81. Multitudes 81. Hiver 2020
Majeure 81. Kinshasa Star Line

Champ politique et champ musical populaire
Parallèle entre deux espaces de compétition à Kinshasa

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L’objet de cette brève réflexion consiste à établir des homologies structurales entre deux espaces sociaux, pris pour des champs – au sens bourdieusien du terme –, apparemment éloignés, mais en réalité si proches dans leur fonctionnement, particulièrement dans le contexte de la société kinoise. Aussi, je prends la liberté de titiller l’esprit du lecteur à travers une courte analyse comparative du fonctionnement des scènes politique et musicale congolo-kinoises.

Pareille entreprise trouve toute sa pertinence, primo, dans l’inventivité effrénée de la scène musicale kinoise qui a toujours servi d’identité et à l’identification de la nation congolaise ; et dans le rôle parfois controversé joué par les artistes pris pour des héros civilisateurs à l’origine de la ville capitale. Secundo, dans le fait que la scène politique congolaise a tout le temps été émaillée de compétitions convulsives que semble recycler la scène musicale. Au final, en RDC, le politique et le musical constituent deux jeux similaires dont l’arène la plus enflammée demeure Kinshasa.

Plusieurs catégorisations conceptuelles permettent de structurer cette comparaison : la compétition, le leadership et la personnification, la stratégie de subversion ou la culture du clash et de la dérision, le soutien des supporters, le débauchage, la cartellisation et l’ethnicisme, la scission. En fin d’article, j’établirai une synergie entre les deux scènes.

Parallèle entre la scène politique et la scène musicale populaire
La compétition

La compétition est l’essence de tout champ, fonctionnant ainsi comme un champ magnétique. Elle porte sur un conflit de valeurs ou d’intérêts. Dans le champ politique congolais moderne, les luttes traversent l’histoire nationale – des luttes pour l’Indépendance à celles postcoloniales au cours desquelles l’adversaire n’est plus l’ancien colonisateur, mais le rival politique, si ce n’est le pays voisin ou lointain. Des partis, nombreux, « sans base doctrinale, simples appareils à briguer des postes » (Weber 1959:150) s’affrontent lors du tournoi électoral autour des suffrages pour occuper des sièges au Parlement et gérer des entreprises publiques. Le champ politique congolais est dominé par des boss plutôt que par des leaders (pour reprendre une distinction de Weber), engagés dans la lutte portant sur les intérêts et non sur les valeurs.

De son côté, le champ musical populaire congolais reste très compétitif. Joseph Kabasele et Franco Luambo ont évolué dans une rivalité qui a tracé la tradition permettant de comprendre la guéguerre actuelle entre les chanteurs Innos’B et Gaz Mawete, par exemple. Les règles du jeu politique sont bien définies, notamment à travers la loi électorale qui régule les joutes des candidats à un poste électif précis, les critères d’âge, de casier judiciaire, de nationalité ; mais sur la scène musicale, rien n’est défini à propos des normes de compétition, parfaitement intériorisées par les acteurs. Les vedettes s’affrontent à travers les charts (hit-parades), autour des disques d’or ou de platine ; les normes de la compétition musicale traversent plusieurs champs ou sous-champs : celui de l’édition musicale, du monde médiatique, etc. Aussi l’enjeu sur le plan politique n’est-il pas le même dans le champ musical, même si le pouvoir symbolique (succès, vedettariat) est aussi recherché sur la scène politique.

Le leadership et la personnification

Le leadership est un enjeu commun aux champs politique et musical. Il peut se définir comme l’exercice de l’ascendant ou de l’influence sur l’autre. À ce titre, la scène politique reste truffée de leaders charismatiques allant jusqu’à personnifier les institutions et groupements politiques. Sans tomber dans une généralisation abusive, les dirigeants de parti politique en RDC sont considérés comme des leaders charismatiques au point que leur disparition entraînerait à coup sûr celle des partis qu’ils incarnent. Parti unique au départ avant de s’engager dans le tunnel du multipartisme, le Mouvement populaire de la Révolution (MPR) est « mort » avec Mobutu qui s’emmitouflait du titre ronronnant de « président-fondateur1 ».

Par ailleurs, la gestion démocratique de parti risque d’être un vain mot : on escamote « des questions essentielles comme l’enrichissement stratégique du projet de société, la mobilisation de différentes ressources nécessaires pour des actions du parti, la formation idéologique des membres, la conscientisation de l’opinion, l’encadrement des élus […] » (Kuna Maba et Tsambu Bulu 2017:74-75).

