Il a fallu que la matrice se gonfle de données à ne plus savoir qu’en faire pour qu’on se pose la question : des algorithmes peuvent-ils entrer en transe et des machines passer par des états modifiés de conscience ? Peut-on appliquer aux machines la même nomenclature d’états (du rêve lucide à la transe, en passant par les expériences « hors du corps ») que la psychiatrie réserve aux êtres vivants, ou faudrait-il en inventer une nouvelle ? Si les boucles d’un fond d’écran peuvent mettre un utilisateur sous hypnose, faut-il considérer qu’il y a une action impensée dans le rapport de ses composants, quelque chose de l’ordre d’une suggestion hypnotique se réalisant en mode automatique dans une commande informatique ? Et si la fonction onirique n’était pas une forme supérieure de pensée à laquelle les machines ne pourraient accéder qu’en améliorant leurs fonctions, mais une forme de stade inférieur, de proto-pensée dont les machines pourraient bien être déjà capables, ou démontrer des formes sans équivalent chez les êtres vivants ?
Spéculer sur les rêves des machines est plus pertinent aujourd’hui que savoir si elles pensent, pour qui cherche à deviner les contours de l’ontologie du futur. Comment en est-on arrivé là ? Et sera-t-il vraiment trop tard quand les psychiatres s’en mêleront ? Nos ordinateurs accouplés au réseau ont en effet déjà réussi à concrétiser, sous une forme séculière et acceptable par tous, l’idée de métempsycose (ou de transmigration de l’âme), notion sotériologique que l’on croyait à tout jamais reléguée en Occident dans les tréfonds de l’occulte. Nous nourrissons chaque jour un peu plus, en totale ignorance, une forme pâle mais néanmoins inédite et peut-être complètement chimérique, de métempsycose électronique. Le réseau est d’ailleurs probablement en train de rêver d’une manière qui nous échappe, mais aussi et surtout, de redistribuer et associer les particules d’être que nous y laissons (voix, images, traces, etc.) à d’autres simulacres d’être en constitution. Quelle parenté établir entre cette forme de métempsycose électronique généralisée, sécularisée, démystifiée et donc forcément décevante,
et les formes de réincarnationnisme plus anciennes ?
Transmigration numérique
La transmigration numérique se nourrit d’inanimé et ses règles semblent bien enfouies
dans les tréfonds des cartes mères de nos ordinateurs. L’océan des choses mortes a pris une ampleur considérable avec le numérique. À peine enregistré, chaque contenu déposé est déjà du passé et vient alimenter la grande poubelle à ciel ouvert de nos élans communicationnels. Mort dans l’instant, suivi parfois d’une nouvelle vie quasi instantanée, mais aléatoire et plus qu’incertaine. Le numérique offre en effet des possibilités de réanimation potentielle (mais aussi d’oubli progressif ou de dilution brutale) à une foule de vestiges.
C’est là une caractéristique de toutes les formes classiques de transmigration prénumériques qui se déploient dans l’invisible, se nourrissent de la dissolution des personnes et s’épanouissent dans les creux des limites humaines, quel que soit leur degré de matérialité. La transmigration version brahmanique (le samsāra, littéralement, « ce qui circule »), pour ne prendre que l’un des modèles du genre le plus élaboré1, a quelque chose d’une matrice où circule dans un joyeux chaos à l’insu des humains et selon des règles plus ou moins opaques, une foule de composantes, des éléments de personnalité, des tendances, des pulsions, des traits de caractère, des éléments de conscience, des fragments de mémoire, etc. Si les humains ne peuven tavoir qu’un contrôle limité sur cette matrice boulimique qui se nourrit du vivant pour le redistribuer autrement, faut-il imaginer que dans la phase d’expérimentation frénétique que nous vivons, ces processus invisibles se sont enfin matérialisés, ou participons-nous sans le savoir à une pâle simulation dans une autre région du cosmos qui ne serait que l’anti- chambre du (vrai), samsāra ? Tout dépend si l’on conçoit internet comme une matrice séparée, un monde en soi (l’image la plus courante), une couche éthérique en suspens dans les limbes (une autre image courante qui tend à dénier à la « noosphère » sa matérialité), un noeud rhizomique de câbles caractérisé par sa vitesse de transmission de l’information (une image deleuzienne partagée par beaucoup d’opérateurs de télécom), une voie sans issue, un amas de déchets cognitifs ou une faille magnétique opérée dans le champ du cosmos. Selon les usages et les comportements, la juste analogie pourrait bien varier du tout au tout. Les spéculations, même les plus anciennes, brahmaniques, autour du samsāra comme circuit non local (c’est-à-dire un peu ici et surtout ailleurs) de transformation ou de recyclage du vivant, ont peut-être ici des choses à nous apprendre.
