57. Multitudes 57. Automne 2014
deuxième cahier - Valeurs marchandes, valeurs artistiques

« Se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser ! » Artketing, industrie de prototype et signalétique artistique

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Lorsque Marcel Duchamp, se proclamant « anartiste », affirme pour illustrer sa théorie du Reciprocal readymade qu’il faudrait « se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser ! », il fait bien davantage qu’adopter une posture de provocation à l’égard de toute conception légitimiste de l’art, revendiquant l’apparente trivialité de l’œuvre et prenant acte de sa perte d’aura, en simple corollaire au Ready-made. Certes, si l’œuvre d’art n’existe, selon sa conception nominaliste, que par son exhibition, elle se dissout de façon symétrique dans sa banalisation, qui en dénie le statut d’exception. Mais c’est surtout sur le terrain de la valeur économique que peut être comprise une telle affirmation : laissant de côté toute considération patrimoniale de la culture, une telle injonction joue avec la valeur marchande de l’art en introduisant un hiatus entre facteurs de production et facteurs de consommation. Elle hypertrophie en effet la valeur d’usage de l’œuvre au détriment de sa valeur d’échange, lançant un défi aux systèmes d’évaluation, voire d’accréditation de la production artistique. Ni la quantité de travail incorporé, ni les matériaux utilisés ne sauraient rivaliser, dès lors, avec le critère de satisfaction escomptée dans la qualification, la certification ou la valorisation de l’œuvre d’art. De bien symbolique accrédité par les institutions artistiques, la toile de maître est devenue un bien utile, voire un service d’autant plus difficile à monétiser qu’il relève, dans l’exemple plaisamment pris par Duchamp, d’une économie domestique non monétaire. Par ce texte mal connu, Duchamp va donc bien au-delà des prémices de l’« esthétique industrielle » issue du pop art revendiquée par Warhol, Vasarely ou Léger, désireux d’élargir le champ artistique au-delà de la sphère patrimoniale et de revendiquer sa dimension mercantile – à l’instar de l’artiste de street art Keith Haring qui en 1986 lance sa Pop Shop pour écouler T-shirts et baskets griffés.

L’époque de l’artketing

Qui eût cru qu’à peine cinquante ans plus tard, cette question essentielle, posée à l’art et aux artistes sous forme de boutade apparemment seulement provocatrice, allait prendre corps au sein d’un processus de marchandisation de l’art et de la culture de grande ampleur ? La Laitière (1658) de Vermeer s’est vue utilisée en 1973 comme nom de marque, comme image promotionnelle et comme logo de la firme Chambourcy, filiale du groupe Nestlé, pour vanter les mérites du premier yaourt nature au lait entier, à la suggestion de l’agence de publicité Effivente, dont le directeur affirme alors avec la misogynie décomplexée d’un autre âge : « Quoi de mieux que cette femme nourricière versant du lait, symbole de chaleur et de générosité ? » Après avoir eu les honneurs d’une vaste campagne d’affichage, la plantureuse laitière est relayée, l’année suivante, par un spot publicitaire télévisé, qui s’achève sur le slogan suivant : « La Laitière, un chef-d’œuvre de Chambourcy ». Le tableau est depuis lors utilisé comme label de qualité, d’authenticité, de tradition et de savoir-faire par Nestlé et Lactalis… Dans le même temps, Salvador Dali donne son nom à une marque de parfum et l’artiste de pop art Alain Jacquet signe une serviette de bain reproduisant Le Déjeuner sur l’herbe. Quant aux toiles impressionnistes, elles font depuis longtemps déjà les délices des amateurs de chocolat, en ornement des coffrets prestige des fêtes de fin d’année, têtes de gondoles incontournables des supermarchés…

