79. Multitudes 79. Eté 2020
À chaud 79

Chronique de l’incertitude pour ramasser les morceaux de Bolivie qui nous ont été laissés

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Les élections générales du 20 octobre 2019 en Bolivie ont été dénoncées pour des irrégularités durant tout le processus. L’audit de l’Organisation des états américains (OEA) les a entachées de nullité. L’opposition les a qualifiées de fraude et a mobilisé les secteurs jeunes de la population autour de la défense et de la restitution de leur vote. Le gouvernement alors en place a appelé à la défense du vote rural. C’est ainsi que tout a explosé. Une vague de grèves civiques successives dans chaque département constituait jusqu’ici une demande légitime des secteurs dénonçant la fraude des scrutins électoraux. Ces mobilisations ont néanmoins alimenté la haine du « masiste », personne affiliée au Mouvement vers le Socialisme (MAS), mais aussi des Indiens, des Cholas1 et des paysans qui furent battus, humiliés et persécutés pour leur « visage de lamas », qualifiés de « sauvages », de « terroristes2 ». Toutes ces dénominations ont circulé, chez de nombreux jeunes des classes aisées du pays, qui ont commencé leur lutte pour la démocratie à partir du concept raciste-machiste de « faire patrie », ignorant, d’une part, l’État plurinational de Bolivie3 et appelant, d’autre part, à l’unité de la République. À cette époque, la polarisation, et l’obligation de se placer du côté du gouvernement ou dans l’opposition, et le début d’explosion sociale nous alertaient déjà de l’imminence de la violence dans tous les espaces de la société.

Dans les émissions du programme radiophonique Nación Marica4,
différentes camarades problématisaient le manque de mémoire historique et de conscience sociale de l’homosexualité (mariconería 5) bolivienne. Elles soulignaient exactement ce que nous pouvions observer, la menace d’un régime fascistoïde qui pense la démocratie du point de vue du citoyen hétérosexuel, marié, catholique et de la classe moyenne aspirant à la classe supérieure. Nous discutions aussi de l’instrumentalisation et de la fragmentation des mouvements indigènes, ouvriers et paysans, par le MAS6, de tous les faits de corruption et de détournement économique liés aux hautes sphères politiques du gouvernement, de l’émergence d’une élite de politiciens, hommes et femmes, issus des classes moyennes, qui ne représentaient pas les mouvements indigènes et les mouvements sociaux du pays. Pendant ce temps, la violence se déchaînait, sans scrupule, sur les routes, dans des embuscades et dans les villes où tombèrent des morts, toujours des pauvres qui mettaient en jeu leur corps, pour la démocratie.

Alors que la fraude électorale par le MAS se confirmait et qu’un coup d’État civique, militaire et policier était mené, camouflé en lutte démocratique, la coalition de la droite fasciste en Bolivie commençait à se disputer et à assaillir le pouvoir. L’aile droite était représentée par Luis Fernando Camacho, président du Comité civique de Santa Cruz, dont le projet politique est raciste, misogyne et sexiste. Soutenue par le CONADE (Comité national pour la défense de la démocratie), la mutinerie de la police bolivienne – qui eut lieu presque exactement à la même heure dans plusieurs départements du pays et indiquait « être avec le peuple » – et les déclarations des forces armées, ont « recommandé » à Evo Morales de démissionner. Evo a démissionné le 10 novembre 2019 dans un pays assiégé par la violence. Quelques heures plus tard, Luis Fernando Camacho est entré dans le Palacio Quemado (palais présidentiel), s’est agenouillé devant le drapeau bolivien et la Bible, et a déclaré que « la Pachamama7 ne reviendrait jamais au palais parce qu’il appartient désormais au Christ ».

Après la démission d’Evo, et au moment de l’euphorie déclenchée par ces personnes qui ne nous voyaient pas, qui ne nous voient pas et qui ne nous verront jamais comme des interlocuteurs et interlocutrices valides, en raison de nos « visages de lama », la classe moyenne du pays, en pleine ascension, descendait dans les rues et sur les places pour célébrer son triomphe démocratique en agitant le drapeau tricolore tout en enlevant et en brûlant les wiphalas 8 avec l’arrogance de ceux qui ont mené et gagné la lutte la plus importante de leur vie, celle pour la démocratie. De vielles cholas pleuraient parce qu’« Evito a été forcé de démissionner » et demandaient de l’aide pour contenir leurs pleurs. Nous avions un nœud dans la gorge à les écouter alors que l’anarchie se déchaînait et que les maisons des personnalités politiques des deux camps, le gouvernement et l’opposition, étaient prises d’assaut, pillées et brûlées avec une violence extrême.

