87. Multitudes 87. Eté 2022
Hors-champ 87

Bureau des dépositions Expulsions, œuvres-milieux et recours au droit

et

Partagez —> /

« Sachant :

– que les situations politiques, juridiques, économiques en Guinée, en France, en Europe, nous ont réuni·es pour nous différencier ;

– que nous ne souhaitons pas rester assis, attendre les papiers, et sombrer dans la dépression mentale ;

– que nous ne pouvons plus faire les un·es sans les autres, que nous avons besoin les un·es des autres, alors que les politiques migratoires légales tentent de nous séparer, contre notre volonté, de nous différencier pour mieux nous relier dans un continuum d’exploitation ;

– que nous ne souhaitons pas rester dans la clandestinité, car celle-ci sert les machines de l’exploitation,

Nous nous rendons inséparables, nous nous rendons non-échangeables. »

« Article 1 –Objet du contrat

Notre objet est de créer un lien, de créer des œuvres immatérielles et conceptuelles, des performances. […]

« Article 5 –Règlements des gbangs-gbangs

En cas de gbang-gbang, on s’assoit à table, on se discute et on se comprend. On se sensibilise.

MinenKolotiri repose sur des malaises, des problèmes que nous discutons.

S’occuper des gbangs-gbangs, c’est s’occuper de l’œuvre.

Tout se passe dans le demi-cercle ouvert de notre assemblée. »

Contrat de co-auctorialité du Bureau des dépositions parlé et réécrit à chaque activation de la performance Minen Kolotiri, Sculpter le droit par le droit (version octobre 2021)

Que peut signifier recourir à la justice et au droit, alors qu’une violence différentielle à l’encontre des étranger·es est légale et instituée ? Si les registres moraux de « l’accueil » risquent de reproduire des situations inégalitaires au nom d’une égalité à construire, que peuvent les discours sur la justice et les droits ? Ce sont ces questions et inquiétudes qui nous ont poussées à nous rendre au Patio solidaire en février 2018 pour demander de l’aide et réfléchir à plusieurs.

Lieu d’occupation ouvert le 5 décembre 2017 sur le campus universitaire grenoblois, par des personnes, étudiant·es, non-étudiant·es, la plupart en situation d’exil et de procédures administratives de demande d’asile, le Patio solidaire est toujours ouvert à ce jour, en mars 2022.

En février 2018, nous avons été accueillies autour d’une table et avons débattu à plusieurs de questions de justice et de droit, de violences légales et de possibles, liées aux procédures judiciaires. Nous avons écrit, seul·e, à plusieurs, des lettres adressées à des responsables de politiques migratoires en France, en Guinée, dans l’Union Européenne, à des magistrat·es, des avocat·es, au président de l’OFPRA – Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, aux préfets.

En juillet 2018, un premier recueil de lettres a paru aux éditions Brouillon Général1, intitulé Bureau des dépositions. Angle de transformation des politiques migratoires et des États-Nations capitalistes. « Nous, Bureau des déposition situé au Patio solidaire, lieu occupé et autogéré du campus universitaire de Saint Martin d’Hères, latitude 45.1667 – longitude 5.7667, adressons nos lettres et demandons des réponses singulières ». L’expression Bureau des dépositions a été discutée et choisie par plusieurs co-autrices, co-auteurs : il s’agissait de déposer ce qui était refoulé, contenu par et dans l’ordre procédural lié au droit d’asile, au droit des étrangers, au droit du travail. Ce recueil a été co-signé par Seigneur Essono, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Mustafa Aliou, Mamadou Algassime Bah, Mohamed Camara, Pierre Chomette, Sarah Mekdjian, Marie Moreau et Ozigbo Uyi.

Après cette parution, le Bureau des dépositions a été accueilli en résidence au Magasin des Horizons, Centre National d’Art Contemporain de Grenoble pour poursuivre ces pratiques d’écriture. De nouvelles personnes ont rejoint l’ensemble, quand d’autres ont quitté le Bureau par dissensus ou par éloignement géographique. Depuis novembre 2018 et jusqu’à aujourd’hui (mars 2022), dix co-autrices, co-auteurs forment le Bureau des dépositions : Mamadou Djouldé Baldé, Ben Bangoura, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Laye Diakité, Sarah Mekdjian, Marie Moreau, Saâ Raphaël Moundekeno.