Certes, de telles évolutions s’inscrivent, pour une part, dans un vaste processus d’artification, voire d’artialisation. Cependant, elles participent d’un mouvement plus spécifique de réencastrement de l’art et de la culture dans l’économie, à la fois sur un plan pratique et théorique. Symptômes d’un « capitalisme esthétique » ou d’un « capitalisme artiste » soucieux de consacrer l’« esthétisation du monde », ces initiatives, en sanctifiant les affinités électives inédites entre art et économie et en faisant émerger la figure de l’« artiste-entrepreneur » ou de l’« artiste d’affaires », consacrent l’ère de ce qu’il est convenu de qualifier aujourd’hui d’Artketing (mot-valise associant art et marketing). Loin des conceptions institutionnelles de l’art (académisme), mais également de ses conceptions alternatives (posture bohème ou dandy), ou subversives (art engagé ou militant), l’art semble soudain jouir d’un capital de sympathie et d’un pouvoir d’attraction du monde de l’entreprise qui le détourne sciemment à son profit. S’instaure alors une relation de légitimation croisée entre l’artiste et l’entreprise, leur permettant d’optimiser ensemble leurs capitaux attentionnels et leurs effets de visibilité au sein d’un même « entreprenariat artistique ».

Si Malraux avait précisément défini la naissance de l’art moderne comme le refus de la conception ostentatoire de l’esthétique, opérant une stricte ligne de partage entre l’aura de l’art et l’usage du luxe, il semble que la période contemporaine inaugure une nouvelle séquence historique, marquée, depuis les années 1990, par leur rapprochement, voire leur fusion au sein de démarches nouvelles, aussi bien du côté du Financial Art, du Business Art ou de l’Economics Art, qui conçoivent l’œuvre comme un produit industriel, que du côté de l’Artketing, qui capte le capital attentionnel de la création artistique à des fins mercantiles. Elles poursuivent l’entreprise d’Andy Warhol, transformant les marques en œuvres, de Robert Watts, constituant l’artiste en prestataire de services, de Claes Oldenburg, inaugurant en 1961 avec « The store » une « installation magasin » qui est aussi un espace de performance, ou plus généralement de l’« American Supermarket » qui à New York en 1964 expose les artistes du pop art dans un espace de vente directe impliquant directement le spectateur… L’exemple n’avait-il pas été donné, dès 1920, par la « Société anonyme, Inc. » créée par Marcel Duchamp et Man Ray, avec la complicité de la collectionneuse Katherine Dreier à New York (elle sera dissoute le 30 avril 1950), et placée sous le signe de la redondance (Inc. signifiant Incorpored) : « Our compagny is a compagny thinking the cultural and artistic content productions so everyone could talk and think about it ».

Industries de prototype

C’est moins le réinvestissement patrimonial d’œuvres consacrées prophétisé par Duchamp qui offre aujourd’hui matière à réflexion que la démarche de coopération active et d’influence mutuelle entre créateurs contemporains et industries du luxe au sein de ce que je qualifierais volontiers par l’oxymore d’industrie de prototype, qui s’inscrit de plain-pied dans une économie des singularités. Face à la relative démocratisation, voire massification de l’accès à certains produits de luxe, l’apposition d’une griffe artistique sur certaines marques de prestige est la plus sûre façon de dégager un avantage comparatif, de générer artificiellement de la rareté, voire de susciter une illusion d’unicité, et de jouer sur la porosité entre art et artisanat, entre culture symbolique et culture matérielle. C’est aussi un moyen de capturer l’attention du consommateur potentiel à l’aide d’un effet d’alerte qui contraste avec la saturation informationnelle propre aux sociétés médiatiques. C’est enfin une manière de jouer sur la tension entre élitisme et démocratisation dont le luxe, en particulier le nouveau luxe, est le champ de manœuvre, quitte à adopter une stratégie récurrente de détournement des sous-cultures et des contre-cultures, placée sous le signe du kitsch et le patronage du pop art.