Des barricades se montaient dans plusieurs quartiers des villes de La Paz, pour empêcher l’entrée, le pillage et la violence des « hordes masistes ». Parce que quelqu’un avait dit qu’ils étaient des milliers, qu’ils étaient prêts à affronter une guerre civile et qu’ils descendraient en détruisant tout sur leur passage, et alors que les voisins nous regardaient avec méfiance parce que nous ressentions nos singularités indigènes. Et de nouveau la paranoïa, à cause des lumières sur la colline, d’un mouvement dans les buissons ou de l’alarme du quartier voisin, et tout le monde levait son bâton, les jeunes courraient de haut en bas et les dames commençaient des prières collectives en suppliant et en demandant, au nom de Dieu, la présence de la police et des militaires pour protéger les citoyens. Le lendemain matin, les barricades étaient intactes. Il ne s’était rien passé. Si, quelque chose se passait ! Les classes moyennes et leurs représentants politiques à l’Assemblée législative plurinationale, dans leur soif d’assaut du pouvoir, avaient construit un récit qui qualifiait l’Autre de criminel, afin de se légitimer au pouvoir et de parvenir, à ce moment-là, à l’établissement d’un gouvernement de facto par la main des Forces Armées.

La ville d’El Alto et les mouvements indigènes mobilisés se sont emparés de la place San Francisco et ont agité leurs wiphalas pour protester légitimement contre les actes de racisme dans le pays. Ce 12 novembre, les gens sont arrivés pour se rendre à la Plaza Murillo. C’est là qu’a commencé la répression, les gaz lacrymogènes des secteurs en résistance à qui l’on empêchait le passage parce qu’ils représentaient une menace pour la démocratie. Au Palacio Quemado, à côté d’une forte garde militaire, la sénatrice Janine Añez9, 2e vice-présidente du Sénat, a été assermentée présidente constitutionnelle de l’État plurinational de Bolivie par le général des Forces Armées. Et ils ont dû répéter, encore et encore, l’expression « succession constitutionnelle » pour convaincre la population, presque en vain, et pour se convaincre eux-mêmes que ce qu’ils avaient orchestré n’était pas un coup d’État. Et une fois de plus le spectacle, toute la classe politique de droite qui n’aurait jamais atteint la présidence et quelques personnalités civiles qui ont utilisé toute la mobilisation démocratique, étaient sur scène pour accompagner Mme Janine Añez. C’était un acte triomphaliste et une démonstration de pouvoir patriarcal, utilisant la Bible comme élément judéo-chrétien pour conquérir le pouvoir.

Au moment de la promulgation du décret no 407810, décret par l’intermédiaire duquel Mme Janine Añez menaçait la population en désaccord avec son gouvernement et protégeait les Forces armées en leur donnant carte blanche pour une répression sans mesure, des personnes organisaient une manifestation à proximité de l’usine de Senkata dans la ville d’El Alto. Le matin du 19 novembre, un contingent militaire et policier a tué plus d’une douzaine de personnes pour récupérer cette usine et fournir de l’essence à la ville de La Paz. La stratégie du gouvernement a consisté à inventer la rumeur selon laquelle « ces hordes de masistes, des terroristes, voulaient faire exploser l’usine de Senkata11 », puis ils ont reçu l’approbation des secteurs de la classe moyenne qui sont intervenus pour justifier ces morts, par le fait qu’ils étaient des terroristes. À la fin de cette semaine, on comptait plus de 30 morts12 dans les massacres de Senkata et de Sacaba (ville de Cochabamba). Le pays se couvrait d’un manteau de deuil pour tous ces morts. Nous étions impuissants face à la répression des marches funèbres dans la ville d’El Alto, face aux mobilisations réduites au silence par les balles, aux arrestations arbitraires et criminalisées par les médias, par les hautes sphères du gouvernement et les classes moyennes du pays. Puis vinrent le calme et la pacification apparents, tandis que les pauvres pleuraient, regardaient et enterraient leurs morts.

Les vieux politiciens de droite, ceux qui ont historiquement divisé et pillé le pays, sont revenus avec un masque démocratique pour prendre le pouvoir. Beaucoup d’entre eux ont recours à des alliances bibliques ou élèvent la parole de Dieu au rang de mandat divin. Nous sommes l’ennemi qui doit brûler dans le feu de Sodome. Ils entendent installer un régime de limitation des libertés fondamentales, dans un pays où la lutte pour la liberté sexuelle a résisté, résiste et résistera, à toute forme d’exercice du pouvoir. Nous nous interrogeons aujourd’hui en tant que pédés, pauvres, indiennes et cholas, sur une démocratie, de gauche ou de droite, réduite à sa longue histoire patriarcale, qui n’a jamais réussi à contenir ou à représenter la subjectivité, l’histoire et la sexualité des corporéités non hégémoniques.