Mort et transfiguration
C’est, semble-t-il, au contact de la mort, que la question de l’individu s’est posée en Inde avec le plus de vivacité. Brahmanes et bouddhistes se sont livrés plusieurs siècles de polémiques (depuis le VIe siècle avant JC) sur ce qui voyage en transmigration, quel composite ou quels principes vitaux2. Et c’est toujours en référence au moment critique de la mort qu’on s’est posé la question de ce qui entrait dans ce composite. On n’a pas attendu les expériences de cryogénisation, les débats autour du « téléchargement de l’esprit » (mind uploading)3, ou que les personnes laissent une foule de traces d’elles-mêmes sur internet, pour se poser la question de ce qui peut survivre à l’être ou pour réaliser qu’il existe hors de lui 4.
Au XXe siècle, l’Inde est devenue ainsi un terrain privilégié d’investigation pour de nombreux enquêteurs soucieux d’élucider ce qui se joue à cette frontière du vivant. Le Mahatma Gandhi lança dans les années 1930 une commission d’enquête pour analyser un cas devenu célèbre, celui de Shanti Devi, une jeune fille originaire de Delhi qui proclamait avoir une vie antérieure. À partir de là, les recherches expérimentales se sont fondées sur l’examen minutieux de cas de réincarnations proclamées. Le plus connu des chercheurs en la matière fut le psychiatre canadien Ian Stevenson qui, à partir des années 1950, chercha à attester, par tous les moyens, la plausibilité de la réincarnation5. Mais avant que les sciences expérimentales s’emparent de l’énigme, la croyance en la réincarnation s’est appuyée de manière classique sur deux types de déductions privilégiés : des expériences mystiques, extatiques ou de méditation profonde, des états exceptionnels de conscience comme dirait William James, et des expériences aux frontières de la mémoire ou des cas d’« hypermnésie ». Ce que les brahmanes ont su glaner de la transmigration, l’idée qu’il existerait par exemple une sorte de part de soi intangible (atman), quelque chose de partagé avec non seulement tous les autres êtres vivants mais aussi avec tous les autres constituants de l’univers, à commencer par l’univers en personne (brahman), se conçoit très bien comme une déduction d’expériences mystiques. De même, l’intuition qu’on puisse avoir été quelqu’un d’autre, avoir eu des vies antérieures et ou qu’on abrite une grappe de personnes antérieures est donnée à quiconque fait aujourd’hui une expérience d’hypnose. L’idée que le samsāra serait une sorte de champ subtil terrestre où se combineraient et recombineraient des particules d’êtres à une échelle moléculaire, générant sur un mode « quantique » d’autres êtres, produits de synchronicités plus ou moins hasardeuses, se conçoit mieux en revanche, comme le montre Michel Hulin, à partir des expériences d’hypermnésie d’enfants. Il y aurait beaucoup à dire des recherches de Ian Stevenson, hanté toute sa vie par la non localité du samsāra. Des centaines d’enfants (entre la Birmanie, l’Inde, la Thaïlande, la Turquie en passant par l’Alaska) entre quatre et sept ans le plus souvent, disent se souvenir de vies antérieures et font des récits de mémoires bien souvent traumatiques, portant même parfois des « traces de naissance », indices de leur existence antérieure.
Stevenson essaye de vérifier si la réincarnation est plausible dans chaque cas, s’il n’y a pas eu de contact entre l’« hôte » et le « parasite », entre le réincarné et le désincarné. Et
il déduit, des anomalies qu’il observe, qu’un genre de piratage embryogénétique (ou crypto-génétique ?) pourrait bien se produire à une échelle inconnue du vivant. Ses derniers travaux, qui sont peut-être les plus intrigants, invitaient les épigénéticiens à prendre au sérieux ces formes de « hacking » génétique.
La transmigration reste toujours une frontière infranchissable pour les sciences expérimentales si l’on en juge au nombre de livres publié chaque semaine pour nous prouver qu’elle existe, mais le samsāra version Stevenson préfigure ce à quoi la métempsycose électronique commence tout juste à être confrontée. Matrice parasite, hantée par le piratage, par les exports de fragments de mémoire qu’on n’explique pas, les faux-semblants, au terme duquel on peut se découvrir une parenté exobiologique avec quelqu’un d’autre, le samsāra dans sa version classique n’est pas du tout une région en suspens dans l’éther, même si Stevenson a peiné à en établir la terrestrialité. Bien qu’inaccessible à la perception ordinaire, la subtile matrice a son écologie propre. Le cycle des renaissances est peut-être la plus grande usine de recyclage jamais conçue et elle se déploie dans l’angle mort de l’expérience humaine, aux frontières du vivant, à partir de ses derniers restes, aux limites de la mémoire des choses.
