Dans un contexte où les affiliations classiques et les clivages habituels peinent à rendre la vie politique lisible, comment reconstruire un cadre intellectuel qui permette de penser les enjeux actuels ? Passer par l’espace peut être utile. « Passer par l’espace » signifie explorer la composante politique de la dimension spatiale du monde social et collecter les éventuels apports à la construction d’un débat politique contemporain. C’est ce à quoi s’emploie ce texte.

Politiser l’espace, spatialiser le politique

Partons d’un constat. Les habitants des grandes villes sont, en moyenne, de très loin les plus productifs mais, en France en tout cas, tout aussi nettement les plus pauvres. Prenons le cas le plus net et le mieux mesuré, celui de l’aire métropolitaine de Paris. En 2018, les 12,4 millions de Franciliens produisent 31 % du PIB français, soit une productivité par habitant plus que double de celle du reste de la France. Lorsque l’on considère leur part du revenu disponible, il n’est plus que de 21,6 % de la France, soit déjà moins que la part des emplois franciliens (22,7 %) dans l’ensemble du pays. Si l’on prend maintenant en compte les différences géographiques de pouvoir d’achat, liées notamment au coût, à l’impact multiforme du prix du sol, les Franciliens se retrouvent avec un revenu effectif amputé d’un peu plus d’un quart par rapport à la France métropolitaine hors grandes villes. Dans l’ensemble, les aires urbaines les plus grandes sont les plus touchées, les habitants de la métropole lilloise (MEL) étant les seuls à être en moyenne plus pauvres que les Franciliens1. Les grandes villes, banlieues mais aussi centres, connaissent, sans surprise, les concentrations de pauvreté les plus massives et les plus intenses2. Autrement dit, malgré leur extraordinaire productivité, les habitants des grandes aires urbaines se trouvent, au bout du compte, les plus démunis.

Cela s’explique par la configuration de l’État-providence français : l’essentiel des prélèvements obligatoires aboutit dans des caisses nationales pour mener des politiques publiques et opérer des transferts sociaux aveugles à l’espace. Une part très minoritaire (environ 12 % du PIB sur les 55 % dépensés) revient aux budgets propres des échelons infranationaux. Dans le cas de l’Île-de-France, le budget régional n’est que de cinq milliards d’euros sur les sept cents milliards produits, soit moins de 1 % de la valeur ajoutée produite par ses habitants. C’est d’autant plus lourd de conséquences que c’est ce territoire régional qui s’imposerait pour gouverner les grands équilibres qui donnent sa substance à une société – logement, emploi, mobilité, éducation, culture… Les communes et les départements qui bénéficient du reste des ressources décentralisées ne gèrent que des morceaux de cet ensemble et, comme ils cherchent à conforter leur base électorale, ils ne s’attaquent pas aux inégalités spatiales internes à la métropole mais contribuent encore à les accentuer.

Nous voyons là la puissance, ici négative, de l’architecture des territoires politiques. Les espaces comptent. Les dernières décennies ont montré la force, plus impressionnante encore, des spatialités des habitants ordinaires. Le vaste mouvement de périurbanisation qui se manifeste en Europe depuis l’après-guerre concerne désormais plus de 40 % de la population française (si on l’assimile aux « couronnes » des « aires d’attraction des villes » de l’Insee). En France, le phénomène a bénéficié de politiques favorables : le poids du complexe agro-foncier qui avait (et a toujours) prise à la fois sur la mise sur le marché foncier urbain des terres agricoles, génératrice de plus-values spectaculaires, et sur la décision des maires de les rendre constructibles.

Cela n’aurait toutefois pas été possible sans trois leviers majeurs. D’abord, la demande d’une partie significative des habitants de résider dans une campagne proche des villes dans une maison individuelle avec jardin dont ils seraient propriétaires. Ensuite, la motorisation privée des individus, ardemment désirée par les mêmes couches de la population, a assuré la faisabilité logistique de cette urbanisation diffuse. Enfin, la neutralité financière du choix individuel en faveur du périurbain3 a permis au bloc logement + budget de ne pas être affecté par la translation vers les campagnes urbaines. Ce qui a été perdu en coût de transports a été plus que compensé en prix du foncier. La différence s’est traduite par des logements plus grands et par le statut de propriétaire. Cela a permis à des millions de personnes à revenus moyens d’améliorer, à leurs yeux, leur situation.

