Les métamorphoses de la solidarité

 

Du don des particuliers à l’investissement social et environnemental des entreprises, chacun veut aujourd’hui apporter sa contribution à un bien commun difficile à cerner tant les offres sont multiples, toutes susceptibles de permettre d’occulter un quotidien sinistre ou l’image dégradée des entreprises capitalistes. Les propositions et les intentions pour faire du Bien abondent et s’affichent à grande échelle. Charité, don, générosité, altruisme, désintéressement… Ces mots anciens masquent en partie des pratiques nouvelles et l’émergence de marchandises morales qui sont porteuses de valeur économique et de flux financiers à grande échelle dans un marché du bien florissant et beaucoup moins volatil que la bourse. On essaiera ici de proposer quelques repères historiques et idéologiques susceptibles d’éclairer ce champ de bonnes intentions et de bonnes actions qui ne sont pas univoques mais par nature, ambivalentes. On abordera d’abord le marché humanitaire hérité du siècle passé, puis la place croissante des entreprises. Ces dernières constituent un phénomène tout récent, porteur de mutations profondes, sociales et idéologiques qu’on tentera d’analyser.

Le marché humanitaire

Les grandes ONG humanitaires sont des entreprises de moralité selon l’expression de Rony Braumann. MSF, ACF, Médecins du monde, pour citer les plus connues, se sont développées dans le contexte des années 80 et de la fin de la guerre froide, suivant la dynamique de l’urgence et plus précisément, de l’urgence médicale (les french doctors type Kouchner). « Pas de pleurs, du cœur », lisait-on en 1985 sur les murs du métro, devant la photo d’enfants éthiopiens faméliques. Grâce aux mailings et à des stratégies médiatiques efficaces, un capital émotionnel considérable fut accumulé, qu’il s’agissait de transformer en dons des particuliers, en capital financier, pour la réalisation des missions humanitaires. Longtemps fixé sur l’hémisphère sud, le malheur d’autres lointains, le ressort compassionnel des donateurs a fléchi dans les années 90 pour se rapprocher de la pauvreté de proximité, découverte tardive de la fin des Trente glorieuses. Désormais, les bailleurs multilatéraux, l’Union européenne en particulier, ont pris en partie le relais des donateurs dès lors que l’action humanitaire, la gestion des camps de réfugiés sont devenues des enjeux géopolitiques majeurs. Se côtoient sur le terrain des sauveteurs de la même nationalité que ceux qui bombardent.

De son côté, la forme du don évolue. Désormais, devant les gares ou les grands magasins, de jeunes étudiants en blousons flashants mentionnant une ONG arrêtent le passant pour lui proposer de souscrire un abonnement mensuel ou trimestriel par prélèvement automatique de leur don. Au pire, un seul don ponctuel est accepté. Ce phénomène amène à considérer de telles pratiques comme portant sur la vente de marchandises morales. L’offre se substitue à la demande lorsqu’elle a lieu dans la rue. Le donateur s’acquitte d’une taxe de moralité gratifiante et il délègue la réalisation d’une bonne action à une organisation spécialisée, performante, compétente, coûteuse.

La consommation de marchandises morales par nos contemporains semble donc avérée, tout comme l’existence d’un marché de la compassion, géré comme tel. On relève l’absence totale d’engagement du donateur, sinon en termes purement financiers. Toutes les causes humanitaires se valent-elles et peuvent-elles se vendre ? Une sorte d’hygiène morale se profile qui finance par délégation des soins (care) à des tiers, plus ou moins lointains, qu’on ne verra jamais qu’à la télévision. Les donateurs d’aujourd’hui donnent de moins en moins en purs dons. Ils s’acquittent d’un impôt de moralité et acquièrent un certificat de dignité morale à la hauteur de leur budget. Le don ne signifie plus la perte de quelque chose mais un simple échange, avec l’acquisition d’un petit bien en retour. De là à parler d’un investissement, il n’y a qu’un pas, que les entreprises vont franchir allègrement.

Investir dans la moralité

« L’éthique du capitalisme fait de votre succès un don et la morale veut que vous le rendiez à la communauté », note Arnaud Leparmentier1. Cette logique, typique des fondations américaines, n’est plus celle qui fait suite à l’affirmation de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Il ne s’agit plus de retour sur gain, de pourboire, mais d’investissement programmé en amont d’une performance sociale ou environnementale. Le rapport Notat-Senard du 9  mars 2018 doit contribuer à la loi PACTE, qui sera présentée au parlement en juin  2018. Il s’inscrit dans la tentative contemporaine d’une difficile sortie de l’affrontement capital/travail des XIXe et XXe  siècles. La fin de l’URSS n’a pas apporté la « démocratie de marché » qui devait être livrée clés en main, mais la crise financière de 2008 et le creusement de plus en plus explosif des inégalités.