Aussi oublie-t-on la délégation de pouvoir, et ne se concentre-t-on que sur les menaces qui pèseraient sur sa conservation. Le mandataire de l’État ferait de même au lieu de s’engager dans une gestion orthodoxe de l’entreprise étatique à sa charge.

Sur l’espace de la musique populaire, les patrons de groupe, à l’instar de Mobutu, s’autoproclament « présidents-fondateurs », leaders charismatiques qui ne consentiraient qu’à un simulacre de délégation de pouvoir auprès de serviteurs fidèles et prébendés, de sous-traitants ou sous-fifres ne disposant pour autant pas des moyens de leur politique (Weber 1959). La disparition du leader coïncide souvent avec celle du groupe musical pris pour une entreprise privée ou une propriété familiale soumise à une gestion paroissiale. L’épouse du « président-fondateur », ersatz de la Première dame en politique, peut empêcher une danseuse d’être sur la ligne chorégraphique lors d’un spectacle de grande envergure du groupe.

La stratégie de subversion ou la culture du clash et de la dérision

Bien que théoriquement la compétition ne rime pas avec le conflit, cas du potlatch ou de la kula, et exclut « les débordements de la violence non maîtrisée » (Ansart 1999:97), les chamailles de la scène politique mobilisent des stratégies de conservation du pouvoir, ou de subversion souvent discourtoises. Le code moral auquel sont soumis les compétiteurs électoraux, par exemple, n’est pas respecté à la lettre. Les stratégies de subversion s’appuient souvent sur la dérision, la parodie, la révélation par le challenger des preuves d’incompétence de l’autre, des quolibets parfois inspirés du champ musical. Dans les années 1990, l’« aigle de Kawele » (Mobutu) qui volait si haut dans l’azur qualifia de crapauds les opposants dont la bave ne pouvait l’atteindre. Et le notable politique katangais Kyungu wa Kumwanza, dans un élan xénophobe ou sécessionniste, compara les Kasaïens aux bilulu (insectes) après l’élection du charismatique Etienne Tshisekedi au poste de Premier ministre par la Conférence nationale souveraine. Mungul Diaka, un autre acteur politique, usa sans modération de la dérision contre le président Mobutu. La prorogation du mandat présidentiel de Joseph Kabila a donné lieu à ce que la scène hip-hop américaine appelle les beefs (quolibets), parfois mobilisés par des acteurs qui, en désespoir de cause, ont fini par rallier le camp de la Majorité présidentielle jusqu’à en devenir de fervents thuriféraires.

La culture du clash sur la scène musicale kinoise n’a aucun tribut à payer au hip-hop américain. Déjà dans les années 1950, pour Franco, enfant déscolarisé qui a connu le froid et la galère de la rue, miziki ezali po na daka-daka te, pour dire qu’« être clerc – allusion au chanteur Kallé, ancien sténodactylographe – ne rime pas avec la compétence artistique ». Le même Franco composa la chanson « Chicotte » en guise de riposte au missile « Faux millionnaire » du chanteur Kwami Munsi. « Likala moto » (braise incandescente) de Rochereau a constitué la repartie à « Toyebi nganga na bino » (votre féticheur est à découvert). Les feuilletons JB Mpiana versus Werrason, Koffi versus Wazekawa sont révélateurs du succès de ce jeu de défi et riposte.

À l’instar de la guerre West Coast East Cost et Chi-Raq 2 qui ont endeuillé les villes américaines, Kinshasa a entre autres déploré la mort du chanteur Al Patshino (sic) et le coup de machette assené sur la tête du guitariste Hono Kapanga après avoir été débauché du groupe Cultur’A par Koffi Olomide.

Les beefs, les escarmouches entre fans d’un camp et ceux de l’autre, l’instrumentalisation des champions et professionnels de la violence (armée, police, sportifs d’arts martiaux), la présence des gardes du corps, les défilés militaires…, voilà autant de manifestations matérielles et symboliques de la violence sur les deux espaces.