L’exemple est donné par un héritier en ligne directe de Duchamp, en la personne de Benjamin Vautier, plus connu sous le pseudonyme « Ben ». Ce chef de fil de l’avant-garde artistique postmoderne place régulièrement, et depuis fort longtemps, ses performances, installations, créations graphiques et narrations au service des marques : il n’hésite ni à apposer ses fameuses lettres blanches sur fond noir sur des T-shirts, chaussettes, fournitures scolaires (Quo Vadis), montres (Swatch), ni à signer une campagne publicitaire pour la banque catalane Caixa, ni à tapisser de ses œuvres les murs du nouveau siège de l’agence de communication du groupe Euro RSCG Havas, ni à fournir un fond d’écran pour téléphone mobile du groupe japonais 123Multimédia (qui a également repris à son compte la peinture de Keith Haring), mettant ainsi « l’art à portée de votre mobile », comme le proclame la dernière campagne publicitaire de l’entreprise…

Dans la lignée d’une telle posture, un nombre croissant d’artistes contemporains mettent leur créativité, voire leur irrévérence, au service de biens (mode, accessoires, cosmétiques, horlogerie, joaillerie, alcools et spiritueux, parfums) et services (festivals, palaces, instituts de remise en forme ou de soins, gastronomie, croisières, safaris, tourisme haut de gamme) relevant d’un « luxe d’expérience » qui prétend s’offrir à tous, à défaut d’être donné à tout le monde. Il repose sur une exacerbation de stratégies de différenciation, fondements de l’identité postmoderne, mais également de logiques d’ostentation. Concepteurs de logos, de slogans ou de produits dérivés, les artistes font désormais partie intégrante des stratégies de communication et d’information des entreprises issues du capitalisme cognitif. C’est le symptôme d’une utilisation de l’art par les marques visant à optimiser la gestion des ressources créatives et à capter les bénéfices du capital attentionnel, modifiant profondément les logiques de production, de consommation et de commercialisation des biens et services marchands. Si cette utilisation ne compromet pas d’emblée la vocation réflexive, voire subversive de la « critique artiste »au sein de ce qu’on pourrait qualifier d’« entreprises-artistes », voire de façon plus ambitieuse mais aussi plus problématique d’« entreprises-critiques », elle en complique les conditions de mise en œuvre, dans un contexte marqué par l’intégration croissante des externalités artistiques à la logique capitaliste, par la constitution de l’artiste en « prestataire de service » ou même par le « devenir actionnaire » de l’artiste. Plusieurs indices convergents permettent d’envisager cette articulation nouvelle entre art et argent.

Au-delà des effets d’ostentation d’artistes d’affaires tels que le Britannique Damien Hirst, qui avec For the love of God, parodie la nature morte en exposant un crâne en platine recouvert de diamants et s’inscrit dans la logique de la richesse somptuaire, c’est l’instrumentalisation de l’art et des artistes par le marketing et le management qu’il est loisible de porter à nouvel examen, en marge de la question du mécénat ou du patronage. Une telle configuration est rendue possible par la dérégulation du marché des biens, produits et services culturels, mais également par la remise en question des politiques culturelles de subvention de la culture, d’aide à la création et de commande publique. Elle peut prendre la forme d’une captation de valeur créative, mais également d’une exploitation de produits dérivés ou d’un détournement de gestes artistiques au sein de l’entrepreneuriat culturel. Plus que le devenir économie de l’art, phénomène désormais bien connu, c’est le devenir art de l’économie qui motive cet article, avec pour ligne de mire l’ambivalence de ce type de posture créative au sein d’une configuration culturelle sans doute relativement inédite au regard de l’histoire de l’art.