À l’automne 2018, plusieurs ont proposé d’adresser les lettres à un public-témoin, de les performer, dans un procès déjà-là des violences migratoires postcoloniales. Ce ré-agencement nous a fait ré-écrire, chaque ré-agencement donnait lieu à des incompréhensions, des désaccords, des traductions.

Les performances du Bureau des dépositions

Exercice de justice spéculative est la première performance, en cours de création depuis 2018, d’abord au Patio solidaire, puis au Centre National d’Art Contemporain de Grenoble (2019-2020).

« Justice spéculative » désigne le geste pragmatique de s’extraire du constat obscène ou jouissif de la catastrophe, et tenter d’agir depuis les leviers présents, les déjà-là de nos co-présences.

Nous avons mis en scène ce déjà-là : assis·es dans un demi-cercle, prolongé par un quart de cercle occupé par le public, nous nous levons un·e à un·e, pour adresser des lettres via un micro, orienté vers le dernier quart du cercle, laissé vide. Adressées à des responsables de politiques et législations migratoires, ces lettres portent sur les conditions d’exil telles que vécues, pour la plupart, de la Guinée à la France, en passant par la Lybie, le Maroc, l’Espagne, la Méditerranée, les multiples continuums de frontiérisations comme conditions de capture de la force de travail, le travail ubérisé, sous-traité et clandestinisé de livraisons à vélo, la zombification en tant que pratique au présent de justice.

Après « dépôt » de ces lettres au micro, l’autrice ou l’auteur de la lettre reprend place assise, et nous ne sommes pas d’accord, nous ne comprenons pas. Ainsi, nous traduisons, nous reprenons, apprenons à ne pas savoir, nous tentons d’être attentif·ves aux trans-formations en cours.

Nous nous sommes senti·es ob-ligé·es, lié·es, chacun·e œuvré·e par la performance.

Ce qui nous lie – minen kolotiri, en pulaar parlé au Sénégal – a pris la forme d’un contrat de co-auctorialité, document légal à opposer aux expulsions, également légales, vécues par plusieurs d’entre nous dès 2018.

Minen Kolotiri. Sculpter le droit pour le droit est la seconde performance du Bureau des dépositions. Deux résidences de création ont eu lieu : en 2020 avec l’Ensemble UN de musique improvisée, qui avait acquis une activation de la performance à Bordeaux, à l’OARA – Office Artistique de la Région Nouvelle Aquitaine –, puis, en octobre 2021, au théâtre des Subsistances à Lyon. Ici encore, les co-autrices, co-auteurs sont assis·es en demi-cercle, prolongé par le demi-cercle du public. Depuis ce que nous appelons une « assemblée », nous négocions les termes de notre contrat de co-auctorialité, autrement dit les termes de nos liens et obligations réciproques. Après ces négociations depuis lesquelles nous réécrivons le contrat, nous nous inquiétons du rôle du public, nous envisageons les possibilités de prolongements du contrat avec celles et ceux qui le désirent.

Les performances sont processuelles : elles se transforment à chaque activation depuis des pratiques langagières improvisées, et nécessitent la co-présence physique volontaire de chaque co-autrice, co-auteur, irremplaçable et non-interchangeable. Aucune trace matérielle – sonore, photographique, filmique, dessinée, écrite… –, ni aucun outil de visioconférence ne peuvent se substituer à cette co-présence.

Expulsions

Alors que les performances du Bureau des déposition sont en cours de création et régulièrement programmées depuis 2018 pour activation par différents lieux et institutions, dont des institutions publiques, plusieurs co-auteurs ont été expulsés, assignés à résidence, placés en centre de rétention administrative. À ce jour, en mars 2022, plusieurs co-auteurs sont encore menacés d’expulsion, placés sous le coup d’Obligation à Quitter le Territoire Français, après avoir été déboutés de la demande d’asile.

Ainsi, en 2019, Mamadou Djouldé Baldé, co-auteur des œuvres du Bureau des dépositions, a été expulsé en Espagne pendant 90 jours, après une période d’assignation à résidence à Grenoble, dans le cadre du Règlement Dublin III. Dans le même temps, il était attendu en résidence de création au Centre National d’Art Contemporain de Grenoble.

En 2019 toujours, Laye Diakité a été expulsé en Allemagne pendant 90 jours dans les mêmes conditions. La résidence a du s’interrompre jusqu’à leur retour ; les deux co-auteurs et l’ensemble du Bureau des dépositions n’ont pas pu poursuivre leur activité de création.