Le soutien des supporters

Le monde politique est plein de courtisans, débiteurs de propos flagorneurs qui n’aident souvent pas les hauts gestionnaires, jouant la carte du vedettariat, à se remettre en cause. Face aux rivalités qui opposent les politiques, les supporters choisissent bien leur camp, guidés par les affects plutôt que par la raison. Dès lors, des chants populaires, parmi lesquels des réadaptations des cantiques ou des chants rituels du pouvoir traditionnel, sont dédiés à leurs idoles, invoquant qu’elles « règnent » 100 années durant, prétextant que leur pouvoir est d’origine divine. La dictature au Congo-Kinshasa est depuis lors devenue une prière du peuple fanatisé.

Bras armé des stars musicales, les fans du chanteur JB Mpiana défendent religieusement, à l’instar des supporters politiques, la musique, l’image de leur idole en caricaturant celles de la star rivale. Le fiasco d’un concert est vite précédé du chiffre 1 (10 étant la meilleure note). La polémique fait partie du quotidien des fans en relayant dévotement les propos incendiaires de leur star contre un concurrent déclaré ou fictif. Comme en politique, ils collent souvent des sobriquets louant la gloire et la grandeur de leurs idoles qui s’en complaisent lorsqu’elles-mêmes ne s’en affublent pas : roi de la forêt, Igwe (chef traditionnel ibo), Le grand ninja, Papa sucre, El rey mago (le roi magicien), Salvatore della patria, Mopao Mokonzi (patron-chef)… face à Nkoyi mobali (homme-léopard, soit Mobutu), Lieder maximo (l’opposant historique E. Tshisekedi), Kiwuta (vipère), Mzee (le sage), Raïs, Fatshi-Béton, Fatshi-Acier, Autorité morale.

Voilà comment les aficionados musicaux se sont fabriqué des divinités laïques à leur mesure afin de faire le contrepoids aux stars politiques trop éloignées, observées par télescope. Mais les stars musicales elles-mêmes envient les politiques et les puissants du monde séculier comme spirituel auxquels elles empruntent leurs noms de scène : Monstre Kabange (Wazekwa faisant un clin d’œil à Joseph Kabila Kabange), Benoît XVI, Sarkozy (Koffi), Jésus de nuances.

Pourtant, il arrive, par adoption ou par baptême du public, que le contraire advienne : Ya Mokolo, sobriquet de campagne de Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville à une époque, était un emprunt au chanteur kinois Kester Emeneya ; « Igwe » désigne en RDC le chanteur Werrason avant d’identifier l’ancien sénateur J.-P. Bemba, etc.

Le débauchage

Le débauchage consiste, pour un salarié, à rompre unilatéralement et de manière abusive son contrat en se faisant embaucher par une autre entreprise. Les partis politiques ne sont certes pas des entreprises, mais ceux qui fonctionnent dans l’orthodoxie font signer des actes d’adhésion et de loyauté à leurs adhérents tenus au versement mensuel de leurs cotisations. Comme tout fleuve rêve de l’océan, excepté l’Okawango – fleuve endoréique qui échoue en delta dans le désert du Kalahari –, tout parti rêve du pouvoir et de sa conservation. Cependant, l’opposition politique, au Congo-Kinshasa, crie souvent famine et misère, outre l’absence de foi en l’idéologie du parti. Par conséquent, beaucoup de membres constituent des candidats au débauchage, en quête d’un fleuve dont les eaux se déversent dans l’océan. Regardez, par exemple, comment l’USOR (Union sacrée de l’opposition radicale) fut saignée à blanc par Mobutu en débauchant Birindwa, Mungul Diaka, Nguz, etc. Avec l’exode de ses lieutenants, l’opposition, même sous le régime de Joseph Kabila, se dépouillait chaque jour un peu plus de sa hargne.

Sur la scène musicale congolo-kinoise, alors que les groupes sont arrimés au modèle de l’entreprise, le contrat et le salariat restent quasi chimériques. Ce qui favorise le débauchage. Maître d’école de la rumba odemba (pure), Franco redoutait la concurrence avec Rochereau, épigone de l’école fiesta. Il recourait alors à la stratégie de débauchage des artistes en service chez Rochereau, à coups d’argent et de biens meubles.

