imposer à la conception, au déroulement et à la publicisation des projets de recherche, de même que face à la mainmise qu’elles peuvent exercer sur les méthodes et les contenus de l’enseignement. Ce qui compte, face à l’État comme face aux acteurs privés, c’est d’utiliser au mieux les ressources du capitalisme ou de l’étatisme afin de favoriser un développement éthiquement responsable des savoirs et des inventions. Cela implique sans doute de se méfier particulièrement des efforts de capture et de dissimulation dont feront preuve les entreprises privées appelées à financer des projets de recherche selon leur logique capitalistique, et cela peut sans doute impliquer aussi de « sanctuariser » certains domaines de recherche pour les protéger des pressions exercées par les intérêts privés, mais cela n’implique pas forcément de fermer la porte à tout financement non étatique. Par ailleurs, toute discussion sur cette question doit commencer par mesurer le caractère éminemment limité de la possibilité même de tels financements privés, dans un pays comme la France, qui n’a pas de tradition de mécénat privé, et dans des champs du savoir où il est peu probable que les entreprises désirent investir beaucoup d’argent dans un avenir proche (la littérature médiévale, l’histoire de la philosophie, ou même l’astrophysique) ; sauf si elles sentent qu’elles peuvent y gagner en termes d’image.
7. Dangers des politiques du Nouveau Management Public. Avec l’excuse et la fausse prétention de vouloir « résoudre » les problèmes de financement des universités, la nouvelle droite ne se contente pas de faire miroiter les financements privés comme un substitut au désengagement de l’État. Elle prétend aussi « réformer » ce dernier (le rendre plus efficace, plus souple, plus réactif) en appliquant des trains de mesures encore mal identifiés en France, mais que de nombreuses expériences anglo-saxonnes et nord-européennes permettent de reconnaître comme relevant de la doctrine du New Public Management (NPM). Au nom de la lutte contre les lourdeurs de la bureaucratie, cette dimension intra-étatique de l’idéologie néolibérale impose de nouveaux modes de gestion des services publics, qui doivent s’aligner avec les pratiques dont le service à la clientèle des entreprises privées fournit le modèle. Le NPM se met en place à travers des mesures devenues familières : le basculement ou le glissement progressif des institutions sociales-démocrates vers des services publics privatisés en sous-main, à la faveur des grandes sociétés anonymes ; une soumission des institutions jadis publiques à des mesures et à des normes d’efficacité (et de rentabilité) directement importées du management des grandes entreprises privées, ce qui implique l’injection de « concurrence » dans des « quasi-marchés » où les utilisateurs des services doivent apparaître comme des « clients », auxquels il s’agit de proposer des « produits attractifs » ; une conception microéconomique qui fait des salaires une pure charge budgétaire (comme c’est le cas dans une entreprise capitaliste qui ne vise qu’à maximiser le profit de ses actionnaires), au lieu d’y voir aussi l’alimentation du pouvoir d’achat et donc de la demande sociale (comme cela doit apparaître du point de vue macroéconomique de l’État) ; une réduction de l’État au rôle de voiture-balai, en charge de ramasser et de « retraiter » tout ce qui n’a pas pu être attiré vers les entreprises ainsi mises en compétition, ce qui tend à réduire cet État à son modèle libéral de « gardien de nuit » (police, prisons, armée). Derrière un but apparemment louable – rapprocher les administrations publiques de leurs administrés, les flexibiliser, les rendre plus réactives, et les pousser à améliorer leurs services –, le NPM entraîne des effets secondaires éminemment dommageables. (a) Le NPM tend à imposer à l’ensemble de la société une pression de rentabilité et d’efficacité maximales dont on commence à s’apercevoir qu’elle a un coût socio-psychique énorme, chaque travailleur se trouvant poussé à bout pour satisfaire la « tyrannie du client » que chacun (en tant que consommateur) exerce sur chacun (en tant que producteur de services). (b) Loin de réduire la lourdeur bureaucratique, le NPM tend à lui ajouter une couche de bureaucratie