Captures de créativité

L’industrie des transports – souvent considérée comme l’une des plus lourdement polluantes et énergivores pour l’environnement, des plus aliénantes pour le travail déqualifié et des plus sérielles pour la consommation de masse – joue aujourd’hui un rôle central dans les stratégies de capture de la création. Cette dernière est susceptible de lui offrir à la fois des effets d’image, en la présentant comme une forme d’artisanat ou même d’art, et une forme de sublimation de ses conditions de production et de consommation, à l’instar de la « manufacture transparente » (Die Gläserne Manufaktur) conçue par la firme Volkswagen à Dresde, transformant l’usine en véritable musée d’art contemporain intégré à l’entreprise.

Le vocabulaire de l’esthétique contamine le langage de la publicité au sein d’une nouvelle rhétorique économique, comme pour vanter la « perfection des courbes » d’une voiture, voire pour affirmer explicitement, comme dans une publicité Mercedes, que « Nos voitures sont de véritables objets d’art ». Les noms d’artistes sont également associés à des produits commerciaux (modèle « Picasso » pour Renault-Citroën ou « Magritte » pour BMW). Enfin, la créativité de l’intelligence collective est détournée à des fins marchandes, notamment par les anciennes entreprises de services publics. Les transports en commun participent pleinement de ce mouvement de fond : alors que la RATP fait campagne sur le slogan « Et vous, que faites-vous de vos talents ? », la SNCF lance sa « boîte à idées » par le biais d’un site participatif, tout en rendant sensible au public la « capacité d’innover » de sa politique de développement technoscientifique, convoquant dans une vidéo promotionnelle les « idées lumineuses, maladroites, ou folles » parmi lesquelles il en existe une qu’elle est à même de réaliser « en lui donnant le moyen d’exister ailleurs que sur un bout de papier », selon la voix off. Quant au constructeur automobile Renault, il s’autoproclame « créateur d’automobiles », vante la « French touch » dans des clips (consciemment ?) auto-parodiques où est écornée au passage la concurrence étrangère – avant de récupérer l’inquiétude écologique en adoptant pour image de marque le slogan : « Changeons de vie, changeons l’automobile ».

L’une des offensives publicitaires les plus radicales revient au constructeur automobile allemand Audi, qui pour le lancement de son modèle de luxe, l’« Audi A8 », diffuse un communiqué réservé aux abonnés du quotidien Le Figaro, sur papier glacé noir en format A3 avec triple rabat, sous le titre « L’art de rendre visible l’invisible ». Seuls deux phares sur fond noir qui brillent comme deux yeux dans la nuit apparaissent à l’image, sorte de métonymie destinée à contrarier l’exhibition habituellement de rigueur dans les publicités automobiles et à créer un effet d’alerte. La présentation typographique est structurée par une anaphore scandant « l’art de… » : « L’Art d’innover », « L’Art d’alléger », « L’Art de rendre la motricité intelligente », « L’Art d’augmenter la puissance en diminuant la consommation », « L’Art de faire du monde des médias un jeu d’enfant », « L’Art de voir de nuit comme de jour »… Abusant du vocabulaire de la stylistique et des références historiques, la plaquette cède à l’autocélébration qui est la loi du genre publicitaire en louant les mérites de l’innovation : « Ce problème mécanique en forme d’oxymore trouve sa solution grâce à la création d’une motorisation révolutionnaire qui tient en huit lettres ». Elle cède également aux facilités de l’anthropomorphisme et de la personnification en vantant un turbo diesel à injections, dont le « moteur râblé », « fait le plein d’énergie » grâce à « l’intelligence de ses huit cylindres ».

C’est sur le mode de la discrétion qu’est paradoxalement sublimée l’ostentation marchande de cette publicité pour une voiture de luxe dans le texte d’accompagnement de la plaquette, évoquant « L’Art de rendre visible l’invisible » à travers une économie des affects qui emprunte au vocabulaire de la critique d’art :

« Certaines choses se voient, d’autres se ressentent. Voir la nouvelle Audi A8, c’est constater que cette voiture a de l’allure. Une belle allure dégageant un sentiment d’élégance et de puissance. En prenant place au volant de l’Audi A8, le fond fait surface. Chaque détail exprime un savoir-faire, la recherche de l’excellence et un sens de la précision unique, élevant l’innovation technologique au niveau d’un art. »