En 1997, la scission de Wenge Musica BCBG TT 4 x 4 en deux ailes a provoqué ce jeu de débauchage. JB Mpiana Tshituka en fit les frais, lorsqu’en plein studio pendant la réalisation de son album TH (Toujours Humble), Werrason, après avoir empâté ses parents, débaucha le soliste Burkina Faso (Kasongo Kiamfu). Ce fut un coup létal qui retarda la sortie de TH au point de forcer l’ingéniosité verbale du porte-parole Mosaka. Ce dernier invitait alors les fans de Tshituka Héro – sens inversé donné à Toujours Humble – à adopter le modèle de patience affiché par les colporteuses de kongo bololo. Ces dernières, sous le régime de Mobutu – le Congo devenant Zaïre – continuaient à vendre à la criée leur feuillage médicinal sous la même appellation d’origine contrôlée : elles attendaient toujours l’arrivée de L.-D. Kabila afin de réhabiliter l’ancienne appellation du pays.

La cartellisation et l’ethnicisme

À l’époque coloniale, le Congo politique comptait des cartels dont la vocation était de constituer un front commun contre l’administration coloniale (Young 1968:105). Mais tout cela fut dilué dans un Front commun lors de la conférence de la Table ronde de Bruxelles pour l’indépendance du Congo en 1960. Différents cartels ou plateformes politiques ont été formés depuis les années 1990, d’abord en s’opposant au régime de Mobutu à travers l’USOR (Union sacrée de l’opposition radicale), puis, à la suite de débauchages et de restructurations, de l’USORAL (Union sacrée de l’opposition radicale et alliés), suivi de l’USORAS (l’Union sacrée de l’opposition radicale, alliés et société civile : Etienne Tshisekedi, Frédéric Kibasa Maliba…) face aux FPC (Forces politiques du conclave) regroupant Mobutu et les mobutistes en 1995.

À la veille des élections de décembre 2018, le cartel FCC (Front commun pour le Congo) luttera contre le cartel Lamuka (Réveillez-vous !), mais ce dernier sera vite fragilisé par les accords entre les cartels FCC et CACH (Cap pour le changement, issu de Lamuka) qui forment respectivement les majorités parlementaire et présidentielle actuellement au pouvoir.

Mais il y a une supra-cartellisation permanente à géométrie variable de la scène politique se fondant sur le clivage Est-Ouest du pays. Elle s’organise autour d’une épine dorsale : l’ethnicité. C. Young (1968:107) écrit : « Aucune étude sérieuse de l’évolution politique au Congo ne peut laisser de côté le difficile problème du «tribalisme», ou de ce que l’on peut encore appeler «l’éthnicité». » Celle-ci, à son tour, se fragmente dans les identités tribales ou sociolinguistiques internes.

Par ailleurs, dénommée d’abord FMC (Front des musiciens congolais), l’AMC (Amicale des musiciens congolais), surnommée en 2004 Maisha Park (nom du restaurant où se tenaient les réunions du front commun pour la défense des intérêts professionnels des artistes musicaux), constitue une réplique parfaite, soit un équivalent symbolique et parodique du système politique 1+43 sorti de Sun City. Le comité directeur de l’AMC (Blog de princembunga 2006), monté le 29 août 2005, porte à sa tête, en présence du ministre de la Culture et des arts Christophe Muzungu, un président, Papa Wemba, scotché de 4 vice-présidents : JB Mpiana (Rayonnement et relations internationales), Koffi Olomide (Stratégies et plan), Madilu (Finances), puis Tshala Muana (Socioculturel et mobilisation).

La fraction de l’African Fiesta en 1966 offre l’exemplum d’une cartellisation politique Est-Ouest du Congo musical : l’aile Nico-Déchaud (Kasaï) d’un côté et l’aile Rochereau-Izeidi-Faugus de l’autre (Bandundu). En outre, sans donc légiférer sur une cartellisation sous forme de regroupements polarisés des orchestres, la « guerre des stars » JB Mpiana / Werrason a entretenu des relents ethnicistes confrontant, à travers une flopée de quolibets, les Kasaïens, qualifiés de « riches diamantaires » mais d’« étrangers » à qui on ne peut pas vendre la « forêt », et les ressortissants du Bandundu, assimilés à la tribu yaka, traités de « misérables colporteurs de cacahuètes, incapables de s’acheter un CD », mais « originaires » (Tsambu 2004). D’autres artistes, ainsi que les médias musicaux, ont affiché des attitudes visiblement partisanes devant ce duel qui n’a pour autant pas embrigadé les émotions esthétiques de tous les mélomanes congolais dans la logique ethnurgique.