Jean Jaurès écrivait en 1893 : « Au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. » Cette « question sociale » qui porte sur le partage des richesses et revient en boucle, dérange beaucoup de monde aujourd’hui par sa rémanence et son insistance. Les inégalités sociales sont mortifères mais on fait bien peu pour y remédier concrètement. Les conditions qui président à la création de valeur et à son partage sont toujours séparées, ce qui arrange le MEDEF, mais indique de gros nuages à l’horizon et une instabilité honnie par les entreprises et le marché.

C’est dans ce contexte que s’inscrivent les timides tentatives actuelles de modification du Code civil et d’inscription d’objectifs sociaux et environnementaux par les entreprises. Il s’agirait d’humaniser et de socialiser l’entreprise en lui confiant un rôle profondément civilisateur pour la société.

De l’entrepreneur de  soi  même à l’entreprise civilisatrice

On qualifie de montée de l’individualisme l’allègement relatif des rapports prescrits par la société. La centralité du sujet individuel résulte du consumérisme qui fait du consommateur, ou du client, la cible privilégiée de tous les matraquages publicitaires, numériques, médiatiques. De là résulte la fiction de l’entrepreneur de soi-même qui permet d’entretenir l’illusion de la liberté de choix pour le consommateur enchaîné. Être entrepreneur de soi-même, c’est entretenir l’illusion d’une souveraineté individuelle dans un océan d’aliénation. C’est vouloir se construire un statut social et économique comme une entreprise acquiert une position par ses performances dans un univers de concurrence. Micro-crédits, micro-entrepreneurs, entreprendre semblent être les maîtres-mots contemporains et même notre président de la République entreprend et gagne à partir de presque rien, ni parti, ni argent propre. Une start-up politique emblématique… L’audace devient une vertu cardinale, comme l’innovation et la disruption, une chance permanente.

De tels stéréotypes et scories néolibéraux ne s’appliquent pas seulement aux individus invités en permanence à réussir et entreprendre. C’est aussi l’image des start-up performantes, des petites entreprises qui veulent devenir moyennes, des pauvres qui rêvent d’être riches et qui, en cas d’échec, subissent des frustrations égales au mirage qui les a engendrées. L’entrepreneur est devenu un héros civilisateur dans ce contexte où la réussite individuelle éclipse les normes et les institutions ainsi fragilisées. La concurrence, la course à la performance ne sont plus seulement des objectifs économiques mais des normes sociales. Pierre-Yves Gomez, directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises écrit : « Redonner du sens à l’entreprise, c’est répondre à trois questions : à quoi sert ce que je fais dans l’entreprise, à quoi sert l’entreprise elle-même et en quoi construit-elle une société ?2 »

Construire une société à partir de l’entreprise. L’ambition est déclarée. Elle suppose que le marché fasse de plus en plus société, que ses règles deviennent celles de la société et  imprègnent les rapports sociaux comme normes. Cela suppose, évidemment, que l’entreprise se déclare et s’affiche préoccupée par le « social » et l’environnement et que les dégâts observés dans ces domaines se transforment en gentils soins (care).

L’inclusion des parties prenantes dans  l’écosystème

Les normes de bonne gouvernance, toutes issues de la gouvernance d’entreprise et des écoles de commerce qui forment et formatent les cadres d’entreprises, publiques ou privées, se présentent comme la somme des normes permettant de bonnes performances, non plus seulement de l’entreprise, mais désormais de la société devenue une vaste entreprise économique, sociale, environnementale. Dans ce contexte, l’État n’est lui-même qu’une vaste entreprise dont le caractère public modifie de moins en moins la gestion. D’ailleurs, on « pantoufle » à grande échelle du public au privé et une caste étatique totalement privée irrigue les artères du pouvoir. À l’origine, la notion d’écosystème est environnementale, mais elle est devenue la métaphore de tous les ensembles complexes, de toutes les totalités composées de parties prenantes (stake holders) qui doivent participer et être inclus dans la bonne marche de l’ensemble (entreprise, société, État, planète). Ce modèle participatif et inclusif, selon les vocables employés, présente l’avantage de sembler démocratique, si l’on ne s’interroge pas sur les conditions de sa mise en œuvre. Derrière ces formules ou slogans apparaît un nouveau pilotage de l’action collective via la gouvernance d’entreprise, dont les normes sont appliquées tous azimuts, jusqu’à la butée de l’affrontement avec les mouvements sociaux, c’est-à-dire, avec une partie de la société civile peu disposée à participer et à s’inclure contre des promesses, quitte à passer pour passéistes.