Traduit de l’espagnol (Bolivie) par Kantuta Quirós

1 Le terme chola (ou cholita, petite chola) désigne familièrement une jeune femme bolivienne ayant une forte identification à la culture indigène. Il fait notamment référence aux Boliviennes de l’Altiplano qui conservent le style vestimentaire caractéristique de la tradition aymara, qu’elles soient descendantes directes de populations indigènes ou métisses. La figure de la chola cristallise le conflit en cours, puisqu’elle a été longtemps objet de mépris dans le système pigmentocratique bolivien. Sa reconnaissance, dans le cadre du processus de décolonisation culturelle amorcé avec l’accession au pouvoir du MAS, en a fait une figure d’émancipation, voire une icône de mode (au point que ses tenues sophistiquées ont été reprises et revisitées par des couturiers, signifiant aussi l’émergence d’une classe moyenne aymara). Par la suite, les cholas ont été parmi les premières victimes de la vague d’attentats racistes qui ont émaillé les élections et leurs suites (NDLT).

2 Ces qualifications montrent la posture raciste de la classe moyenne du pays. Une classe qui nie ses racines indigènes, en un geste colonial, en désignant les cholas, habitants de la région andine de Bolivie, par l’insulte « visage de lama », et en tentant de les mettre à distance d’eux-mêmes à partir de l’historique débat opposant les sauvages et les civilisés.

3 La proposition de l’État plurinational de Bolivie s’inscrit dans le contexte des années 2006 et 2007, lors de l’Assemblée constituante de Bolivie. Ce fut une proposition du Pacte d’unité, une alliance nationale évolutive des organisations de base boliviennes qui soutenaient les droits indigènes et agraires, la réforme agraire, la réécriture de la Constitution par l’Assemblée constituante et une transformation indigène de gauche de l’État bolivien. Dans le livre Jiwasa / Nosotras (Movimiento Maricas Bolivia, 2019), Ronald Céspedes, un activiste queer de Sucre, présente le « plurinational » comme le concept qui transforma le pays, depuis la logique monolithique et mononationale de la République, jusqu’à une forme plurinationale qui ouvre la discussion vers le plurisexuel, le plurigenre, le pluriculturel, etc.

4 « Nación Marica » (littéralement Nation Pédé ou Nation Queer) est un programme radio diffusé par Radio Líder 97.0 F.M depuis 2016 dans la ville d’El Alto – Bolivie. Il remet en question les projets des nations latino-américaines qui visent à exclure la diversité sexuelle et de genre, qui constituent une menace pour ces projets patriarcaux. Le programme interroge l’utopie nationale, suscitant des débats sur la situation sociale, politique et sexuelle dans le pays.

5 Mariconería, du mot marica, pédé. Sans équivalent en français, nous pourrions traduire ce mot plus justement par « queerness », reflétant une vision plus politique et moins naturalisante que le terme « homosexualité » (NDLT). À partir du programme radio, nous avons construit un récit sur l’insulte « pédé ». Nous assumons l’insulte comme dénomination identitaire, dans un exercice politique de re-sémantisation de celle-ci pour parvenir à la réflexion et à la reconnaissance de nos autres identités, comme l’identité indigène, par exemple. De même, nous remettons en question les impositions néocoloniales implicites dans l’institutionnalisation du mot et agenda « gay » latino-américain qui génère une autre norme, homonormative, en matière de sexualités.

6 Le MAS est co-responsable de la formation de la coalition de la droite conservatrice en Bolivie en raison de son manque d’autocritique, de la perte de son nord politique et de son assimilation au jeu politique – partisan – utilitaire qu’avait critiqué l’opposition.

7 La « Terre Mère » dans les cosmovisions andines et qui s’était vue reconnaître un statut de sujet politique dans la Constitution bolivienne de 2009 (NDLT).

8 Le drapeau représentant les peuples originaires d’Amérique qui avait été adjoint officiellement au drapeau tricolore bolivien à l’occasion du processus de plurinationnalisation du pays (NDLT).

9 Sénatrice pour l’Unité Démocratique (UD), elle a voté contre la Loi no 809, « Loi sur l’Identité de genre», 2016, déclarant que la parole de Dieu et la Bible établissaient l’identité de chaque personne.

10 Ce décret a été publié le 15 novembre 2019. Il exemptait de responsabilité pénale les membres des forces armées qui ont participé aux opérations de rétablissement de l’ordre interne dans le pays face à la menace supposée de groupes de guérilla et étrangers. Il a été abrogé le 28 novembre, une fois le pays pacifié.

11 Planta de Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos (YPFB), l’une des usines de distribution de carburant les plus importantes du pays, située dans le quartier de Senkata de la ville d’El Alto (NDLT).

12 Selon le site web du bureau de la Défenseuse du Peuple de Bolivie, 35 personnes ont été tuées dans les conflits qui ont suivi les élections de 2019. www.defensoria.gob.bo/contenido/afectacion-a-derechos-en-conflicto-elecciones-2019