Immortalité cybernétique pour tous
Que la flexibilité ontologique de ce samsāra subtilement terrestre n’ait guère été comprise des Occidentaux ne doit pas étonner. En investissant massivement dans les technologies de la cognition et de l’information, ils ont fantasmé une autre forme de métempsycose,bien moins enracinée dans la Terre, aussi légère que l’éther où, comme le rêvait John Desmond Bernal, l’humanité se diluerait en « masses d’atomes dans l’espace communiquant par rayonnement et se résolvant peut-être entièrement en lumière6 ». Issue angoissante pour les uns, libératrice pour d’autres, dans un paysage de futurologies multiples et variées (guerre nucléaire, apocalypse écologique, etc.) qui ont toutes pour point commun la dissolution de la vie humaine. Des scientifiques sérieux, quand ils se lâchent un peu comme la biologiste Lynn Margulis, théoricienne de l’« endosymbiose7 », agitent eux aussi l’étendard de la dissolution, mais pour enfin remettre l’humain à sa place. La vie électronique se comporte déjà, nous dit-elle, comme les stades antérieurs du vivant, parasitant un milieu propice, c’est-à-dire, nos cerveaux, faisant de nous, sans le savoir, des « entités hôtes ». Par un curieux basculement, nous serions devenus des esprits qui en nourrissent d’autres, étrangement matériels, faits de codes et d’algorithmes. Et c’est maintenant au tour de James Lovelock8 de défendre l’idée que l’ère que nous traversons est une période de « chaos constructif » annonçant une « nouvelle infrastructure9 ».
La Terre en passe de se digitaliser, nous prévient-il, atteindra progressivement, via la dissémination des microprocesseurs et senseurs, une forme de conscience d’elle-même. Digital Gaïa est en marche, elle fait elle aussi sa métempsycose et nous en serions la partie « intelligente », nous dit l’optimiste Lovelock, plus que la partie psychique défaillante. Des ingénieurs, hackers, bricoleurs et artistes s’en font déjà les relais (voir par exemple L’écologie des signaux de Martin Howse), transmettant les chants magnétiques perturbés de Gaïa, la dotant de capteurs, lui greffant des sens, une « survie » numérique (au sens d’une couche de vie qui s’ajoute). L’électronique peut-elle être écologique et l’écologie électronique ? Ces expérimentations et spéculations se produisent partout avec la même frénésie, la même excitation messianique, mais aussi une incertitude quant à la nature de ce qui pourrait transmigrer ou entrer en trafic via le numérique (de l’information certes, quoi d’autre ?). Alors que les sociologues se battent contre la « désincarnation » d’internet, répétant que des millions de petites mains et de câbles le font exister, la dissolution dans l’éther hante le numérique. Celui-ci créerait un curieux sentiment d’infini, de temps suspendu, dont il faudrait faire l’anthropologie.
Promesse d’une issue jouissive, océanique, démocratisée dans le rêve d’une « immortalité cybernétique » pour tous. L’idée qu’une transmigration électronique pourrait être promise à chacun explique que l’investisseur russe Dmitry Itskov, à l’origine de l’initiative Avatar 2045, n’ait pas hésité à faire le voyage à Dharamsala pour chercher la bénédiction d’une autorité en matière de sotériologie de la réincarnation, le Dalaï-Lama, pour son projet de « téléchargement de l’esprit » (mind uploading). Les technologies du futur cherchent désormais ailleurs la bonne ontologie. Quelles métaphysiques et quelles éthiques émergeront de ce drôle de bazar où se mêlent volontiers science, spiritualité, écologie et technologie ?