Face à l’espace politique cartellisé entre la swahiliphonie (Est)4 et la lingalaphonie (Ouest), l’espace musical a uni le peuple congolais. Par la bonne humeur dont elle émoustille le peuple en sollicitant ses affects ou émotions esthétiques, par l’aura dont elle entoure les artistes, la musique établit, depuis Kinshasa jusque dans le Congo intérieur, un consensus national symbolisé par le fleuve et ses affluents, et par le lingala, langue nationale par excellence, à côté des trois autres (kikongo, swahili, tshiluba), dont elle se sert le plus souvent. Musique de contestation souvent larvée, la musique congolaise est avant tout festive et masque son caractère politique.

La logique factionnaliste

Le débauchage n’entraîne pas la faction ou scission. Mais lorsqu’un membre ou sous-groupe quitte une formation politique ou musicale pour fonder un espace concurrent, souvent sous la bénédiction d’un sponsor (politique ou culturel), cela donne lieu à une scission. Des procès peuvent s’enchaîner autour de la dénomination. Wenge Musica BCBG TT 4 x 4 a mené la résistance face à Wenge el Paris et Wenge Kumbela, avant de s’éclater en Wenge Musica Maison Mère et Wenge BCBG en 1997. Chaque nouveau groupe se scinde, confirmant l’hypothèse d’un développement binaire, conflictuel, des groupes musicaux congolais.

En s’alignant sur le modèle d’African Jazz en 1963, peu de groupes ont échappé à ce principe de la division binaire conflictuelle qu’on retrouve aussi en politique. En utilisant le terme de « clan », la presse kinoise recourt à un pis-aller conceptuel à travers lequel elle met ensemble la souche et ses rejetons par faction : clan Wenge, clan Langa-Langa, clan Viva-la-musica. Pourtant, ce terme ne désigne pas toujours une généalogie formée par scissions : Wenge Musica qu’on place aussi dans le clan Viva-la-Musica ne renvoie pas à une filiation « biologique » mais esthétique – la dénomination « Musica » évoquant le culte de l’élégance, la finesse vocale.

Sortie officiellement le 15 février 1982, l’UDPS (Union pour la démocratie et le progrès social), premier parti d’opposition, est, dans une large mesure, à la base du multipartisme sous le régime de Mobutu. Mais sa structure est très dénaturée aujourd’hui depuis la fronde de Kibasa Maliba, le départ de plusieurs non-Kasaïens jusqu’à la naissance de fait de l’UDPS / Tshibala en 2017. Par ailleurs, la rivalité entre Nguza Karl-I-Bond (président) et Kyungu wa Kumwanza (un des vice-présidents), soit respectivement entre le Sud-Shaba / Katanga et le Nord-Shaba / Katanga, a scindé en deux parts l’UFERI (Union des fédéralistes et républicains indépendants).

Au niveau des cartels, le G7 (groupe de sept partis politiques issus de la Majorité présidentielle) fut lézardé. Tout récemment, pour faire court, l’AFDC-A (Alliance des forces démocratiques du Congo et alliés), un mini-cartel sous le leadership du sénateur Bahati Lukwebo, a subi un dédoublement par l’entremise de la députée Néné Ilunga Nkulu, ancienne secrétaire générale adjointe du parti AFDC restée fidèle au cartel FCC.

Pour ne pas conclure : la synergie entre deux champs de compétition

Si l’idée de départ était de montrer les similitudes, voire aussi les disparités entre le champ politique et le champ musical en m’appuyant plus sur la réalité kinoise, je refuse de conclure de manière définitive cet article. Je tiens plutôt à souligner la synergie entre ces deux espaces sociaux de pouvoir, que ce pouvoir soit politique ou symbolique. On peut observer que les agents ou acteurs musicaux demeurent souvent au service des acteurs politiques, devenant des dominés au sein de la fraction dominante. Les stratégies populaires de conquête ou de conservation du pouvoir sont telles que les stars de la chanson sont sollicitées dans le cadre du marketing politique ou social. Franco fut un grand griot politique de Mobutu, les campagnes électorales mettent souvent les artistes à la solde des politiques. C’est à travers des vedettes musicales que certains programmes sociaux gouvernementaux, à l’instar des campagnes de vaccination, sont lancés.