supplémentaire, chargée de contrôler que l’efficacité du service à la clientèle : un des premiers effets de la prétendue loi d’autonomie des universités sera de leur faire engager non des enseignants ou des chercheurs supplémentaires, mais des gestionnaires en charge de construire les bases de données nécessaires à mesurer la satisfaction des étudiants-clients, à suivre leurs devenirs professionnels, à chiffrer la productivité des chercheurs et des enseignants, etc. ; on voit déjà se mettre en place des classements et des hiérarchisations absurdes, poussés par une poursuite hystérique de « résultats » mesurés à l’aide de critères souvent aberrants ; le nouveau bureaucratisme du NPM apporte dans ses bagages une exigence de « comptabilisation » des ressources et des activités qui est à cent lieues de la production du savoir, voire qui lui est carrément antagonique. (c) Malgré ses apparences démocratiques (dire que « le client est roi », n’est-ce pas affirmer que le pouvoir vient « du bas », de « la multitude » des consommateurs ?), le NPM est en réalité toujours imposé par le haut: l’impératif de « bonne gouvernance » ne consulte « la base » qu’à travers des questionnaires et des sondages dans lesquels les questions neutralisent par avance toute signification réelle des réponses ; malgré toutes ses inerties et ses aberrations (qu’il ne s’agit bien entendu pas de défendre ni de tolérer), « l’ancien modèle » de l’administrationpublique se présentait comme étant au service des exécuteurs (les patients et les médecins à l’hôpital, les étudiants et les chercheurs à l’université), alors que l’attitude générale du nouveau management trahit l’arrogance avec laquelle il se sent aux commandes, investi d’un devoir d’« efficacité » ou d’« excellence » qui le conduit à tyranniser ceux qu’il est censé servir, mas qu’il s’avère souvent mépriser profondément. On sent à quel point la doctrine du NPM inspire la réforme LRU, qui s’efforce de remplacer les lourdeurs de conseils représentatifs actuels par une équipe managériale qui aurait les mains libres pour imposer par le haut sa conception de la bonne gouvernance. Si une augmentation de la réactivité des procédures décisionnelles à l’intérieur des université est sans doute souhaitable, il faut bien mesurer que le NPM apporte avec lui une conception qui soumet l’exigence d’égalité et de participation aux impératifs de la productivité et de la compétition. Si les étudiants, les enseignants et même certains administrateurs des universités françaises résistent à la LRU, c’est sans doute qu’ils comprennent les dangers d’un système post-égalitaire et post-démocratique, qui ne fonctionne que par le profit et l’intéressement des individus.
8. Aberration de l’impératif de professionnalisation. Au-delà de ces questions de modes de gouvernance, le point d’aveuglement dont souffre le discours gouvernemental sur l’université est à chercher dans l’impératif catégorique de « professionnalisation » qui dirige toute l’orientation de la réforme proposée. Même s’il est légitime de se préoccuper d’assurer à chacun une source de revenu décent au terme de son parcours universitaire, le véritable problème est dans l’alignement immédiat (et irréfléchi) entre « études » et « postes de travail ». Veut-on une université qui formate des cerveaux déjà pré-cadrés à telle forme d’emploi actuellement disponible (susceptible de se tarir dès demain), ou veut-on doter les étudiants d’une polyvalence, d’une capacité d’invention et de prise de distance critique qui leur permette non seulement de faire face aux transformations à venir du marché du travail, mais surtoutde poursuivre des individuations ouvertes et enrichissantes ? Comprendre les transformations profondes des régimes de production de richesses conduit à percevoir la « professionnalisation », conçue dans le sens réducteur qui domine le discours sarkoziste, comme contribuant à la paupérisation des individus, bien plus qu’à la « prospérité nationale ». Les universités ne doivent pas tant viser à jouir d’une « autonomie » administrative qu’à assurer « l’autonomisation des intelligences », qui commence par leur capacité à ne pas se laisser emprisonner dans l’étroitesse d’un débouché professionnel amené à fonctionner comme un piège existentiel.
