L’ actuelle question du complotisme et de l’anti-complotisme ne peut être comprise que dans le contexte d’une compétition pour produire la convergence des croyances au moyen de la diffusion d’information. Autrement dit : dans une situation où la normativité n’est pas du côté du vrai (la connaissance est historique) mais du côté des règles de sa fabrication. Ce sont ces règles qu’il faudrait contester plutôt que les différents résultats de leur application : ce ne sont pas les croyances qui sont vraies ou fausses – elles sont seulement plus ou moins utiles en vue des objectifs à atteindre – mais c’est le système de production des croyances qui offre le faux espoir d’obtenir des biens plus désirables. En effet, le problème de la discrimination de la fausse information implique, au préalable, l’assomption de critères de sélection des données pertinentes afin de rendre une certaine hypothèse croyable, c’est-à-dire assez fiable pour prendre des décisions offrant des chances effectives de maximiser l’utilité. Le contrôle de l’information est ainsi essentiel pour produire, chez des agents rationnels, des comportement conformes aux prédictions.
Information et pertinence
Par exemple, la diffusion d’information à l’égard de recherches « non officielles » sur les effets collatéraux du vaccin contre la Covid-19 rend plus probable l’hypothèse de sa dangerosité, ce qui implique la décision de refuser l’injection : la perte entrainée par le virus apparait moins menaçante que celle entrainée par le remède. L’ effet de la diffusion de cette croyance est donc un état du monde où la majorité n’est pas vaccinée, c’est-à-dire la réalisation d’un scénario que les institutions voudraient éviter en raison des pertes économiques impliquées.
Par la certification des informations qu’il faut considérer comme vraies, on essaye de produire la convergence des croyances vers l’hypothèse d’où dérivent les comportements susceptibles de produire la situation qui maximise l’utilité. Or, au-delà de la vérité de l’hypothèse en question, ce qui est discutable est le retour que les comportements engendrés par la croyance permettent de maximiser : s’agit-il de l’utilité collective ou d’une utilité particulière ?
Il me semble important de noter que, dans ce cadre, il n’y a pas de fausses croyances (on croit vraiment à des hypothèses peu fiables), mais seulement des croyances irrationnelles, c’est-à-dire fondées sur des données qui ne sont pas pertinentes. Ainsi, la « fausse information » est la diffusion d’indices et d’observations qui n’ont pas la valeur de preuves rationnellement acceptables pour étayer une hypothèse : contrairement à un mythe, une hypothèse scientifique doit être correctement supportée par des données observables, permettant ainsi de prendre des bonnes décisions.
Par exemple, on peut soutenir que l’information offerte par l’observation du vol des oiseaux n’est pas pertinente pour prédire si demain il va pleuvoir, bien que la prédiction en elle-même pourrait être vraie, voire vérifiée par les faits le lendemain. De même, les « gouttes » (drops) diffusées par Q dans les réseaux sociaux peuvent être déclarées comme des informations non pertinentes pour prouver l’hypothèse du complot dont de nombreuses personnalités publiques sont soupçonnées. Cependant, si le manque de preuves objectives rend l’hypothèse rationnellement peu probable, ceci ne signifie pas qu’elle puisse être considérée comme fausse a priori, ce qui justifie la recherche d’informations ultérieures pouvant la confirmer.
Autrement dit, le manque de preuves n’est pas suffisant pour exclure l’hypothèse qu’une conspiration est en acte, surtout si l’on considère que les complotistes soupçonnés ont de bonnes raisons pour cacher leurs intentions et faire croire qu’ils agissent pour le bien du plus grand nombre. Le problème concerne donc la pertinence des observations qui sont censées rendre une certaine hypothèse croyable ou probable.
Retournements d’inférences
Mais comment décider quelles sont les informations qu’il faut considérer comme pertinentes pour étayer une hypothèse ? On sait que la question n’a pas une réponse simple ni précise et qu’il n’y a pas d’autres critères que l’expérience, voire les résultats obtenus en s’appuyant sur elle pour prendre des décisions. Comme Quine l’a noté dans sa critique de l’empirisme logique, « du point de vue de leur statut épistémologique, les objets physiques et les dieux ne diffèrent que par degré et non pas par nature. L’ une et l’autre sorte d’entités ne trouvent de place dans notre conception que pour autant qu’elles sont culturellement postulées. Si le mythe des objets physiques est supérieur à la plupart des autres, d’un point de vue épistémologique, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace que les autres mythes, pour insérer une structure maniable dans le flux de l’expérience1 ». De la même façon que dans des sociétés anciennes il était acceptable d’observer le vol des oiseaux afin de prédire certains événements futurs, aujourd’hui on considère d’autres informations comme pertinentes et cela dans la mesure où les décisions qui en découlent se sont avérée plus satisfaisantes.
