Ça se lève de partout

Des fragments sur l’art, la responsabilité et le bonheur

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Nous avons étudié pour devenir artistes. L’art a été le contexte où nous nous sommes rencontrées et où nous avons commencé à travailler ensemble, il y a 11 ans. Nous avions juste fini une faculté dans laquelle l’effort principal était de trouver une forme qui aurait un rapport, le plus lointain possible, le moins saisissable, avec la concrétude de la vie réelle, avec les choses quotidiennes, avec les émotions, avec le corps, avec l’anxiété envers le futur, envers les conditions de la production artistique et le rôle de l’art dans la société. Des questions sur le potentiel de l’art, sur la possibilité d’utiliser l’art pour découvrir quelque chose sur le monde et sur soi-même, d’analyser les relations dans la société et dans sa propre vie, d’attirer l’attention sur les injustices et d’essayer de produire un changement – ces questions ont toujours existé comme des intuitions, même si l’éducation artistique que nous avons reçue a été très loin de telles interrogations. On voudrait écrire ce texte fragmentaire en gardant en tête ce point de départ, dans lequel l’art n’était pas une carrière, mais le besoin de créer un endroit par lequel comprendre le monde ; c’était un réel intérêt soutenu par les gens autour de nous, c’était de la curiosité et de l’empathie, le désir d’interagir avec les autres et de partager la connaissance.

De l’art à l’heure des manifestations ?

Dans un contexte où la crise financière accélère le sexisme, le racisme et le nationalisme et où les discours néoconservateurs sur la religion et la famille traditionnelle prennent encore plus de visibilité et de légitimité, quel pourrait être le rôle de l’art, quel art pourrait être efficace ? Comment l’art (et le travail culturel en général) pourrait-il être utilisé comme méthodologie qui explique les contradictions et subvertit les inégalités ? Comment l’art pourrait-il être utilisé pour créer des modèles, des prototypes qui pourraient être librement repris mis en pratique et améliorés par d’autres personnes ?
« S’il vous plaît, évacuez la place. On va utiliser la force ! » La voix du gendarme prend par sa répétition une tonalité presque commerciale, rappelant la joie artificielle des réclames. Au-delà de cette répétition, accompagnée par l’avancement menaçant des troupes d’intervention, une vieille femme demandait constamment, avec la même frustration : « Mais pourquoi ? Pourquoi ? ». J’ai vu cette scène dans le film du régisseur Vlad Petri, dans une projection suivie par des discussions, dans notre ville, Timisoara. Le film, posté initialement en multiples épisodes en ligne dans les premières mois de cette année, documente les manifestations qui ont eu lieu à Bucarest, en janvier-mars 2012, manifestations qui ont démarré en réaction à la proposition du gouvernement pour la reforme du système de santé, qui aurait signifié une intense privatisation de celui-ci, et qui ont continué en englobant de plus en plus d’insatisfactions par rapport aux politiques d’austérité prises par le gouvernement sous le prétexte de la crise, et en lien avec le capitalisme en général. La projection du film a été suivie par des discussions sur l’activisme, sur l’utilité des protestations, sur le danger du nationalisme, etc. Parce que beaucoup des participants étaient des artistes, le rôle et les possibilités de l’art en rapport avec la dynamique des protestations a été une partie importante de la discussion.

Trois positions

Parmi les multiples positions et nuances de ceux qui ont participé à ces débats, on évoquera ici trois rapports à l’art (et à la vie en général) qui nous ont semblé paradigmatiques. La première de ces positions est celle de l’artiste qui s’isole de manière égoïste dans le territoire des « hautes » idées, qui ne doit pas s’impliquer d’une façon ou d’une autre dans les processus sociaux, parce que son art, dans sa pureté autoréférentielle, est plus important que la réalité impure, mélangée, chaotique de sa vie. Une deuxième position a été celle du Freelancer néolibéral, de l’artiste qui fait partie des personnes « créatives », qui a un optimisme naïf envers la possibilité de se sauver soi-même et de triompher sur les ruines du statut social. La troisième position, la plus complexe et contradictoire, a été celle de l’artiste (masc./fem.) et de sa responsabilité qui sait qu’il faut trouver un équilibre entre être artiste (et partie d’un système artistique avec tous ses compromis) et d’être citoyen/nne. Parmi ce que tu fais, que choisis-tu d’amener sur le territoire de ta profession et quand exactement renonces-tu à être artiste, quand renonces-tu de professionnaliser ce que tu fais et quand décides-tu de rester simple citoyen/nne, activiste, professeur ?
À un certain point de notre pratique, nous avons réalisé que l’art n’est pas un territoire suffisamment large. En 2007, quand la Roumanie s’est intégrée dans l’Union Européenne, et quand, conformément à la rhétorique officielle, l’histoire paraissait être finie, nous avons commencé à chercher ceux qui s’opposaient à cette soumission sans condition aux lois du marché dans tous les aspects de la vie. Dans un contexte où la tendance générale était vers une apparence que rien ne pouvait plus changer, avec le sentiment que toutes les luttes sont finies, nous avons voulu connaître ceux qui pensaient que c’est à chacun de nous d’imaginer des meilleures alternatives pour tout le monde. Il s’agissait d’activistes, de professeurs, d’artistes, etc., de personnes qui souvent déroulaient leur activité dans une plus ou moins grande obscurité, en un temps où la fin de toutes les contradictions était déclarée de manière festive.