Quelques propositions pour une réforme à venir
9. Affirmer la différence entre compétition et autonomie. L’illusion qu’entretiennent les lois récentes tient à ce qu’elles tentent de faire passer un impératif de mise en concurrence sous l’apparence de l’autonomie. Le premier pas, si l’on entend remédier effectivement aux problèmes indéniables que connaissent les universités, consiste donc à mettre en place les conditions susceptibles de leur assurer une autonomie réelle. Cela passe par des dotations budgétaires sans commune mesure avec ce qui leur est accordé aujourd’hui. Mais, cela passe aussi par un démontage de l’illusion qui est au cœur des politiques néolibérales (essentiellement distinctes en cela des doctrines libérales classiques), illusion qui fétichise la mise en concurrence comme un bien en soi, en s’appuyant au demeurant sur un obscène détournement de la compétition sportive.
Contre le néolibéralisme darwiniste de la compétition, qui se fonde sur un postulat originaire de séparation entre des individus en lutte pour la survie, il faut affirmer la conception (spinoziste) de l’individu comme tissage de relations et participation au commun. Au lieu de promouvoir – de façon purement idéologique – des universités, des départements, des enseignants luttant à couteaux tirés pour assurer leur survie en attirant un nombre maximal de clients-étudiants (payants, donc endettés, donc accaparés par le souci de leur propre survie), il faut affirmer que toute institution éducative transcende par nature le cadre de l’échange des biens marchands, en ce que les biens immatériels qu’elle produit (la connaissance, l’information, le savoir, l’invention) ne sont pas des biens rivaux : si je vous donne mon vélo, je le perds, tandis que si je vous apprends une langue, non seulement je ne perds rien de mon savoir, mais je gagne un interlocuteur à ma communauté linguistique. Contrairement à des analogies superficielles qui feraient de « la science » le modèle d’une lutte darwiniste pour la survie des idées les plus vraies, la « con-currence » entre chercheurs et laboratoires est bien plus fondée sur la « course commune » dont ils se nourrissent réciproquement que sur la mise en compétition de modèles rivaux. Penser « l’autonomie » des universités implique donc, d’abord, de reconnaître que chaque enseignant-chercheur, chaque département, chaque pôle universitaire ne peut être en position de « se donner sa propre loi » (ce qui constitue sans doute le but le plus noble de tout être vivant) que dans la mesure où il a les moyens de participer à la course commune dont il est à la fois un agent et un bénéficiaire (avant même d’y figurer à titre de compétiteur). Pratiquement, cela signifie que les techniques « managériales » visant à mettre en compétition les agents (individuels ou collectifs) doivent également être soumises aux cadres « administratifs », qui assurent l’accès de ces agents au partage des ressources dont ils assurent le renouvellement.
10. Renforcer l’autonomie existentielle des étudiants pour assurer les bases de l’autonomie des universités. Plus pratiquement encore, une réforme qui viserait à assurer une véritable autonomie des universités devrait commencer par assurer l’autonomisation monétaire et matérielle des étudiants. Le coup tordu sur lequel reposent toutes les réformes néolibérales consiste à accorder l’autonomie à des agents inégalement munis des ressources nécessaires à une autonomie réelle, ce qui conduit invariablement à favoriser les mieux-munis en leur laissant exploiter leur privilège de puissance ou de position, et à soumettre les moins-munis à un surcroît de pression, qui aggrave leur dépendance monétaire, et donc familiale et/ou salariée (un étudiant sur deux est aujourd’hui salarié). Le contre-poison consiste à commencer par munir les agents des ressources dont ils ont besoin et à construire leur autonomie sur la base de cette dotation originelle. Dans le cas des universités, cela implique de donner à chacun les ressources nécessaires à mener au moins trois ans d’études au niveau de la licence.On rejoint là la proposition d’un revenu universel garanti, soutenue par Multitudes depuis son origine.