Un tel modèle de gestion, celui de la gouvernance d’entreprise, est aujourd’hui appliqué sans discernement à toutes les organisations, jusqu’aux associations de travailleurs sociaux, sommées elles aussi de faire du chiffre et de cacher ces SDF, ces réfugiés et migrants qu’on ne saurait voir. La gouvernance d’entreprise, hégémonique, est devenue gouvernance sociale. Son efficacité et sa légitimité n’ont plus à être justifiées dès lors que tout cela est naturel car naturalisé dans l’usage du terme écosystème pour inclure n’importe qui ou n’importe quoi. L’environnement ne se discute pas. On est dedans. En se présentant comme instrument de gestion de toute organisation ou collectivité par le modèle unique de gestion d’entreprise et les outils associés de la bonne gouvernance, c’est un programme idéologique complet et totalisant qui est mis en œuvre. Pour être efficace, il doit être appliqué intégralement, toute hésitation générant des risques et la gestion des risques demeurant in fine l’ultime projet d’un tel projet de système.

L’inclusion des contribuables dans la dette publique est emblématique de ce système ou chacun est attaché, capturé, sauf à tomber dans la dissidence. La dette désormais généralisée fait lien et produit des obligations (bonds). Dans cet univers financiarisé, l’industrie de la dette est hautement inclusive. Elle produit une perte manifeste de souveraineté tant de la part des États que des citoyens consommateurs. L’environnement économique de l’entreprise, devenu hégémonique, montre que l’économie et l’entreprise qui en est l’outil ont colonisé l’environnement. Désormais, entre la planète en danger et les entreprises salvatrices, la porte semble ouverte pour affirmer que l’entreprise doit devenir un bien commun et à en croire certain, elle le serait déjà.

L’entreprise comme  bien  commun

La crise de 2008, si elle est bien d’abord financière, est aussi une crise de gouvernance. Elle est aussi la crise du capitalisme des actionnaires qui, depuis cette date, tente d’améliorer l’image d’un affrontement historique entre pouvoir et subordination ou exploitation.

La crise des subprimes n’a pas éteint le modèle mais elle l’a fragilisé, bien que l’endettement ait de nouveau rebondi. C’est pourquoi de nombreuses publications évoquent une socialisation de l’entreprise pour le plus grand bien de la société. Il s’agit de placer ou de replacer l’entreprise « au cœur de la vie sociale », de « réconcilier rendement social et rendement financier », de « marier entreprise et société civile » pour les plus osés. L’intitulé du livre de Jean-Marc Borello, président du groupe SOS, Pour un capitalisme d’intérêt général3, donne la mesure de l’ambition et son ambiguïté.

Deux types de regards alimentent ces réflexions. D’une part, un regard interne aux entreprises qui, en souhaitant les mettre plus explicitement au service de la société, vise à redorer leur blason et à développer le pouvoir et l’emprise dont elles disposent. Mesurer la part des convictions humanistes et celle de la stratégie serait vain. D’autre part, beaucoup d’auteurs campent sur des positions d’un idéalisme émouvant, qui annonce un futur radieux sous la tutelle des entreprises devenues attentives aux humains, à la société, à l’environnement. C’est ainsi que l’entreprise serait un bien commun ou presque un commun naturel, comme l’air ou l’eau et que le pluralisme du débat démocratique pourrait être avantageusement remplacé par la gestion des parties prenantes dans la lumière d’une gouvernance irénique. Remplacer les share holders (actionnaires) par des stake holders (parties prenantes) ne va pas de soi. Cette substitution s’inscrit dans des stratégies de management complexes dont l’objectif final est de sortir du carcan de l’affrontement entre le capital et le travail et, à plus long terme, de piloter la société comme une entreprise en quête de performances sociales et environnementales, en plus des objectifs économiques de profits inscrits dans ses statuts. Les actionnaires ne sont plus les seuls partenaires. Toutes les parties prenantes sont invitées, y compris les salariés, qui doivent y retrouver sens et dignité.

Ce discours de DRH, largement tactique, se double, chez certains ingénieurs en management, de la vision d’une nouvelle solidarité résultant non plus de mouvements sociaux mais d’une expansion partagée entre les parties, à l’image des anciennes corporations, modèles de cohésion et d’engagement collectif. L’entreprise devient ainsi un dispositif de création collective, un pari ou un investissement sur le futur, le moteur de la société.