La publicité met en avant les « compétences de ses équipes d’ingénieurs associées au savoir-faire des meilleurs artisans (ébénistes, selliers, dessinateurs) », en invoquant « les règles de l’art issues de la tradition » et en « les mettant au service de l’imagination », enfin, en surmontant les injonctions contradictoires en « conjuguant deux qualités apparemment antagonistes : « nouveauté et fidélité ». Langage de la science (« équation », « formule mécanique ») et de l’art sont ainsi étroitement associés dans cette stratégie de positionnement tactique où « cet état d’esprit et ce niveau d’exigence permettent de résoudre l’équation énergie + économie + écologie + esthétique + endurance », et où le constructeur « met en œuvre une multitude d’innovations mécaniques, esthétiques et écologiques »…

La publicité use également des ressorts de la pragmatique du texte, incluant le lecteur-client potentiel dans un dispositif immersif (voire émersif) où le conducteur est érigé en artiste à part entière et invité à personnaliser son modèle de véhicule, qui n’a plus rien, dès lors, d’« utilitaire » et s’intègre à une économie somptuaire. Tel est le sens du dernier encadré sur fond rouge consacré à « L’Art de concevoir une Audi à votre image » :

« Vous êtes invités à y mettre votre patte. Ajoutez votre signature à celles des artisans qui subliment ces modèles. À côté des lignes fluides imaginées par les designers, du soutien enveloppant et voluptueux des sièges créés par des selliers réputés, vous pourrez jouer avec la palette de couleurs intérieures et extérieures, sélectionner les boiseries, faire votre choix dans une batterie d’équipements. Ces “détails essentiels” donnent à chacune des Audi A8 cette allure unique d’un chef-d’œuvre de l’art d’innover. »

Cette publicité ciblée, réservée aux abonnées à fort pouvoir d’achat et à haut niveau d’instruction d’un journal d’inspiration libérale et conservatrice, est emblématique d’une stratégie d’entretien artificiel de la rareté, exhibant la dimension artisanale de la haute technologie et singulière de la production en série qui s’inscrit de plain-pied dans le capitalisme artiste.

Plus généralement, la capacité d’absorption des nouvelles préoccupations existentielles du public est de plus en plus ambitieuse. Elle prend souvent la forme d’énoncés tautologiques, de postures autoréférentielles ou d’injonctions paradoxales. C’est ainsi que le groupe Suez-Lyonnaise des eaux intègre une conception écologique et relationnelle du développement durable en adoptant en 2000 pour mot d’ordre de sa « mission » la formule « Vous apportez l’essentiel de la vie ! ». La multinationale de cosmétiques L’Oréal met quant à elle l’estime de soi narcissique et les revendications féministes au fondement de sa relation client (« Parce que je le vaux bien », slogan créé dans les années 1970, et depuis 2011 rejoint par un autre, plus altruiste : « Parce que nous le valons bien »). L’équipementier sportif Nike place la réalisation personnelle, l’audace de l’ascension sociale et le culte de la performance au cœur de sa campagne publicitaire (« Just do it ! »), sanctifiés en 2013 par la campagne « Possibilities » pour célébrer les vingt-cinq ans de l’image de marque de la firme, suivie sur ce terrain depuis 2005 par son concurrent français Lacoste (« Deviens ce que tu es »)…