11. Assurer le financement public des bourses d’études. À l’encontre des modèles importés des États-Unis, il faut défendre le principe d’un financement par l’impôtde l’éducation supérieure. Les années d’études universitaires – avec ce qu’elles impliquent simultanément d’acquisition de savoir spécialisé, de développement de la réflexion critique, de capacité à élaborer un discours argumentatif et de désir d’exploration intellectuelle – exigent à la fois un minimum de sécurité existentielle et un maximum de disponibilité d’esprit. Un système qui condamne la moitié des étudiants à prendre un emploi salarié en parallèle à leur semestre de cours et/ou à accumuler des dettes qui pèsent sur leur horizon futur les prive des conditions nécessaires à leur développement intellectuel : un tel système, en contraignant l’étudiant à rabattre les études sur le bachotage, mutile ce qui constitue la dimension la plus importante des années universitaires, à savoir l’exploration des savoirs et des pensées, exploration qui exige le temps de se perdre dans des lectures parallèles, indépendantes ou transversales à celles prescrites en cours, le temps de débattre et d’expérimenter avec des idées nouvelles. On a raison de souligner que l’endettement des étudiants agit comme « une pédagogie de la rationalité économique », en ce qu’elle leur plonge le nez dans le guidon de la gestion de leurs soucis carriéristes et les empêche de s’ouvrir l’horizon d’une rationalité critique. On retrouve sur ce point les choix déjà rencontrés plus haut : l’université doit-elle se contenter de programmer des machines productives adaptées aux besoins machiniques du présent, ou doit-elle viser à nourrir des esprits critiques et imaginatifs, capables de reconfigurer nos conditions de vie commune ? En défendant la possibilité d’ une véritable expérience universitaire à tous les membres des générations à venir, nous défendons une société qui favorise le libre développement de toutes les aptitudes humaines, quitte à cohabiter avec un capitalisme qui saurait éventuellement rebondir, et s’adapter à cette nouvelle socialisation de la connaissance . L’avenir du capital n’est pas notre problème, mais les gestionnaires du réel devraient savoir que lorsque l’État finance des études supérieures à travers des budgets universitaires et des bourses d’études et d’aide au logement, il se livre à un investissement productif bien plus « rationnel » – du point de vue même de la réification économiste du PIB, pourvu que cette rationalité soit calculée dans le long terme – que lorsqu’il multiplie les crédits d’impôt si généreusement accordés aux entreprises (sans parler des cadeaux fiscaux aux plus privilégiés des contribuables). Quant aux ressources fiscales à mobiliser pour cet investissement d’intérêt public, un impôt fortement progressif, ou des modes de ponction plus imaginatifs (sur les budgets publicitaires), rendent parfaitement abordables les dépenses ainsi encourues.
12. Renforcer l’autonomie des collectifs d’enseignants-chercheurs. Une grande partie de la démobilisation (relative) des enseignants, par rapport à l’activisme étudiant des derniers mois, tient sans doute à leur lassitude de voir les différents ministères leur imposer par le haut une nouvelle réforme tous les trois ou quatre ans, les ballottant constamment dans les va-et-vient de plus récents gimmicks politiciens. Poser le cadre d’une véritable autonomisation des universités exigerait non seulement de donner aux étudiants les moyens de leur autonomie, mais impliquerait aussi de favoriser la prise de responsabilité des enseignants-chercheurs dans le fonctionnement de l’université. Si les cadres administratifs actuels sont clairement en défaut (et demandent donc effectivement d’être « réformés »), c’est que les modalités de représentation souffrent d’une sclérose qui n’est pas interne aux universités, mais qui tient à la pression sous laquelle les écrase le modèle hyper-centralisateur jacobin qui régit depuis si longtemps l’administration française. Et, sur ce plan, la loi LRU qui parachute une « autonomie » bricolée en catimini dans le bureau d’une ministre, pendant une chaude soirée d’été, constitue sans doute un sommet de l’ironie : on ne saurait mieux montrer de quelle nature est cette autonomie imposée depuis le haut (le ministère, les présidents d’université), dans le mépris le plus complet des propositions faites par les