Puis, en 2020, Moussa Ben Bangoura a été convoqué par la Cour Nationale du Droit d’Asile à Paris, dans le cadre de la procédure de la demande d’asile, alors qu’il y avait été déjà convoqué pour son audience, et qu’il était, avec l’ensemble des co-autrices, co-auteurs, invité en résidence de création à Bordeaux, financée par une agence publique artistique. La résidence a été suspendue et empêchée. Plusieurs lettres de constats, possibles preuves de l’atteinte, ont été produites à cette occasion, par les directions des institutions culturelles et artistiques impliquées.

Chaises vides (constats d’atteintes)

Lorsqu’un des co-auteurs manque contre son gré, le geste de création à plusieurs s’interrompt. Nous laissons une ou des chaises vides. Nous demandons à l’institution, aux personnes qui nous invitent d’alerter la presse à nos côtés, pour rendre publique et rédiger des lettres témoignant de la situation. Nous mettons à découvert ce que l’absence forcée nous fait : la peine, la colère, l’inquiétude, l’atteinte à nos pratiques créatives, nous appelons des soutiens. De la même manière que nous ne sommes ni remplaçables, ni interchangeables, les absences ne sont pas substituables par un enregistrement sonore, une vidéo, un texte à lire, technologie dite de « présence à distance » ou visioconférence.

Les chaises laissées vides, la suspension de la création et de la divulgation des œuvres ne sont pas simplement les effets d’une sidération, mais d’une nécessité à prendre acte des conséquences de ces absences, d’en répondre – d’en devenir response-able, c’est-à-dire comme le dit Donna Haraway, qu’elles exigent de nous que nous nous rendions capables d’y répondre2.

Contentieux et inquiétudes quant au recours au droit

Avec les chaises vides, et l’impossibilité éprouvée de continuer la création, nous répondons aux absences forcées et légales aussi sur le terrain juridique. Nous en faisons des histoires, des cas judiciaires. Là où ces éloignements ou convocations légales relèvent du droit – droit des étrangers, droit d’asile –, nous signifions, par ajout, un contentieux en matière de droit d’auteur et de la propriété intellectuelle. Avec une avocate du Barreau de Paris, en lien avec des juristes, chercheur·es et étudiant·es en droit, nous sommes en cours de constitution d’une requête pour demander à un tribunal compétent de constater les atteintes portées à nos liens et nos pratiques créatives.

Nous avons appris la possibilité d’un contentieux en matière de droit d’auteur grâce à l’œuvre X et Y/Préfet de…Plaidoirie pour une jurisprudence, performance créée par Olive Martin, Patrick Bernier, artistes, Sylvia Preuss-Laussinotte, Sébastien Canevet, avocat·es, en 2007 aux Laboratoires d’Aubervilliers. Depuis la performance X et Y/Préfet de…, dont nous avons invité les co-autrices, co-auteurs en octobre 2017 à l’Ancien Palais de justice de Grenoble, nous avons appris que le droit d’auteur et de la propriété intellectuelle, fondé sur la propriété privée, était un droit libéral non-territorial. Une personne qui n’a pas le droit de séjour, ni la nationalité d’un État peut jouir, dans cet État, de ses droits moraux et patrimoniaux relatifs à une œuvre originale de l’esprit, dont elle serait l’autrice ou la co-autrice. Les avocat·es demandent au tribunal de constater que l’arrêté d’expulsion porte atteinte à l’intégrité de l’œuvre, est une « entrave à la création d’une œuvre artistique et une violation du droit moral des auteurs à divulguer leur œuvre au public3 ».

Œuvrer les limites du droit

X et Y/Préfet de… nous a donné beaucoup d’audace, continue à le faire, et a relancé aussi nos inquiétudes. En effet, il peut sembler vain, sinon contradictoire, de tenter de contrer la loi par le droit, tant les droits et les discours qui s’y rapportent, contribuent à produire des modes de sujétion : la sujétion et l’exploitation permises par le droit des étrangers4 ; l’enclosure et la marchandisation des œuvres depuis le droit d’auteur et de la propriété intellectuelle5.