Réalisateurs, vidéastes et graphistes rivalisent d’imagination pour permettre l’accomplissement d’un grand dessein individualiste énoncé de façon parfaitement tautologique : « Be yourself ». Mélangeant impératif environnemental et exigence de réalisation personnelle, les méthodes de management et de marketing confortent ainsi le grand rêve libéral à travers l’injonction à être « entrepreneur de soi-même », quitte à détourner l’agentivité individuelle (agency) au profit d’une rationalisation de l’existence, voire à substituer une vision néo-libérale, ou pour le moins socio-libérale, à la vocation émancipatrice de l’encapacitation (empowerment), diluée dans les mirages d’une sorte de démocratie de marché faussement participative. L’artketing se contente de rajouter une couche supplémentaire à ce vernis d’artisanat et d’artisterie dont l’industrie a si désespérément besoin pour recouvrir les réalités de son mode de production : à l’« entrepreneur de soi-même » est désormais appelé à succéder l’« artiste-curateur de soi » (et de son monde enchanté). En donnant un nouveau souffle aux stratégies publicitaires et en absorbant les alternatives à l’ordre marchand expérimentées par la philosophie politique et par la sociologie critique, l’économie de l’attention n’hésite pas à instrumentaliser les considérations d’une économie du care qui place le souci de soi et l’attention à l’autre au cœur d’une démarche pourtant supposée prendre ses distances par rapport au capitalisme libéral et à son individualisme possessif.

Créativité en captures

Au-delà de ces effets de capture de créativité de la part des publicitaires, soucieux de rendre visibles les externalités artistiques de la production au sein d’un capitalisme artiste, on assiste aujourd’hui au développement de stratégies beaucoup plus élaborées et ambitieuses de coopération entre artistes et marques au sein de véritables consortiums créatifs. Les exemples de contributions artistiques aux stratégies des marques sont innombrables : Marc Jacobs dessine les cannettes de Coca-Cola, pendant que Karl Lagarfeld relooke la bouteille qui a fait la célébrité de la firme ; Jean-Paul Gaultier conçoit les sièges du TGV, pendant que Buren réinvente le tram ; Christian Lacroix invente une montre Swatch ; Chantal Thomass signe un packaging glamour pour Carte Noire et Paco Rabanne un dessert pour Hédiard…

De façon plus ambitieuse, c’est une véritable stratégie de réencastrement de l’art dans le marché que mettent en œuvre les grandes maisons du luxe et de la mode, entraînant le rapport décomplexé d’un certain nombre d’artistes au milieu de l’entreprise, flattant par la même occasion les ambitions nationales d’une France soucieuse de valoriser son avantage comparatif en matière de produits de prestige « made in France » afin de relancer sa croissance. Installations, performances et commandes artistiques constituent ainsi les nouveaux leviers d’un puissant dispositif de détournement attentionnel où se joue l’exhibition d’œuvres en lien direct avec les marques, dans des lieux attenants aux usines ou aux magasins. C’est ainsi que des grandes firmes de luxe proposent leurs expositions clef en main aux musées et espaces culturels, comme Dior au Grand Palais en 2013, après Bulgari en 2010 ou Vuitton aux Arts décoratifs en 2012, puis au Musée Carnavalet et finalement à Pékin, à l’initiative de son directeur artistique Marc Jacobs. La firme Vuitton est d’ailleurs coutumière de ce type de commande artistique : si Murakami est l’artiste attitré, c’est Buren qui se voit confier la décoration des vitrines et la scénographie des magasins, Philippe Starck qui dessine un foulard, Sofia Coppola un sac et la plasticienne Yayoi Kusama une ligne de vêtements, cependant que le monogramme de la marque est régulièrement réinventé depuis une dizaine d’années par Richard Prince, Stephen Sprouse ou Murakami. Parfois, la confusion est totale, comme lorsque Ralph Lauren, mécène influent de l’École des beaux-arts de Paris, en privatise l’espace pendant plusieurs jours en octobre 2013 pour une opération promotionnelle. Quant au chausseur Tod’s, il n’hésite pas en 2010 à s’allouer les services du corps de ballet de la Scala de Milan pour un spectacle dédié à la gloire du mocassin italien.