États généraux de la recherche de 2004, qui avaient débouché sur « un ensemble de propositions de réforme que les scientifiques espèrent voir prises en compte dès que possible ». Il y a dans ce domaine tout un champ de revendications et de propositions à faire visant, ici aussi, à commencer par assurer le cadre de base d’une autonomie décisionnelle (avant de proclamer royalement l’autonomie). Cela impliquerait, entre autres choses : d’arrêter de micro-manager, depuis le ministère, les programmes d’enseignement et les collaborations entre équipes de recherche ; de liquider les mécanismes de surveillance et de suspicion bureaucratiques qui font perdre à chacun un temps considérable dans des paperasseries absolument inutiles (« attestations de non-paiement » et autres demandes de dérogation à remplir et faire signer aussitôt qu’un enseignant commet le crime potentiel de faire une ou deux heures de cours ailleurs que dans son institution de rattachement) ; de poser un cadre administratif qui, tout en réprimant les abus dûment repérés, accorde une présomption d’innocence (plutôt que de culpabilité) aux agents de l’État ; d’accorder aux initiatives locales une marge maximale d’invention et d’auto-réforme par le bas, au sein d’un cadre minimal de comparabilité et d’équivalence des diplômes ; plus généralement, de faire de l’UFR (et non du ministère) la source d’innovations et d’expérimentations pédagogiques émanant des initiatives de collectifs d’enseignants, en rapport direct et en conciliation avec les collectifs d’étudiants.
13. Favoriser l’accomptabilité démocratique contre l’accomptabilité managériale. (Le terme accountability est plus précis que celui de « responsabilisation », puisqu’il implique l’exigence de rendre des comptes (chiffrés) sur l’utilisation faite des deniers publics.) Dans tous les cas évoqués ci-dessus, qu’il s’agisse de l’administration, des enseignants ou des étudiants, on voit qu’au contraire de la réforme actuellement mise en place, il faudrait nourrir et valoriser les initiatives venant « du terrain » plutôt que celles venant des managers. Le but est bien d’améliorer, d’assouplir, de raffiner les « services » fournis aux étudiants, et – si l’on veut reprendre à son compte les termes de la gouvernance d’inspiration anglo-saxonne – d’accroître « l’accomptabilité » des services de l’État. Mais à la surveillance et à l’accomptabilité managériale pseudo-globale, qui mesure ses résultats à l’aune d’une rentabilité et d’une compétition postulées être de validité universelle, mais ne correspondant pas au statut propre d’une institution-éducation, il faut substituer une accomptabilité démocratique locale, qui reçoive sa légitimité de la participation active des agents eux-mêmes (enseignants-chercheurs et étudiants) dans la constitution des structures de coopération qui leur conviennent le mieux.
14. Repenser la licence comme un cursus transdisciplinaire de découverte des méthodes, des enjeux et des problèmes de la recherche. Au-delà de ces questions d’ordre administratif, le cœur d’une réforme des universités doit porter sur une conception nouvelle de l’articulation entre baccalauréat, licence, master et doctorat. Si le baccalauréat doit fournir les connaissances de base nécessaires à se repérer dans le monde contemporain, si le master et le doctorat sont orientés vers la formation de chercheurs, la licence doit avoir pour fonction d’initier tous les citoyens aux méthodes et aux enjeux de la recherche dans les grands domaines du savoir, de façon à permettre à chacun d’aborder d’une façon à la fois informéeet critiqueles « discours d’experts » qui informent les décisions politiques. Prendre la mesure des transformations sociétales en cours conduit à voir que, s’il veut pouvoir inscrire sa vie dans un projet d’« autonomie », l’étudiant doit être à la fois (un peu) économiste et littéraire, philosophe et biologiste, cinéaste et historien. Cela implique, d’une part, que les licences actuelles soient désenclavées de leurs (fausses) spécialisations et qu’elles soient conçues sur un modèle plus « généraliste ». Mais cela implique aussi que l’enseignement consiste moins en une « transmission de savoir » qu’en une expérience partagée de l’expérimentation cognitive : la licence doit être le lieu où chacun a l’occasion de discuter avec des chercheurs des enjeux, des acquis et des problèmes posés par leurs activités de recherche.