En portant attention à la critique marxienne du droit et de la justice, reprise par Wendy Brown, s’élabore le paradoxe suivant :

« le désir pour des droits est, pour partie, un désir de dépolitiser ou de démarquer une existence sociale, d’être libéré de la politisation des puissances sociales assujettissantes, et si, à cet égard, les droits impliquent de tourner le dos au politique, comment peuvent-ils également engager une lutte politique pour transformer les conditions sociales de la fabrication de cette existence6 ? »

Dans les performances du Bureau des dépositions, et depuis des plateaux-radios où nous invitons des autrices, auteurs, artistes, juristes, avocat·es, chercheur·es, nous proposons d’œuvrer les limites du droit. Ce sont les droits et discours sur les droits qui nous inquiètent, et plus particulièrement le droit des étrangers et de l’asile, depuis lequel existe dans la justice française un « contentieux de masse ». Nous nous inquiétons aussi du droit d’auteur, fondé sur la propriété privée, et nous nous demandons, avec d’autres : que peut le droit d’auteur contre les expulsions de co-auteurs et pour la création, comment faire insister la notion d’usage, et non de propriété, aux limites du droit d’auteur ?

Traduction juridique (1) : l’œuvre et sa matière

En 2021, nous avons parlé du cas des expulsions de co-auteurs au Bureau des dépositions qui suspendaient et menaçaient nos pratiques de création à Anne-Emmanuelle Kahn, professeure de droit de Lyon 2 spécialisée en droit d’auteur et de la propriété intellectuelle. Nous lui avons demandé de l’aide, notamment sur des possibles traductions de ce que nous vivions depuis les lois et le droit. Dans une première relecture d’un texte de présentation des œuvres du Bureau des dépositions, Anne-Emmanuelle Kahn nous proposa la traduction juridique suivante (en italique) : « Les œuvres sont immatérielles et conceptuelles affirmé de cette manière c’est déjà une qualification qui les exclut du droit d’auteur …et sont des performances on pourrait dire qu’elles sont conceptuelles et qu’elles se matérialisent au travers de performances ? ».

Cette traduction découle de l’article L. 111-3 du code de la propriété intellectuelle qui stipule que « la propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel », norme qui définit ainsi indirectement l’œuvre en tant qu’« objet matériel ». En auto-définissant les performances d’« immatérielles », au sens où aucune trace ou produit matériels ne peuvent se substituer à nos présences physiques, nous créons un dissensus. Une des manières de traduire ce dissensus depuis le droit consisterait, comme le propose Anne-Emmanuelle Kahn, à concevoir notre co-présence physique (avec nos chaises, le micro) comme support matériel des œuvres, dans le prolongement esthétique de performances où le corps est une propriété de l’œuvre, à l’instar de celles de Gina Pane.

Or, quand les arrêtés d’expulsion nous forcent à suspendre nos pratiques de création, ce sont les usages vivants processuels constitutifs des performances, et transformés par les performances, qui sont atteints – plutôt qu’une matérialité corporelle ou chosale, support de l’incarnation matérielle d’idées originales. Les performances du Bureau des dépositions sont issues de l’histoire de l’art conceptuel qui a fait des co-présences, l’expérience de l’œuvre non reproductible, processuelle, évolutive à chaque activation. Aucun constat ou trace des œuvres du Bureau des dépositions, dans un cadre instituée de conservation, collection ou diffusion différée, ne peut « tenir lieu7 » d’œuvres.

Les usages vivants dont il est question ne sont pas abordables depuis les catégories et dichotomies esprit/corps, idée/forme ; ils s’inscrivent dans une écologie de relations et d’agencements énonciatifs collectifs, qui ne peuvent avoir lieu que lorsque nous sommes toutes et tous en présence, et en lien avec un public.

C’est cette idée d’écologie de relations qui nous conduit aujourd’hui à tenter une autre traduction juridique du travail du Bureau des dépositions, notamment depuis les travaux de Sarah Vanuxem sur le droit de la propriété et la possibilité de son renouvellement juridique8. Notre idée est de dire que lorsqu’un co-auteur est expulsé, c’est le milieu des performances, les œuvres-milieux qui sont atteintes. Plutôt qu’une re-matérialisation et reproduction du couple matériel-immatériel, que pourrait signifier recourir au droit d’auteur pour signaler les effets destructeurs des expulsions, à partir de la conception juridique de milieux ? C’est cette hypothèse que nous soumettons à nos travaux à venir avec Anne-Emmanuelle Kahn, et que nous voudrions élaborer ici.