Cependant, un tel mouvement d’assujettissement de la création artistique aux impératifs marchands semble aujourd’hui parfaitement réversible. Si les entreprises du capitalisme artiste n’hésitent pas à piller les ressources créatives au sein de nouvelles stratégies industrielles et commerciales, force est de constater l’apparition d’un processus inverse de détournement, par les artistes, des procédés de production et de diffusion de l’entreprise au sein de dispositifs créatifs. Tel est le cas, de façon pionnière, de l’entreprise-artiste OUEST-LUMIERE, société d’actionnaires (par émission des titres d’une ancienne société d’électricité désaffectée créée en 1905), investie d’un « capital symbolique hors-limite » et vouée à prophétiser la « révolution énergétique », car elle « ignore la chute des utopies économiques et politiques ». Son « président à vie » autoproclamé, Yann Toma, est à la fois artiste, enseignant, chercheur au sein de l’équipe Art & Flux (Art, économie, sciences politiques) de l’ACTE-CNRS de l’université Paris I, et auteur d’un « Inventaire des entreprises-artistes ». L’entreprise « poético-entrepreneuriale », filant la métaphore de la lumière autour de laquelle est concentré l’essentiel de son activité, spécialisée dans le business model, a pour vocation de développer des expériences avec ses actionnaires au moyen d’installations immersives, de modèles conceptuels participatifs et de produits dérivés convoquant l’énergie et sollicitant les réseaux et les moyens de production industriels. Parodiant joyeusement l’ambition globalisante et la volonté de puissance de l’entreprenariat contemporain, elle rend sensible les injonctions contradictoires de la rhétorique économique et détourne l’effet performatif de ses prophéties réalisatrices, tout en révélant les pulsions de mort et instincts de prédation du capitalisme postmoderne :

« La société a pour objet l’exploitation des applications de l’énergie sous toutes ses formes, sur toutes les régions des mondes connus et inconnus, et notamment dans la région Ouest ; l’installation, l’achat et l’exploitation d’usines productives d’énergie, la distribution à distance, la vente et la localisation de l’énergie pour l’éclairage et la force motrice et toutes autres applications. »

Le détournement des flux énergétiques et financiers a donc vocation à mettre en regard, voire en symbiose, les mondes de l’art et de l’économie, afin de faire émerger de nouvelles articulations au sein de la conscience collective. Il est également destiné à s’intégrer à une mission philanthropique placée au service d’un individualisme altruiste. C’est ainsi, par exemple, qu’a pu être expérimentée dans la nef du Grand-Palais, à l’occasion des Journées du patrimoine en 2011, l’exposition « Dynamo-Fukushima », destinée à faire pédaler vingt-quatre mille participants afin de produire des « Unités d’Énergie Artistique » (ÉA) comptabilisées sur des écrans et transférées au Japon en soutien aux populations touchées par la catastrophe nucléaire de Fukushima, générant d’importants flux financiers par le relais d’associations nippones.

Les créations d’Art & Flux, qui sont autant d’objets « corporate », adoptent le langage de la communication d’entreprise. Situées à la frontière entre objet de consommation courante et objet d’art, elles sont aujourd’hui intégrées à la collection du Centre Georges-Pompidou et mises à l’inventaire du Fonds National d’Art contemporain. Elles ont en outre vocation à s’intégrer au sein d’une économie de services confinant parfois à l’absurde ou au non-sens, à l’instar des initiatives de leurs partenaires commerciaux tels que l’Agence internationale de remplacement (AIR). Cette entreprise-artiste interroge nos systèmes de représentation déléguée, qu’il s’agisse des institutions démocratiques ou de l’actionnariat d’entreprise. Elle offre en effet à ses clients la possibilité de faire l’expérience de l’ubiquité en les remplaçant aussi bien dans leurs obligations professionnelles que dans leur vie privée. Elle a, comme il se doit, signé un « contrat de remplacement à vie » avec l’entreprise Ouest-Lumière. C’est également le cas d’Ikhea©Services, qui propose une assistance personnalisée dans la réalisation d’une gamme de services divers flirtant avec le surréalisme, mettant en relief toute l’ambivalence de la notion de « service », qui a partie liée avec la servitude aussi bien qu’avec le soin. C’est encore l’optique de l’entreprise Ludovic Chemarin©, ou deux artistes en ont racheté un troisième, à la manière d’une fusion-acquisition, mettant en évidence la dimension collective et désindividualisée de la création contemporaine au sein d’une classe créative de plus en plus diffuse, tout en dénonçant les risques de réappropriation, de capture et d’exploitation du travail créatif potentiellement aliéné des cognitaires. Ou encore celle du Laboratoire d’ingénierie d’idées, cellule de recherche créative et prospective qui par son écosystème culturel prodigue une mission de conseil et d’expertise en utopie destinée à « imaginer le monde de demain », montrant que l’essentiel de la valeur marchande est aujourd’hui produite par des phénomènes d’illusion consentie et de créance aux effets puissamment autoréalisateurs…