Or, d’un point de vue scientifique, cela n’empêche pas qu’on puisse trouver des nouvelles corrélations ou des nouvelles informations poussant à reconsidérer le degré de confiance attribué aux hypothèses considérées comme les plus fiables à un moment donné (autrement, on n’expliquerait pas l’historicité des sciences). Ainsi, comme Nelson Goodman2 l’a suggéré, les inférences acceptables (quel état va suivre l’état observé) sont celles qui sont conformes aux habitudes inductives établies, c’est-à-dire à la manière dont une communauté a appris à former ses attentes à partir de la réception de signes reconnaissables : en ce sens, ce qui est normatif à un moment donné est la relation entre propositions décrivant un état de fait et propositions exprimant ses conséquences admissibles. On peut légitimement introduire des nouvelles hypothèses à condition de montrer qu’elles ne contredisent pas les canons de l’induction et qu’elles n’amènent pas à défaire la totalité de l’édifice des connaissances admises (inférences acceptées comme rationnelles).
De ce point de vue, ceux que l’on dénonce comme des théoriciens de la conspiration porteraient offense au sens commun et au bon sens, c’est-à-dire à la norme rationnelle qui oriente les croyances de la majorité. Leur péché ne serait pas tellement la proposition d’hypothèses peu probables mais susceptibles de confirmation (ou de falsification), mais le refus de se conformer aux critères qui rendent les inférences acceptables : leurs croyances ne sont pas rationnelles parce que mal fondées, soit basées sur des inférences illicites.
Cependant, de façon intéressante, le point des théoriciens de la conspiration (en entendant par-là les groupes qui s’efforcent de dévoiler le complot des autorités reconnues) est que le véritable n’importe quoi, le véritable mensonge, ce sont les hypothèses officiellement diffusées par les médias et défendues par des experts au service de la « vérité » rationnellement fabriquée pour servir les intérêts des élites au pouvoir, voire pour maximiser leur utilité particulière. S’arrogeant le droit de décider des critères qui rendent les croyances rationnelles, ces élites s’arrogeraient aussi le droit d’imposer toute une série de décisions qui sont conformes à leur propre intérêt, tout en les faisant passer pour universellement rationnelles.
Convergence et concurrence dans
un même jeu (anti-)complotiste
L’ intérêt de la diffusion d’hypothèses fantastiques par des milieux qualifiés de « complotistes » (qui se présentent eux-mêmes comme des dénonciateurs de complots, donc comme des anti-complotistes) est qu’elle est complètement rationnelle du point de vue du principe de production des croyances utiles : si les hypothèses produites selon des standards alternatifs se répandent comme croyances, elles engendrent des décisions collectives qui rendent impossible la réalisation du scénario que les producteurs d’inférences rationnelles souhaitent produire comme l’état du monde conforme à leur visée particulière. Bref, soutenir n’importe quoi est complètement rationnel lorsqu’en s’alignant sur le vrai officiel, on est continuellement déçu, trompé et empêché de maximiser son utilité, puisque ceux à qui le « vrai » profite sont effectivement une minorité. Ce qui rend les théories (anti-)conspirationnistes d’aujourd’hui insidieuses est que, tout en refusant de se conformer aux inférences rationnellement acceptables (selon les critères établis), elles respectent et honorent le principe qui permet de fabriquer le vrai, c’est-à-dire de produire la convergence des croyances et, donc, les habitudes inductives acceptables.
La « fausse information » se répand aisément dans les réseaux sociaux parce qu’elle exploite le même mécanisme par lequel on parvient à produire une certaine conformité des inférences au moyen d’une distribution ciblée d’information « officielle ». En ceci consiste la compétition parfaitement rationnelle entre les défenseurs de la raison et ceux qui l’attaquent comme l’imposition d’une norme fonctionnelle destinée à satisfaire des intérêts particuliers. En effet, lorsque l’objectif que tout le monde poursuit semble être la manipulation des croyances à travers des doses calibrées d’informations visant à produire les décisions souhaitées chez la majorité, quelle peut être la différence entre une agence de marketing, un politicien et un (anti-)complotiste ? En ce sens, l’objectif des (anti-)complotistes est de montrer aux prétendus maîtres du jeu de l’induction que la seule connaissance qu’ils ont su transmettre est la méthode qui permet de les concurrencer sur le plan de la production normative des comportements collectifs.
Or, ce qui me semble le plus décevant dans une telle situation est que, si les nouveaux théoriciens de la conspiration dénoncent la manipulation des opinions qui s’opère quotidiennement dans les médias, ils se livrent au même jeu : complotistes et anti-complotistes, ceux qui dénoncent des conspirations et ceux qui dénoncent les théoriciens de la conspiration concourent au même jeu, au double sens où, s’ils s’y trouvent en compétition, c’est qu’ils en acceptent les règles de base, qu’ils contribuent tous deux à valider et perpétuer. Ce faisant, ceux qu’on accuse de conspirationnisme ne remettent nullement en question les règles paradoxales de l’actuelle compétition, où le succès dépend de la capacité à produire des croyances et des décisions conformes à ses visées particulières.