Après avoir servi la sphère politique, ou l’avoir critiquée5, les artistes, divinisés par leurs publics, rêvent de politique. Conscientes de leur capital social (fans) convertible en capital symbolique (célébrité), les vedettes musicales décident d’investir un champ politique congolais, confronté à la démystification de la fonction publique. Grand chantre des héros de l’Indépendance, possédant des affinités avec Lumumba, Grand Kallé fut nommé secrétaire à l’Information sous le premier gouvernement du Congo indépendant. À son retour d’exil, devenu leader de La force du peuple, le chanteur Tabu Ley s’engagea, lui aussi, en politique. Rentrée de Paris en 1997, Tshala Muana crée le Refeco (Regroupement des femmes congolaises) sous la bénédiction du président L.-D. Kabila, avant de siéger de 2000 à 2002 à l’ACL-PT (Assemblée constituante et législative-Parlement de transition). Dans la foulée, elle deviendra présidente de la Ligue des femmes du PPRD (Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie), sous la coupe du président Joseph Kabila. En 2011, elle essuie un échec aux élections législatives dans la circonscription urbaine provinciale de Kananga. Exceptionnellement avec Barbara Kanam, elles demeurent les seules divas de la chanson congolo-kinoise à s’engager dans les affaires d’État.

Au cours des compétitions électorales de 2011 et 2017, on a assisté à la ruée des personnages du monde musical vers la scène politique. Ils ont tous essuyé des échecs au point que certains observateurs ont, à tort ou à raison, qualifié ces ambitions politiques démesurées de malédiction pour le pays6.

Le fait que les vedettes du champ musical, souvent déscolarisées comme celles du football, arrivent sur le marché politique avec pour seul capital leur célébrité, explique ces échecs. Ce capital réputationnel, en tant que capital symbolique, ne se convertit pas en capital politique. Avant son élection à la Présidence du Libéria en 2018, les deux échecs électoraux de l’ancien « gamin des bidonvilles » de Monrovia, George Weah (Sylvestre-Treiner 2017) témoignent du même phénomène.

Quelques politiques ont tenté à leur tour d’investir le champ musical, en tant qu’amateurs ou professionnels. Thomas Sankara grattait à la guitare, le lumumbiste Antoine Gizenga composait des chansons. D’après Nimy Nzonga (2007), qui cite son biographe Erik Kennes (2003), L.-D. Kabila avait, bien avant sa vie révolutionnaire, un tel talent musical qu’il souhaitait même faire une carrière professionnelle au sein d’un grand orchestre de Kinshasa.

Alors que le champ politique se greffe à la culture d’élite, il semble puiser beaucoup de ses ressources d’action dans la culture populaire caractérisée par la tchatche, le bagout et la dérision : « Les cultures populaires sont de tradition orale, celui qui maîtrise la parole, celui «qui sait parler», sait aussi se faire respecter. » (Cathus1998 : 98) L’argumentation politique est même in fine du sophisme. Le démagogue ne s’arrête pas au discours, il recourt à la publicité, à la presse ou aux médias.

La culture du cow-boy (le western), est une culture populaire, celle du mythe des bouviers et pionniers américains, avant de devenir une culture de masse à Hollywood, inspirant la politique internationale américaine. Elle va vite faire florès dans le champ musical kinois (violence ou billisme, argot ou hindoubill, hexis corporelle et style vestimentaire particuliers) et plus tard dans le hip-hop américain. L’artiste et le politique congolo-kinois se comportent en Yankee ou Bill, en personnages de western s’emmitouflant de sobriquets exprimant une certaine violence.

Au total, l’autonomie de tout champ n’est que relative. Il faut donc souligner, au-delà de leur interdépendance, la forte dépendance des champs musical et politique au champ médiatique qui se comporte le plus souvent comme un pouvoir sur les pouvoirs. Évoluant en dents de scie, les rapports entre les deux champs et les médias sont soit harmonieux, soit conflictuels, à l’instar de ceux qu’entretiennent la politique et la musique elles-mêmes. La starisation en temps moderne passe par la mass-médiatisation. Conscients de leur puissance sur les esprits, les artistes et les politiques recourent aux médias pour la promotion de leurs œuvres, de leurs carrières et de leurs propres personnages.