Project Space

Avec ces personnes, nous avons conçu à Bucarest un projet nommé Project Space, un espace pour des rencontres informelles, un lieu pour des discussions, un point de départ pour des actions dans la ville, une bibliothèque, un espace pour des événements publics, tout cela pour trouver des façons de démontrer que la convergence du capitalisme et de la démocratie était fondamentalement impossible. Le projet a existé pendant un mois, un intervalle d’une milliseconde dans le continuum capitaliste, dans le continuum de ceux qui s’opposent à l’injustice. Au terme du projet sont restés quelques articles de journal et quelques publications. Mais surtout il est resté le réseau invisible d’affections, d’amitiés, de confiance et de plans d’actions à venir avec ceux qui ont été impliqués dans Project Space.
Même si la majorité des participants au Project Space et la majorité de ceux qui lui ont donné du contenu et de la substance venaient du dehors de l’art, le projet se déroulait dans un cadre artistique, comme partie d’un projet plus large sur l’espace public (Spaţiul Public Bucuresti | Public Art Bucharest 2007), projet dans lequel nous étions invitées comme artistes. On était profondément conscientes du danger d’êtres incorporés par les structures qu’on critiquait ; la bonne manière de se mouvoir entre ce danger et la très nécessaire action de donner de la visibilité à des sujets le plus souvent occultés de la sphère publique était un objet constant de discussions entre nous. Malgré tout, nous considérons que ce cadre officiel, dans un projet financé en partenariat entre des institutions de représentation nationale et des fondations privés, peut fonctionner comme une façon efficace d’utiliser la « respectabilité » pour amener dans la discussion des sujets qui auraient autrement été censurés. Dans ce projet, l’art était utilisé comme une série des méthodes pour discuter un contenu plus large, et le système de l’art comme une infrastructure aidant à trouver et créer des ruptures dans l’ordre dominant.

L’illusion d’un espace protégé

Un an plus tard, ce sentiment de sureté s’est avéré illusoire. En 2008 à Bucarest, il y a eu un summit OTAN. Un groupe informel a organisé un espace pour des discussions et des projets de films de création au summit OTAN. Dès le premier jour d’activités, les troupes spéciales de la gendarmerie sont intervenues avec violence et ont retenu tous ceux qui étaient dedans, au nom de l’état d’urgence qui contrôlait toute trace, de toute taille, de tout germe de désapprobation de la guerre et de la militarisation. Parce que le groupement qui avait organisé l’espace anti-NATO avait été impliqué dans le projet Project Space, nous avons découvert que l’espace, les ordinateurs et nos portables ont été infiltrés par les services secrets. La liberté de la scène de l’art, l’espace protégé dans lequel nous avons cru évoluer, étaient en effet complètement illusoires.
Comment renoncer à l’illusion de la sureté du système de l’art, quand l’état d’urgence est l’état paradigmatique du capitalisme ? Comment retrouver un regard sur l’art comme autre chose qu’une carrière, une façon de se sauver soi-même, quand il devient de plus en plus clair que l’espoir de changer le système depuis l’intérieur n’est pas fondé ? Comment renoncer au besoin perpétuel d’aiguiser son discours, de trouver de meilleurs arguments pour justifier les compromis inhérents à la scène de l’art et, à la place de ces efforts, d’utiliser son énergie pour trouver des moyens d’être avec les autres ? Comment passer au-delà du langage et du code de comportement intensivement professionnalisés de la scène de l’art, comment dépasser les positions purement théoriques qui restent stériles dans leur clarté et leur beauté intellectuelle – et comment transformer la théorie dans une expérience vécue ?

L’amitié contre le capitalisme

Notre amitié a commencé autour de notre profession. Au début nous nous sommes réunis autour des insatisfactions liées à l’éducation artistique qu’on avait reçue et autour de notre enthousiasme et de notre curiosité pour l’art comme un domaine encore inconnu qui attendait être exploré. Mais assez tôt, notre amitié s’est étendue aussi dans nos vies privées et a commencé de fonctionner comme un territoire solide en face des changements et des problèmes. Dans notre profession qui, comme beaucoup d’autres domaines, est souvent définie par le succès et la compétition, qui nous divisent en individus séparés par nos propres craintes et orgueils, dans le contexte du travail culturel où souvent la critique est seulement une forme vide qui crée une légitimité pour le système comme un lieu qui permet une pluralité démocratique, nous considérons que l’amitié est une façon importante de se voir soi-même comme partie d’une réalité plus large, de se penser en rapport avec les autres et, en ce sens, de combattre la fragmentation et l’individualisme sur lequel l’idéologie capitaliste se fonde. L’amitié comme partie importante de notre vie, comme intimité, confiance et communication, comme soutien en face des difficultés de tous les jours, comme pratique continue de négociation en ce qui concerne nos idées, les difficultés, les malentendus, les hiérarchies inhérentes – l’amitié lie la vie privée avec le travail et l’énergie de vouloir produire un changement, l’amitié lie l’émotion avec la politique. C’est une façon d’interagir politiquement avec les autres.
Comment l’amitié peut-elle, comme un modèle de solidarité, s’étendre au-delà du territoire des relations personnelles dans le contexte plus large d’une pratique artistique et politique ? Quelles sont les possibilités de développer un système viable dans un contexte où il est souvent difficile de trouver le temps et l’espace pour un travail collaboratif à long terme ? Quel est le potentiel d’un réel travail collaboratif, au-delà de la rhétorique d’une application, dans le contexte actuel, où le manque de plus en plus cruel de financements pour la culture, au sein des scénarios dystopiques de la crise financière, crée une atmosphère d’intérimaire généralisé et d’attente ? Comment utiliser l’exemple pratique d’un travail basé sur l’amitié comme un modèle qui pourrait aller contre la tendance générale vers l’individualisme et la compétition sur la scène artistique et la société dans son ensemble, modèle qui pourrait aller contre la panique générée par la crise et les efforts frénétiques pour se sauver soi-même ?