Pendant ce temps, d’autres logiques conduisaient des habitants vers les zones centrales des grandes villes pour bénéficier, moyennant un effort financier parfois considérable, d’un bien public, l’urbanité. Ce chassé-croisé, qui s’est manifesté partout en Occident sous des modalités diverses, a redessiné les cartes des identités politiques. Désormais, choix d’habiter et choix politique résonnent ensemble dans une géographie électorale disruptive mais bien établie, et certainement pas par hasard, car habiter, c’est toujours aussi cohabiter, l’agir spatial est toujours aussi un agir politique. Ici, c’est donc la force des spatialités et en particulier celle des habitants ordinaires qui se manifeste. Et c’est d’abord pour cette raison que l’espace du politique s’est invité dans le débat public.

Ces changements spectaculaires permettent de comprendre comment se reconfigure la justice spatiale dans une société d’individus4. Dans une vision purement redistributive, dont fait partie l’impôt progressif censé profiter aux contribuables modestes, les bénéficiaires n’ont pas de lien spatial direct avec la production du bien redistribué. Si l’on vise la justice spatiale, on peut inclure bien sûr ce type de dispositif, tout comme la mise à disposition partout au même prix d’un service dont le coût de production est différent selon les lieux. Mais, de plus en plus souvent, une meilleure justice spatiale passe par la réalisation de biens publics spatiaux : urbanité, mobilité, nature. Les consommateurs que sont les habitants en sont aussi les coproducteurs.

Ainsi, réclamer la réouverture de petites lignes de chemins de fer dont la fermeture est consécutive, pour l’essentiel, à la diminution progressive de la demande, les usagers potentiels ayant fait, volontairement, le choix de l’automobile individuelle, ne fait pas sens. Une politique dynamique de l’offre ne serait cohérente que si elle s’articulait à un nouveau type d’attente par lequel les habitants montreraient qu’ils sont désormais disposés à coproduire le bien public « mobilité ». C’est ce qu’on retrouve aussi dans l’éducation ou la culture : les élèves et les visiteurs des musées produisent autant qu’ils consomment. La pandémie du Covid‑19 nous permet de comprendre à quel point les patients sont aussi des acteurs décisifs de la santé comme bien public.

Le mécanisme se noue, à chaque fois, dans la rencontre entre un service public rendu par la société et une disposition du bénéficiaire potentiel à s’engager, grâce à ce service, dans une action productive. Celle-ci délivre un bien qui engendre à la fois de nouvelles capacités5 et une augmentation du capital de flux6 pour le bénéficiaire-coproducteur, ainsi qu’une dynamique de développement pour la société. À cet égard, passer par l’espace, et notamment par l’urbanisme, où des interactions intenses, permanentes et non-hiérarchiques entre habitants et société sont la condition du succès d’un projet, nous aide à comprendre ce qui se joue. Ce qu’on peut appeler contrat d’habiter7 constitue par excellence le mécanisme, encore largement à inventer, de coproduction de biens publics spatiaux.

La mondialisation et le tournant éthique

C’est vrai aussi à l’échelle mondiale. La double idée que la mondialisation serait à la fois récente et essentiellement économique ne résiste pas à un simple rappel spatio-temporel : l’émergence d’un espace pertinent d’échelle mondiale remonte à la création d’un écoumène diffus mais connexe, bien avant les conquêtes européennes.

Qui ou quoi est fixe ou mobile ? Quelles sont les échelles de coalescence des mondes sociaux, dans leurs différentes dimensions – économique, politique, culturelle… ? Voilà des questions géographiques simples qui permettent de périodiser les différentes phases de cet événement, inauguré il y a cent mille ans, quand nos ancêtres ont commencé à fabriquer des lieux sur toute la planète. Par ailleurs, la mondialisation des productions culturelles est bien plus ancienne et solide que celle des échanges de biens monétaires.