15. Instaurer un cadre général d’équilibre entre les différentes sphères du savoir, tout en laissant un maximum de choix aux étudiants. Pour ce qui concerne sa conception pédagogique, le balisage administratif au sein duquel les universités doivent avoir la plus grande marge de manœuvre pour expérimenter les vertus d’une réelle autonomie, doit éviter le double écueil du dirigisme disciplinaireactuel, qui tend à considérer tout choix laissé à l’étudiant dans la composition de son cursus universitaire comme une capitulation démagogique, et d’un laisser-allerqui sombrerait dans la logique d’un consumérisme du savoir. Il faut dès lors poser une structure intégrative qui régisse les cursus universitaires les plus variés : dans la mesure où la spécificité d’une licence consiste à faire découvrir les méthodes d’analyse, de réflexion et de recherche en vigueur dans les différents domaines du savoir, il faut s’assurer que ces domaines soient représentés au mieux dans les parcours individuels poursuivis par chacun. Les deux premières années de licence devraient donc offrir des parcours conduisant les étudiants à choisir leurs cours au sein de parcours modulables, leur permettant, d’une part, de comprendre les logiques, les problèmes et les dynamiques propres à chacune des grandes disciplines du savoir et, d’autre part, d’élaborer des problématisations indisciplinaires qui confrontent, questionnent et reconfigurent les divisions entre les disciplines. Chacun serait donc amené à faire un peu d’économie, d’histoire de l’art, de biologie, de communication, d’anthropologie, non pas à travers de grands survols généraux, mais en partageant avec les enseignants-chercheurs quelques problématiques concrètes que ces domaines posent actuellement à notre conception de la vie humaine. En plus de ces cours où des spécialistesde chaque discipline poseraient des problèmes généraux,émanant de leurs recherches spécialisées, il faudrait proposer également des cours indisciplinairesqui auraient pour enjeu de faire entrer en dialogue les disciplines entre elles. Au terme de ces deux premières années, l’étudiant pourrait commencer à se diriger l’année suivante vers la discipline qui l’intéresse le plus, commençant à acquérir les connaissances de base dont il aura besoin pour entrer dans un programme de master.
16. Assurer la spécificité des enseignements relevant des « humanités ». Un rôle particulier doit être reconnu, au sein de ce dispositif, aux disciplines relevant des « humanités » (sciences humaines, sciences sociales, philosophie, littérature, pratiques artistiques). Parler aujourd’hui de « crise des universités » revient souvent à masquer le fait que les problèmes se posent très différemment selon les domaines d’études : la recherche en physique des particules demande des moyens, implique des méthodes, ouvre des débouchés et participe de logiques radicalement différentes de la recherche en littérature. Outre des questions communes de difficultés de logement ou de bâtiments insalubres, les mobilisations étudiantes les plus récentes semblent exprimer un malaise propre aux humanités, un malaise qui touche pour une large part au manque de reconnaissance de leur statut et de leur valeur sociale. Les États-Unis sont dans une situation semblable, alors que les départements d’humanités n’ont pas été bêtement séparés des départements de sciences dures (mesure à l’origine de la grande misère des sciences humaines, sociales et artistiques depuis 1969). Une licence transdisciplinaire poussant chaque étudiant à explorer et à faire dialoguer les acquis et les problèmes posés par les grands domaines du savoir serait l’occasion de réaffirmer le rôle central que doivent jouer, dans la formation de chacun, la réflexion critique et l’investigation conceptuelle défendues par la philosophie, la mise à distance des normes communes induite par la connaissance anthropologique, le déniaisement herméneutique promu par le travail littéraire, ainsi que la sensibilisation esthétique promue par les pratiques artistiques. Au-delà de leur contenu disciplinaire propre, les humanités sont le lieu de déploiement privilégié d’une pensée indisciplinaire qu’il devient impératif de promouvoir, au nom de la survie même de l’espèce humaine, tant le fractionnement du savoir menace de nous entraîner vers l’abîme de l’autodestruction écologique et de l’automutilation mentale.