Quoiqu’exprimant leur désillusion à l’égard d’un système régi par les intérêts économiques d’une minorité, ils ne proposent aucune alternative concrète et se limitent à profiter de la frustration d’un nombre croissant de citoyens pour accroitre leur influence, sans leur apporter aucun bénéfice réel. Dans une telle situation, il semblerait qu’aucune force ne soit effectivement capable de contester non seulement le pouvoir des élites mais les règles d’un jeu qui ne fait que garantir l’exploitation du désespoir à travers des stratégies de manipulation fondées sur la diffusion d’information.
La diagonale écologiste contre
le complot de la croissance
Doit-on abandonner tout espoir ? Pour répondre à cette question, il me semble important de noter qu’il y a une autre force qui trace une diagonale effective en refusant l’absurde compétition dans laquelle tout le monde est engagé et où chacun cherche à tirer son bénéfice immédiat sans se soucier des effets dévastateurs d’une telle compulsion. À cet égard, je voudrais invoquer le cri levé par les plus jeunes contre l’inertie d’une société incapable d’admettre que le jeu qui donne à chacun l’espoir de maximiser son utilité particulière ne conduit qu’à une perte certaine et universelle : la catastrophe climatique que personne ne s’engage réellement à éviter. J’ai de l’admiration pour le courage des jeunes activistes écologiques dont les actes de désobéissance civile non violente sont la seule forme de contestation d’un système que personne n’a le courage de remettre véritablement en question.
Tandis que la majorité ne cesse de se diviser dans la fausse opposition entre stratégies indiscernables quant à leur soumission aux règles de la compétition pour la production de vérités économiquement rentables, la minorité des jeunes écolos s’engage pour nous ouvrir les yeux : le mensonge auquel tous semblent souscrire, indépendamment de leurs vues politiques, est que le standard de vie que tout le monde se bat pour atteindre et augmenter puisse être compatible avec la vie sur Terre. Accusés par les réactionnaires de diffuser des fausses informations à l’égard de la gravité du changement climatique, et accusés par les libéraux de « terrorisme » et de nuire au bien commun et au patrimoine culturel, les jeunes éco-activistes refusent de reconnaitre l’impératif de croissance économique au nom duquel les stratégies des uns comme des autres se justifient (ne différant que par les modalités de la distribution des financements et de la redistribution des retours). Plutôt que prendre parti dans le jeu qui occupe la majorité, ils réclament la nécessité de penser une nouvelle organisation et d’imaginer d’autres modes d’existence. Dénonçant l’illusoire liberté d’expression des esclaves du capitalisme, ils prennent la liberté de croire ce que personne n’ose plus considérer comme possible : la fin du système qui est en train de nous condamner tous à mort en raison de sa fidélité au droit universel à la consommation illimitée.
S’il y a aujourd’hui une ligne de fuite qui n’a pas encore été capturée et maitrisée, c’est la diagonale tracée par le cri de la jeune génération, véritable appel au peuple qui manque, peuple à qui nous devons donner la chance d’exister – en renonçant à la prétention de l’éduquer aux valeurs culturelles derrière lesquelles nous cachons notre impuissance. Comme l’ont montré les attaques à la soupe contre les œuvres d’art, nous ne sommes plus capables d’entendre l’appel qui fait des chefs d’œuvre autre chose qu’un bien à conserver, muet, dans un musée ou un coffre. En joignant leur cri au cri de plus en plus inaudible de tous les véritables révolutionnaires de l’Histoire – le cri des artistes qui ont essayé de résister à la mort à laquelle nous nous condamnons par libre choix – ces jeunes protestent contre l’effacement du futur auquel amène toute prédiction ou inférence considérée comme vraie aujourd’hui, selon le critère voulant que sa valeur se mesure en termes de bénéfice économique immédiat.
Je ne sais pas si la conspiration des jeunes activistes aboutira, si elle conduira à la fin du monde que nous connaissons et à sa substitution avec une nouvelle réalité vivante. Néanmoins, il me semble qu’il n’y a pas d’autre alternative qu’y croire, croire que l’impossible pourra se réaliser et qu’il ne pourra se réaliser que si on le tient pour une nécessité plus fondamentale que la satisfaction de l’utilité individuelle immédiate.
1W.V.O. Quine, « Les deux dogmes de l’empirisme », in Du point de vue logique. Neuf essais logico-philosophiques, S. Laugier (dir.), Paris, Vrin 2003, p. 79.
2« Une inférence inductive est justifiée par sa conformité aux règles générales de l’induction, qui sont elles-mêmes justifiées par leur conformité à des inférences inductives reconnues. Les prédictions sont valides si elles se conforment aux canons de l’induction, qui sont valides parce qu’ils codifient la pratique inductive admise » (Goodman, Faits, fictions et prédictions, Paris, Minuit 1984, p. 80).
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