Présumé en mal d’utopie depuis la fin du XXe  siècle, le monde contemporain hérite de la gestion de deux faits concomitants. D’abord, la montée d’inégalités à terme insupportables, escamotée par les multiples offres « gagnant-gagnant » proposées aux clients comme aux entrepreneurs, de toutes les marchandises possibles, c’est-à-dire vendables. D’aucuns parlent de « s’approprier le futur », ce qui désigne manifestement une approche mystique ou une utopie.Créer de la valeur et la partager dans un même mouvement, dans le cadre d’un management stratégique et d’une gouvernance renouvelée, paraît un projet séduisant à condition d’occulter un certain nombre de contradictions et de difficultés. À commencer par la dimension fondamentalement politique – et non pas seulement économique et technique – du partage des richesses qui fonde la construction du lien social et de la société. C’est donc la démocratie politique qui est interrogée.

OPA sur la société civile

L’entreprise peut-elle devenir l’ultime entité politique ou post politique ? Cette question est légitime si l’on mesure les ambitions évoquées par les managers du futur. À l’exception d’États autoritaires et fascisants, l’impuissance publique s’étale au grand jour et fragilise le modèle démocratique hérité du passé. La privatisation des services publics, la délégation de l’action sociale à des associations, sont à l’échelle d’une perte de souveraineté des États et de l’émergence populiste de souverainetés caricaturales ou ubuesques. À des citoyens consommateurs en quête éperdue de souveraineté, le monde politique n’a que la figure du chef à proposer dans de trop nombreux pays. Habitués à être des clients par prélèvements automatiques, les citoyens-consommateurs d’aujourd’hui ne voient pas beaucoup de mesures susceptibles d’alléger leur fardeau quotidien. Sauf celle de l’entreprise salvatrice qui propose rien de moins qu’un nouveau contrat social où s’échangent de la souveraineté politique perdue comme citoyen contre une participation inclusive comme partie prenante d’une aventure économico-financière globale, d’un gagnant-gagnant universel, d’une parfaite gestion des risques au prix de l’interdépendance consentie, d’une domination et d’une exploitation douces, comme les abonnements souscrits et les prélèvements signés.

Le pluralisme du débat démocratique antérieur, la diversité de la société civile, constituent des obstacles à une saine gestion managériale des sociétés. Dès lors, se dessine une OPA de l’entreprise sur la société civile exposée à être colonisée quand le marché se substitue progressivement à la société. Comme c’est le cas aujourd’hui. Dans le triangle État-Marché-Société Civile, le marché et les entreprises réduisent l’État à ses attributs régaliens, à l’endettement et font une OPA permanente sur la société supposée se plier aux « lois du marché » pour éviter l’instabilité politique potentiellement produite par un débat pluriel. Le marché fait figure de partition et les chefs d’entreprise de chefs d’orchestre. Seule l’expression calibrée attendue des parties prenantes est utile à cette bonne gouvernance. Son mode d’emploi est partout affiché, comme une promesse de résultats… au prix de quelques sacrifices toujours temporaires. Les lendemains chanteraient-ils de nouveau ?

L’enterrement de  la  question sociale

Portée par la question sociale, celle du partage des richesses, les lendemains qui devaient chanter au XXe  siècle sont programmés pour chanter la bonne gouvernance des entreprises au XXIe  siècle. L’hégémonie du marché rend crédible cette prétention. Dans l’univers de concurrence exacerbée et sauvage qui règne, face aux dérégulations en cascade qui frappent les protections sociales, les politiques se mesurent en coûts financiers plutôt qu’en choix politiques, qui ne durent que le temps d’une élection. Cette évidence rend passablement abstraites les promesses faites aux parties prenantes. Elle ramène à la question du partage des richesses que le marché est bien incapable de maîtriser, emporté par sa folle dynamique, incontrôlable et algorithmée.

De nos jours, les conflits sociaux sont davantage abordés en termes de coûts des mesures que de droits, ce qui constitue une rupture majeure. Dès lors que ne sont envisageables que les mesures sociales susceptibles d’être financées, cette contrainte transforme le dialogue social en monologue comptable. Au nom des contraintes économiques et financières plus qu’économiques qui ont existé de tout temps, la question sociale tend désormais à être enterrée, ouvrant une époque, non plus de conquêtes sociales, mais de perte progressive des droits acquis au profit de primes à la performance individuelle et collective des parties prenantes. À l’évidence, le cadre pertinent n’est plus celui de la société globale mais celui de l’entreprise qui fait société. Capital et travail ne sont plus en conflit. Le capital tente d’avaler le travail.