17. Repenser les modalités d’enseignement. Une telle réforme ne saurait aller sans entraîner, du côté des enseignants-chercheurs, une remise en question fondamentale de la façon dont ils conçoivent l’enseignement. Malgré la virtuosité de quelques enseignants qui arrivent à en faire une expérience pédagogique digne de ce nom, un cours magistral asséné à plusieurs centaines d’étudiants dans la froideur impersonnelle d’un amphithéâtre est voué à la relégation au magasin d’antiquités. Dans un monde où le livre et l’Internet donnent un accès sans précédent aux contenusdu savoir, le privilège de l’enseignement en présentiel doit être réservé à partager l’expériencede la pensée collective. Comme le répètent depuis longtemps les didacticiens, l’essentiel de ce que transmet un bon enseignant n’est pas tant à situer dans un savoir(à assimiler cognitivement) que dans un exemplede comportement (à imiter pratiquement). Dans la mesure où une telle expérience implique un dialogue,dont bénéficient tous les participants, elle ne peut avoir lieu que dans des groupes de taille relativement restreinte. Cela implique, de la part de l’État, des financements qui permettent d’assurer un bon taux d’encadrement, mais cela implique aussi, de la part des enseignants, une conception participative de leur interaction avec les étudiants.
18. Pour une université ouverte. Dans les années 1970, une grande partie des étudiants n’allaient pas à l’université pour trouver un métier ou même avoir un diplôme, mais pour réfléchir ensemble : c’était aussi le lieu de rencontre d’intellectuels et créateurs de tous âges. L’EHESS bénéficie, aujourd’hui encore, de la présence d’auditeurs libres qui composent la moitié des effectifs de l’ensemble des séminaires. Du temps de Marcel Mauss, les SDF avaient aussi le droit de s’installer dans les amphithéâtres pour écouter (en se réchauffant). Cet accès libre au savoir est désormais menacé par diverses mesures, aussi bien gouvernementales qu’intra universitaires : la gestion générale, le contrôle des cartes scolaires, des entrées, ou encore des limites du droit de reproduire en séminaire des images (seuls les power point de quinze images par cours sont légalement autorisés, ou des images en connexion directe sur Internet : un établissement public doit par exemple payer 200 euros à l’INA pour avoir le droit de reproduire un documentaire d’archive ! ou 500 euros de licence pour le passer librement en cours ou médiathèque pendant cinq ans !)
L’université doit devenir un lieu ouvert et central, dans une société cognitive qui alterne travail, intermittence et formation. En plus de s’ouvrir à l’intégralité d’une classe d’âge, l’université doit également s’ouvrir à tous ceux qui souhaitent reprendre des études après plusieurs années d’exercice d’un emploi. Elle doit être aussi un lieu où se rencontrent et discutent les diverses stratégies de la ville devenue productive. Une société de la connaissance, qui déborde les anciens cloisonnements des fonctions politiques, économiques ou culturelles instituées, doit trouver dans l’université un lieu ouvert de débat démocratique sur les enjeux de société, à l’échelle locale et globale, face aux pouvoirs locaux et à leurs experts, dans les choix de politiques en matière sociale, ou de développement de leur ville. Sur ce plan aussi, l’université doit être un espace d’interface entre la recherche, dans ce qu’elle peut avoir de plus poussé, et la cité, dans les problèmes les plus généraux qu’elle a à affronter. Les expériences locales d’« universités populaires », d’« universités nomades » ou d’« universités de tous les savoirs » démontrent la profonde soif de savoir, de réflexion et de débat qui habite et dynamise nos cités. Des facultés réduites à la production en série de clones parfaitement formatés à leur « professionnalisation » ultérieure, ou des centres d’excellence implantés par le seul espoir du profit capitalistique, n’ont aucune chance d’étancher une telle soif, qui démontre au contraire que les besoins ressentis par la population ne sont pas des besoins de spécialisation professionnalisante ou de profit financier, mais des besoins de repères intellectuels et de moyens de réflexion critique. L’université doit moins être conçue comme un lieu de passage entre l’école et l’emploi, que comme une plate-forme de réflexion collective, appelée à une tâche essentielle de résistance communeface au décervelage programmé par l’audimat et face à la logique publicitaire régnant dans les médias de masse. Le défi consistera pour l’université de demain à savoir articuler son rôle de laboratoire situé à la pointe des recherches en cours (aux niveaux du master, du doctorat et des publications des enseignants-chercheurs) avec un rôle d’ouverture sur la cité, à la fois pour expliquer ce qui se fait dans les laboratoires, pour en questionner les méthodes et les conséquences – et pour infléchir les agendas de recherche en fonction des besoins, des soucis et des espoirs exprimés au sein de la cité. De telles universités ne devront donc avoir pour interlocuteurs principaux ni les grandes entreprises ni les futurs employeurs, mais les demandes et les appétits intellectuels exprimés au sein de la multitude des cerveaux dont l’interaction quotidienne constitue le tissu commun de notre vie sociale.