Au-delà de leur dimension ludique, satirique et parodique, de telles initiatives, qu’elles relèvent de sociétés réelles ou fictives, détournent la logique des marques, logos, slogans. Elles constituent l’artiste en prestataire de services au sein d’une esthétique relationnelle qui place le spectateur en position d’acheteur.

Obsolescence programmée ?

Ces quelques exemples permettent de mesurer le chemin accompli et d’envisager la façon dont le renouvellement des pratiques nécessite actuellement un renouveau des approches théoriques autant que des positions critiques. Certes, nous sommes dans une configuration historique où l’analyse de l’École de Francfort ou des situationnistes est à la fois plus vérifiable que jamais et plus difficilement tenable : « L’art, quant à lui, n’est intègre que quand il ne joue pas le jeu de la communication ». Certes, la perte d’aura de l’œuvre d’art prophétisée par Walter Benjamin est patente, de même que le reflux de la conception magico-religieuse de la culture portée notamment par Malraux et véhiculée par les politiques culturelles jusque dans les années 1980. Certes, l’art pâtit d’un déficit de valeur symbolique croissant et l’artiste d’une perte de prestige social de plus en plus marquée, à la faveur de la porosité grandissante, voire des affinités électives insolites entre l’art et l’entreprise.

Cependant, cet ensemble de symptômes témoigne d’une situation qui n’est sans doute pas aussi univoque ou clivante qu’il y paraît, en dépit de la destitution du statut ontologique de l’œuvre, dépouillée de sa valeur supposée intrinsèque et de son autonomie. Effet d’aubaine, opportunisme, provocation ou expérimentation peuvent notamment coexister au sein d’un même geste artistique, mettant en tension des postures pour le moins ambiguës et des évolutions pour tout dire incertaines. Il est indéniable que la captation de la créativité au sein d’industries de prototypes soucieuses de reprendre les rênes d’une économie de l’attention saturée par les flux d’information a pour contrepartie l’émergence d’un capitalisme artiste dont les externalités créatives concourent à une esthétisation du monde, avec pour conséquence une stylisation des modes de production et de consommation, sinon des modes de perception et d’existence. De même qu’il est incontestable que l’utilisation par les artistes d’une signalétique propre au capitalisme marchand, parfois dépourvue de valeur artistique intrinsèque, voire leur mobilisation de processus de travail issus du monde de l’usine, peut incidemment inspirer des formes de détournement, voire plus rarement de subversion de la logique culturelle du « capitalisme tardif ». La dérégulation du marché culturel, associée à l’obsolescence programmée des biens et services consommés, a inévitablement une incidence sur les œuvres, leurs modes d’existence, leurs systèmes de perception et, surtout, leurs régimes de visibilité, qui s’inscrivent dès lors dans une temporalité nouvelle qu’il revient au devenir-entrepreneur de l’artiste de reconfigurer, sans naïveté ni illusion.