Traduction juridique (2) : œuvres-milieux

Avec les travaux de Sarah Vanuxem, chercheure en droit, nous avons appris que depuis la tradition juridique civiliste, il était possible d’interpréter la notion de droit de propriété, non pas en tant que droit d’us et d’abus d’une chose-objet extérieure à un sujet souverain propriétaire exclusif, mais comme faculté d’habiter des milieux :

« La réduction de la propriété à la propriété privative repose sur le postulat d’une antinomie entre le propre et le commun. Elle résulte d’un problème logique qui surgit parce que les juristes se représentent les choses comme des corps, mais qui ne se poserait plus s’ils concevaient les choses tels des milieux, par exemple, tel un paysage dont plusieurs personnes peuvent bénéficier ensemble sans rien retirer aux autres9. »

En considérant non plus des œuvres-objets, mais des œuvres-milieux, dont les co-autrices, co-auteurs ne sont pas des sujets souverains propriétaires, mais des usagèr·es dont les présences sont les conditions de possibilité du milieu, mais aussi où le milieu les indétermine, crée des devenirs, les dichotomies immatérialité/matérialité, idée/forme deviennent caduques. Il n’est plus à chercher une incorporation d’idées non-appropriables dans des supports matériels appropriables, mais les conditions de possibilité d’usages vivants et singuliers de ces milieux. « La propriété comme faculté d’habiter ou d’user des choses, accordée à toute personne, indépendamment de son éventuel statut de propriétaire privilégié d’un bien ou droit, renvoie à la définition de la propriété comme “droit à l’existence10” », précise Sarah Vanuxem, depuis la lecture d’une histoire alternative de la Révolution française.

L’enjeu est ainsi moins de « sortir de » la propriété que d’opérer des gestes de « reclaim », à la suite du terme employé par Starhawk11, autrement dit de « revendiquer », « récupérer » et rendre contemporaines des formes de propriété détruites par de nombreux processus, dont les enclosures par le droit d’auteur.

Des vides au milieu des performances

Dans la performance Exercice de justice spéculative, un demi-cercle où nous sommes assis·es, se poursuit par un quart de cercle occupé par le public et un dernier quart laissé vide, vers lequel nous lisons et discutons les lettres que nous avons écrites et adressées à des responsables des politiques et économies migratoires. Ainsi, ce cercle ouvert dessine un « milieu » vide (le milieu du cercle), lui-même ouvert sur un vide. Nous employons également le terme « vide » pour qualifier les absences forcées : les chaises vides des expulsions, qui obligent à suspendre l’acte de création, tant que nous ne sommes pas toutes et tous à nouveau en présence.

Dans un premier temps, à partir de 2019, et des premières performances de Exercice de justice spéculative au théâtre Midi/Minuit à Grenoble, depuis des discussions avec Simon Marini de la radio R22 Tout-Monde qui diffusait des fragments de la performance, nous associions le vide vers lequel était orienté le micro à « une justice manquante ». Nous appelions, entre autres, depuis nos lettres, la justice à venir combler ce vide. Ce faisant, nous reconduisions l’idée d’une justice abstraite, qui devait s’incarner dans une forme, depuis une conception identitaire où droit et justice devaient pouvoir correspondre en un tout achevé.

Rapidement, nous avons critiqué ce fantasme identitaire, qui renforçait une conception transcendantale et totale de la justice. Plutôt donc qu’un manque à combler, nous avons repris à notre compte l’interprétation dialectique que propose Étienne Balibar de la relation entre droit et justice, où « la justice nomme – en recouvrant tout une série de pratiques, de revendications, de dissidences, de révoltes – l’insuffisance même de l’institution12. » La justice serait en ce sens « l’inquiétude au sein du droit » qui l’empêche de jamais se prétendre achevée, et le vide, un reste structurel nécessaire. Il devient alors important de distinguer, pour en penser la relation, le vide des chaises, du « vide-reste » de la justice. Les chaises vides disent la violence que la loi et le droit exercent, autorisant des expulsions légales, c’est-à-dire des destructions et conditions d’une mise en concurrence productive des statuts de « citoyen·nes » et « étranger·es ». Le vide vers lequel est orienté le micro signale, dans le même temps, la possibilité d’une justice, en tant qu’ensemble de pratiques historiques processuelles – au sens de mises en procès et de processus. Par les performances, ce vide résonne aussi avec l’esthétique du retrait des matériaux et du productivisme artistique, pour se laisser agir et parler par un champs d’expériences, depuis des contingences précises. Les œuvres opèrent par la spéculation qu’ouvrent ces vides et par le reste structurel de la justice, en relation avec le droit.