Une réforme qui reste à inventer
L’enjeu des diverses crises chroniques que subissent les établissements d’éducation supérieure est de formuler des propositions qui puissent transformer l’université dans le sens, non pas d’une adaptation aux conditions actuelles du capitalisme cognitif, mais d’un dépassement de celles-ci, vers une société coopérative de bien-être partagé et démultiplié. Cela veut dire autre chose que simplement « résister » ou revendiquer un retour au « service public » d’antan. Cela implique de contribuer à l’invention de nouveaux rapports entre les enseignants-chercheurs, les étudiants et les différentes formes de « publics » auxquels nous participons tous à des degrés divers.
Les mouvements étudiants de l’automne ont montré l’exemple dans ce qu’ils ont fait advenir, au-delà des « blocages » où les médias les ont trop souvent réduits : sous les pavés des blocages, il n’y avait pas à creuser très loin pour trouver des plages de dialogue et de réflexions communes, des espaces d’invention de nouvelles formes d’échange intellectuel. Pour la plupart des activistes qui se sont mobilisés autour de ces mouvements, la lutte a été une expérience limitée mais importante d’auto-éducation ; pour de nombreux collectifs, la grève a été l’occasion d’agencer d’autres montages pédagogiques, en particulier sous la forme d’« universités populaires » ou « autogérées », invitant artistes, intellectuels et citoyens à nourrir une réflexion critique à laquelle – malheureusement pour elles – les institutions universitaires actuelles, retranchées frileusement sur leurs complexes disciplinaires, ne donnent aucun lieu d’expression ni d’élaboration.
L’essentiel de ce travail d’invention d’institutions nouvelles reste encore devant nous, non pas à recevoir de la grâce supérieure d’un ministère, mais à élaborer collectivement à partir de nos pratiques, de nos besoins et de nos expériences. Il reste à imaginer bien d’autres façons de brancher l’université sur la ville : faire en sorte que des enseignants, des étudiants, des chercheurs collaborent avec des citoyens porteurs de projets, comme avec le monde associatif ; valoriser la traduction des recherches spécialisées en langages plus appropriables par les publics non universitaires, que ces langages soient journalistiques, plastiques, dramatiques, musicaux ou organisationnels ; mener à partir des institutions universitaires une réflexion collective de fond sur les implications politiques de la nature propre de la connaissance comme bien commun de l’humanité ; exiger l’instauration d’une taxe (fortement progressive) sur les budgets publicitaires, dont les revenus seraient exclusivement affectés au financement des institutions d’enseignement supérieur, ce qui contribuerait simultanément à réduire la pollution mentale occasionnée par la publicité et à en compenser les nuisances en la faisant servir au développement et à la diffusion d’un savoir non commercialisé. Le but de cet En tête n’était que d’offrir un balisage préalable de quelques-uns des points de revendication à mettre au cœur des mouvements à venir. À travers la réforme des universités, c’est l’ensemble de notre « société du savoir » qui reste à inventer.
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