Des droits aux services : l’investissement social et environnemental des  entreprises

Les fondations philanthropiques sont exposées à voir leurs fonds diminuer avec le développement des « entreprises à mission » et des fondations actionnaires, timidement évoqué dans la loi PACTE, mais largement discuté dans les business schools. Rappelons que cette inscription optionnelle, dans les statuts d’une entreprise, d’une mission sociale ou environnementale, permet à une entreprise de développer durablement une stratégie dans ces domaines qui ne rentrent pas dans le cadre de la création immédiate de valeur et de profits pour les actionnaires. Il s’agirait d’investissements profitables pour la société et non plus pour les seuls actionnaires.

Les entreprises privées s’affirment de plus en plus comme plus efficaces que l’État dans les transports publics, les services sociaux… bientôt, éventuellement, la police. En outre, l’État est pauvre et endetté dans de nombreux pays, ce qui valide encore l’affirmation. Dans plusieurs pays, des entreprises ont investi leurs fonds dans des prisons, des hôpitaux, des écoles, c’est-à-dire des biens publics, pour en optimiser la gestion et les performances. De tels engagements sont réalisés soit en partenariat avec l’État, soit directement contre concession de bénéfices dans le temps, à l’image des autoroutes en France. EDF investit en Afrique pour électrifier les zones dépourvues, des bénéfices futurs étant escomptés et précisément programmés. La conquête de marchés est plus évidente que la moindre philanthropie. Quand l’État ne peut pas, vient le marché et les entreprises qui disposent des moyens financiers à l’échelle requise. Ces nouveaux marchés annoncent l’inclusion de futurs clients, et les services sociaux rendus sont aussi des promesses d’abonnement non seulement à l’électricité mais à tous les biens et services produits.

La finance éthique, sous le label d’ISR (investissement socialement responsable), connaît un vif développement parmi les produits financiers. Elle sert des taux de rendement proches des fonds classiques. Car la vertu est devenue un critère bien partagé, tout comme elle est un impératif de la bonne gouvernance. L’impact social des investissements évoqués fait parfois l’objet d’obligations (social impact bonds) qui garantissent le retour sur investissement.

Ainsi, un phénomène de moralisation de la finance apparaît, qui se double d’une financiarisation de la morale. Les services dispensés dans le cadre de ces stratégies, sociaux, environnementaux, réparent des blessures antérieures et présentes provoquées par les entreprises, en termes d’exploitation ou de pollution. L’entreprise transforme son image pour devenir un acteur de soin (care), attentionné et producteur de bien-être pour ceux qui sont solvables et à l’occasion, marginalement, pour quelques-uns qui ne le sont pas mais passeront à la télévision. Parce que les services bienveillants produits par les entreprises ont un prix et un coût, y accéder n’est plus ou n’est pas un droit. C’est une reconnaissance d’inclusion, ce qui n’est pas négligeable quand le marché fait société et qu’il prend la société civile tétanisée en otage.

Du don humanitaire aux investissements financiers, sociaux et environnementaux des entreprises sont nées des marchandises morales dont les guichets de distribution sont nombreux aujourd’hui. Comme si les inégalités sociales croissantes rendaient urgents, sinon une moralisation, du moins un discours de responsabilité morale civilisée proféré dans un océan de concurrence et de violence générale.

La question du partage des richesses demeure à la source de toutes ces dérives et l’enterrer ne lui apporte pas de solution durable. Les promesses d’un monde meilleur sont légion et la plupart sont des miroirs aux alouettes, comme le gagnant-gagnant. Dès lors que la société civile est envahie et colonisée par le marché, l’entreprise devient un héros civilisateur, emblème d’une démocratie post-politique où les élections se jouent avec des intrusions numériques, où le débat est remplacé par des bougies allumées et des communions émotionnelles, où les investissements sur le futur capturent en amont la vie des gens en les incluant dans une gouvernance si parfaite qu’elle est sans issue, dans un business plan où ils ne sont que des figurants.

Mais où est donc passé l’intérêt général, et qui se l’est approprié ? La réponse est inscrite au fronton d’une usine chinoise en grandes lettres rouges : Le marché, self-service du bonheur.

1Le Monde, 2 mai 2018.

2L’Express, 12 juillet 2016.

3Débats Publics, janvier 2017.