Face aux arrêtés légaux d’expulsion, il nous semble nécessaire de « faire avec » la loi, le droit et leur violence, en répondant depuis les liens des performances que nous créons et qui nous transforment, mais aussi dans les tribunaux. Se préparer à un procès n’est pas une fin, que l’on espère « réussir », mais une pratique processuelle dont précisément nous ne présumons pas de fin (pré-)déterminée.

Dans Minen Kolotiri. Sculpter le droit par le droit, le demi-cercle de nos dix chaises prolonge encore le demi-cercle du public. Le « vide » n’a pas disparu : il se situe au milieu de ce cercle, bordé par nos chaises. La clôture du cercle n’est qu’un effet d’apparence : les chaises du public forment plusieurs rangs qui multiplient les lignes, et de fait, ouvrent plusieurs arcs de cercles, qui ne sont pas clos sur eux-mêmes. Après avoir exposé et négocié les articles du contrat de co-auctorialité qui nous lie, une discussion s’engage avec les personnes présentes du public. Comment pourrions-nous répondre à plusieurs aux expulsions qui détruisent toute condition de possibilité d’acte de création, de sublimation et de symbolisation ? Par ces discussions et mises en lien, ce que nous nommions « vide », « excès » ou « suspension », comme « manque » ou « manque désirant, structurel », devient un « milieu » relationnel, tout à la fois indéterminé et bordé, irréductible à l’addition ou la juxtaposition de nos présences.

Nous pensons à des histoires nombreuses d’expulsions d’habitant·es usager·es, humain·es et non-humain·es de squats, de zones à défendre, de jardins ouvriers, entraînant la destruction d’« œuvres-milieux » singulières. Celles-ci peuvent se prolonger dans des devenirs juridiques, qui ne seraient pas du côté de leur « matérialisation », au risque de leur achèvement, enclosure et clôture sur elles-mêmes, mais du côté de scènes contentieuses, de procès – à la fois judiciaires et processus créatifs de transformation. Les contentieux contemporains en matière de droit de l’environnement ouvrent des possibles juridiques et nouvelles traductions, notamment en matière d’attention portée à des milieux vivants, communs, inappropriables depuis une propriété exclusive et concurrente, non-marchandisables. Leur « protection » ne voudrait dire ni sanctuarisation, ni conservation, mais bien amplification de pratiques et usages vivants : problématiques, processuels, fragiles, désirants, imprévisibles, finis – mortels –, et illimités.

1 Créées par l’artiste François Deck.

2 Donna J. Haraway, Quand les espèces se rencontrent, (2008), traduit de l’anglais (États-Unis) par Fleur Courtois-L’Heureux, Paris, La Découverte, 2021.

3 Cécile Debost, « Plaidoyer pour une jurisprudence », Les Cahiers de la Justice, 2015, vol. 1, no 1, p. 25.

4 cf. notamment Saidya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, Oxford/New York, Oxford University Press, 1997 qui fait une critique des droits accordés aux citoyen·nes africain·es-américain·es comme une technique de perpétuation de l’esclavagisme sous d’autres formes.

5 cf. notamment Giorgio Agamben, Création et anarchie. L’œuvre à l’âge de la religion capitaliste,(2017), traduit de l’italien par Joël Gayraud, Paris, Payot et Rivages, 2019.

6 Wendy Brown, Politiques du stigmate. Pouvoir et liberté dans la modernité avancée, (1995), traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Van Caillie, Paris, Presses Universitaires de France, 2016, p. 150.

7 Amélie Giguère, « Documentation et muséalisation de la performance », Culture et Musées, 2013, no 22, p. 127.

8 Sarah Vanuxem, La Propriété de la terre, Marseille, Wildproject, 2018.

9 S. Vanuxem, op. cit., 2018, p. 69-70.

10 S. Vanuxem, op. cit., 2018, p. 72.

11 Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, (1982), traduit de l’anglais (États-Unis) par Morbic, Paris, Cambourakis, 2016.

12 Étienne Balibar, « La Justice ou l’Égalité. Pascal, Hegel, Marx », in Julia Christ (dir.), L’injustice sociale, quelles voies pour la critique ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 23.