Ce qui se joue désormais est moins l’unification par la transaction – c’est dans une large mesure chose faite – qu’une intégration éthique et politique. C’est fondamentalement de cela que discutent les citoyens du Monde. S’il y a violence, c’est plutôt le signe d’une guerre civile mondiale (à basse intensité) portant sur l’opposition communauté/société d’individus, sur la république et la démocratie, sur le mode de développement souhaitable et sur le statut de la nature. Autrement dit, le géopolitique cède le pas au politique, ce que veulent empêcher à tout prix les tenants du communautarisme d’État. En Europe et singulièrement en France, l’extrême-gauche et l’extrême-droite défendent les mêmes positions typiquement « réalistes » : elles refusent l’idée qu’il puisse y avoir des valeurs en politique étrangère, exigeant une interprétation nationaliste de l’intérêt national. Lors du débat entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour8, leur convergence sur ce point était frappante. Qu’ils aient un fondement biologique (sexe, race), religieux (transcendant, immanent) ou étatique, les néo-communautarismes confirment dans toute leur variété leur incompatibilité avec tout horizon progressiste.

Dans l’ensemble, la société des individus, une notion construite par Norbert Elias9 qui n’est pas sans faire écho, en politique, à la « multitude » de Benedict Spinoza10, renforce simultanément la société, les individus et leurs interactions. Elle change le rapport de l’espace au politique dans au moins deux registres. D’abord, elle brise les allégeances communautaires traditionnelles et rend les individus libres mais comptables de leurs choix. Ensuite, elle déplace l’horizon de la justice vers la rencontre entre développement de l’individu et développement de la société. L’ère des communautés, enrôlées en tant que « masses » dans l’industrie dévorante ou l’État-hubris, agonise. Ensuite, elle s’écarte des impasses de la morale11.

Le monde moral se fondait sur des antinomies. Une antinomie est une contradiction indépassable conduisant à des dilemmes. De brillants cinéastes, comme Ashgar Farhadi, qui dépolitise la critique sociale par la morale et parvient à amadouer la censure iranienne, ou Jean-Pierre et Luc Dardenne, qui s’inscrivent clairement dans la tradition catholique du commandement transcendant et du sacrifice volontaire, s’en sont fait une spécialité.

Or il n’y a pas d’antinomie entre les gouvernements des différents échelons de territoire. Du local au mondial, le fédéralisme organise dans l’égalité l’appartenance de chaque citoyen à plusieurs sociétés politiques. Il n’y a pas non plus d’antinomie entre solidarité et responsabilité : les projets de développement produits par une société locale peuvent d’autant plus bénéficier du soutien d’un territoire plus vaste qu’ils sortent de la logique de la dette perpétuelle, du guichet et du robinet et, au contraire, assument le choix de prendre leur destin en main et d’agir sous le regard des citoyens d’espaces englobants qui apportent leur appui au projet. Il n’y a enfin pas d’antinomie dans l’habiter : l’urbanité – et en son cœur, l’espace public – déploie chaque jour un mode d’habiter qui valorise à la fois la liberté de l’individu et l’adossement à une société en mouvement.

Le monde éthique se caractérise comme une méthode de dépassement dynamique des contradictions, par laquelle les citoyens s’affirment comme inventeurs des règles communes et assument l’historicité de ces inventions. Le passage par l’espace nous permet de mieux comprendre pourquoi une quatrième antinomie, celle entre la liberté et l’égalité, a perdu son sens, ne résiste pas à l’émergence de l’éthique : l’égalité d’accès se situe comme une condition (et non comme une alternative) de la liberté d’inventer sa vie géographique.

Dans l’univers éthique, les normes imposées laissent la place aux valeurs inventées, au jour le jour. L’enjeu, c’est le développement conjoint des personnes et de la société. Cela signifie que la construction d’universalités ne passe plus par l’effacement des différences choisies et construites par chacun. Tout au contraire, l’universel et le singulier deviennent deux manières de dire la même chose : telle est l’équation, tel est le défi du tournant éthique.