Références

Ansart, Pierre, « Compétition », in André Akoun et Pierre Ansart, Dictionnaire de Sociologie,
Le Robert, Seuil, Coll. « Dictionnaires Le Robert / Seuil », 1999

Blog de princembunga, 2006, « Papa Wemba menace de démissionner de la présidence de l’AMC » https://princembunga.skyrock.com, 3 février 2020

Bretonnier, Lucas, 2012, « Youssoupha, rappeur apaisé », Le Parisien, 22 janvier, URL : leparisien.fr, 24 avril 2020

Cathus, Olivier, L’âme-sueur. Le funk et les musiques populaires du XXe siècle,
Paris, Desclée de Brouwer, Coll. « Sociologie du quotidien », 1998

Kennes, Erik (en collaboration avec Munkana n’Ge), Essai biographique sur Laurent Désiré Kabila, Cahiers africains nos 57-58-59, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 29-30

Kuna Maba, Germain et Léon Tsambu Bulu, Dynamique décisionnelle au sein des partis politiques congolais, Kinshasa, Konrad Adenauer Stiftung, 2017

Michel, Thierry, Mobutu roi du Zaïre, documentaire, Les Films de la Passerelle, 1999

Nyimi Nzonga, Jean-Pierre François, Dictionnaire des immortels de la musique congolaise moderne, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2007

Sylvestre – Treiner, Anna, « Élections. Liberia : Joseph Boakai contre Georg Weah, deux hommes que tout oppose », Jeune Afrique, jeuneafrique.com, 26 décembre 2017, mise à jour le 27 décembre 2017

Tsambu Bulu, Léon, « Musique et violence à Kinshasa », in Theodore Trefon,Ordre et désordre à Kinshasa. Réponses populaires à la faillite de l’État, Tervuren, Paris, MRAC, L’Harmattan, Coll. « Cahiers africains », 2004, p. 193-212

Weber, Max, Le savant et le politique, Paris, Union Générale des éditions, Plon, Coll. « 10I18 », 1959

Young, Crawford, Introduction à la politique congolaise, trad. de l’anglais par Paul Duchesne, Kinshasa, Kisangani, Lubumbashi, Éditions universitaires du Congo, 1968

1 Le titre de président-fondateur fut longtemps incarné par Mobutu sous le monopartisme despotique. Le parti, qui était dès le départ unique, fut transformé en parti-État. À ce titre l’État et le parti se confondaient, et le président et fondateur du parti était alors automatiquement président de la République. L’espace artistique a fini par adopter le même réflexe centraliste et dictatorial, voire le titre, dans la gestion des groupes musicaux.

2 Film de Spike Lee (2015) mettant en scène une révolte de femmes, qui décident de faire la grève du sexe pour mettre fin à la violence qui règne dans le monde hip-hop à Chicago, à l’instar de la comédie Lysistrata (411 av. J.-C.) d’Aristophane écrite pour faire cesser la guerre dans les cités grecques antiques. Le titre Chi-Raq, inspiré de la campagne militaire américaine en Irak sous G.W.Bush constitue une contraction entre Chicago (Chi) et Iraq.

3 Ce système traduit un compromis politique entre les anciens belligérants sous le régime d’AFDL qui a conduit L.-D. Kabila au pouvoir et son héritier J. Kabila. Après son assassinat, son héritier et les belligérants de la Deuxième Guerre du Congo se réuniront dans la banlieue de Johannesburg à Sun City le 19 avril 2002 pour négocier un accord devant aboutir à la mise en place d’un gouvernement transitoire qui fera de J. Kabila en 2003 un président auréolé de quatre vice-présidents : Azarias Ruberwa / RCD (commission politique, défense et sécurité), Jean-Pierre Bemba / MLC (commission économique et financière), Abdoulaye N. Yerodia / gouvernement (commission pour la reconstruction et le développement) et Arthur Zahidi Ngoma / Le camp de la patrie (commission sociale et culturelle).

4 Le Kasaï dans son entièreté compte une forte diaspora swahiliphone, et à la faveur des mythes fondateurs des empires du Katanga et de la géopolitique nationale, se trouve classé à l’Est du pays tout en gardant une situation centrale et une relative autonomie culturelle et linguistique.

5 Nombreuses sont les chansons qui, comme « Le glas a sonné » (Tabu Ley Rochereau), censurée en 1993, passent pour des philippiques dirigées contre le pouvoir.

6 Lire les commentaires les plus controversés de l’article « Élections en RDC : des musiciens tentés d’envahir le parlement », Media Congo Press / mediacongo.net, accès le 20 avril 2020.