La politique comme cospatialité légitime

Cependant, le curseur gauche-droite s’était agencé pendant plus d’un siècle en une opposition morale entre ceux qui voulaient plus ou moins de redistribution publique de biens privés. En passant à côté des enjeux actuels (la coproduction de biens publics et le tournant éthique), le rapport gauche-droite perd de sa pertinence et les citoyens ne se font pas faute de le rappeler. La droite européenne s’est fracturée entre conservateurs, réactionnaires et totalitaires. Elle a perdu ceux qui se voyaient comme modérément ouverts au changement. En se crispant sur le passé, la gauche s’est éloignée d’une démarche progressiste12. On le constate dans l’incantation désespérée aux « classes » marxiennes, un recours qui, désormais privé de la perspective de leur dépassement, se limite à brandir le joker du « néolibéralisme » chaque fois qu’on ne comprend pas ce qui se passe et à gérer défensivement ce qui reste des castes comme une rente politique en voie d’épuisement.

Quand il s’énerve contre les citoyens qui fuient ses sommations, l’utopisme devient une composante de la pensée réactionnaire, les références à un âge d’or du passé ou à un futur abstrait agissant de la même manière. Si l’on ose, au contraire, repartir des Lumières, le progressisme peut être vu comme une ambitieuse avancée vers le mieux tel que les citoyens le définissent, qui impose de vérifier à chaque instant sa contemporanéité. Les activistes porteurs d’un nouvel animisme qui voudraient sauver la Terre en brutalisant le Monde rêvent de pêcheurs repentants, non de citoyens. Or la politique n’est pas l’écrasement des urgences des autres par les miennes, car si tel était le cas, je mettrais en danger la possibilité même d’une vie politique. Il s’agit plutôt de rechercher la commensuration légitime des priorités. Pour que cette légitimité soit aussi audacieuse que possible, il faut donc oser la complexité, condition théorique de la lisibilité du monde au temps des acteurs. Cela prend du temps, mais, tout compte fait, bien moins que l’exaspération et le sectarisme.

Géographiquement, cela veut dire que rechercher la victoire d’une couche d’espace sur une autre ne sert à rien : c’est la rencontre réussie entre toutes les strates qui font société ensemble qui peut servir d’horizon. Les enjeux portent alors sur la cospatialité : problèmes mondiaux/gouvernement mondial, société civile/société politique, Monde/Terre. Quelle est la résonance désirable entre ces couches d’espace et avec quelle méthode peut-on espérer y parvenir ? Telles sont les questions typiquement géographiques qui se posent à l’humanité, ce peuple citoyen de la société-Monde.

Ce que dit l’espace du politique, c’est aussi ce que l’espace dit au politique. Et ce que l’espace dit au politique, c’est ceci : être progressiste aujourd’hui, c’est, au propre comme au figuré, donner au politique tout son espace.

1Jacques Lévy, Géographie du politique, Odile Jacob, Paris, 2022.

2Jacques Lévy (dir.), Atlas politique de la France, Autrement, Paris, 2017.

3Jacques Lévy, Géographie du politique, op. cit.

4Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille, Ana Póvoas, Théorie de la justice spatiale, Odile Jacob, Pais, 2018.

5Amartya Sen, L’idée de justice, Flammarion, Paris, 2010.

6Pierre-Michel Menger, Le travail créateur, Gallimard-Seuil, Paris, 2009 ; Jacques Lévy, Shin Koseki & Sartoretti, Irene Sartoretti, « Des espaces de l’inégalité scolaire », Éducation et Formations, no 102, juin 2021, www.education.gouv.fr/les-territoires-de-l-education-des-approches-nouvelles-des-enjeux-renouveles-education-formations-32374; Jacques Lévy, Géographie du politique, op. cit.

7Jacques Lévy, L’humanité : un commencement, Odile Jacob, Pais, 2021.

8BFMTV, 23 septembre 2021.

9Norbert Elias, La société des individus, Fayard, Paris, 1991.

10Benedict Spinoza, Traité politique, trad. Émile Saisset, Charpentier, Paris, 1861, https://fr.wikisource.org/wiki/Traité_politique

11Jacques Lévy, L’humanité : un commencement, op. cit.

12Jacques Lévy, 2019, « La gauche et le progressisme : du pléonasme à l’oxymore », AOC, 26 août 2019, https://aoc.media/analyse/2019/08/26/la-gauche-et-le-progressisme-du-pleonasme-a-loxymore