La dissolution comme regénération
Lorsque l’informatique est devenue un savoir céleste10, c’est à la théologie chrétienne que les ingénieurs du numérique ont en fait emprunté leur conception de l’absolu, plus qu’à l’hindouisme ou au bouddhisme. Pour le dire vite, on se préoccupe aujourd’hui de savoir si du chaos incontrôlé de la vie électronique pourrait bien émerger de la conscience, plus que de savoir comment elle se dissout. Que se passerait-il si, au lieu de la préjuger nulle part, on la soupçonnait partout ? Ou si on en avait un modèle, aussi complexe et gradué que celui des bouddhistes (qui en distinguent sept, de la plus grossière à la plus subtile, dite de la claire lumière) ? Et qu’arriverait-il si, au lieu de célébrer la conscience, on y voyait l’outil même de notre aliénation et de nos illusions ? Pour le jésuite, philosophe et paléoanthropologue, Teilhard de Chardin, la marche ultime du progrès des technologies de la cognition ne pouvait mener qu’à l’accroissement du volume de la « noosphère » jusqu’au point Omega, où la dématérialisation devient « communion télépathique instantanée », fusion des consciences dans une « super cognition », moment d’apothéose cosmologique où l’univers atteint (via les cerveaux humains) au maximum de conscience11. On est bien loin ici de la dissolution finale de l’ego dans un brahman déjà imbibé de conscience, mais bien plus proche d’une sorte d’inflation de l’univers dans une « super conscience » dont l’humain est le grand artisan. On retrouve la même idée, dans une certaine mesure chez Turing, sous une forme un peu plus ironique et « butlerienne ». Turing n’a pas prédit le chaos de la symbiose mécano-terrestre actuelle avec son armée de petites mains derrière des logiciels et la difficulté à traquer, à l’intérieur, des traces de conscience, ni fantasmé une sorte de Gaïa informatisée tournant seule sur elle-même. Mais si on pousse le développement de l’informatique à son terme, nous dit-il12, elle conduira à toujours plus de dématérialisation, voire à la dissolution complète de la conscience humaine. L’ironie de ce scénario (où plus de machine équivaut à plus de dissolution), bizarrement silencieux sur ses propres conditions matérielles de production, c’est qu’au lieu d’inviter à la prudence ou au ralentissement, il ait été à ce point excitant pour les ingénieurs. La perspective de la dissolution de l’humain s’est en effet imposée comme un puissant moteur de régénération, jusqu’à faire le pari que la technologie oublie elle aussi un jour sa propre matérialité et entre en métempsycose13 . Drôle de scénario qui peut être invoqué aujourd’hui aussi bien par les technophiles que par les technophobes qui dénoncent les instituts de cryogénisation, les expériences de mind uploading, les plateformes d’immortalité, et tout ce qui relève du commerce de la survie. Le fantasme de l’immortalité cybernétique est aisé à déconstruire. Résurgence de vieilles espérances gnostiques, sursaut morbide d’anthropocentrisme, fondé sur une conception « égocentrée » de la transmigration qui doit plus aux spirites du XIXe qu’à ses versions orientales14, l’évangélisme transhumaniste, comme l’a nommé Robert Geraci, ne peut que déboucher sur un commerce de simulacres. Or, réaliser que ce qu’ils produisent avec tant d’effort n’est qu’une pâle copie, une ombre ou un succédané sans substance de la vraie transmigration, ne peut que plonger ceux qui prétendent défier la mortalité dans une grande mélancolie. Il ne leur restera alors plus qu’une issue : expulser la transmigration à jamais hors de la technologie ou bien s’accommoder de la faiblesse de leurs simulacres et devenir bouddhiste.
Technologies de l’immortalité
On gagne à relire encore une fois les controverses entre brahmanes et bouddhistes à ce sujet. Expansion de conscience et dissolution de la conscience y sont équivalents du point de vue de l’expérience mystique. Et si les débats auxquels ils se sont livrés autour des notions de composite, de particules d’être, de simulacre mais aussi des formes de lucidité, n’ont rien perdu aujourd’hui de leur portée métaphysique, c’est que certaines énigmes ont une étonnante longévité et que l’évolution des machines leur ont donné une nouvelle vigueur. Le Dalaï-Lama s’est fait d’ailleurs l’une des ardents promoteurs d’un dialogue renouvelé entre bouddhisme, « sciences de l’esprit » et ingéniérie15.
C’est que les technologies numériques doivent être religieusement accompagnées et rien ne les prédestine au transhumanisme, du moins dans sa version chrétienne. Il existe bien d’autres options, y compris des transhumanismes non occidentaux avec qui elles pourraient faire de meilleures alliances. C’est ainsi que la recherche de passerelles avec le bouddhisme a donné lieu autant à des variantes de néo-bouddhisme qu’à des formes de panpsychisme « techno » considérées comme plus compatibles avec l’IA16. Un ingénieur en quête d’exotisme trouvera en effet volontiers dans le bouddhisme de quoi refonder le statut du simulacre dans la culture, bousculer la notion de conscience et redistribuer du psychisme aux non humains.
S’il est encore trop tôt pour saisir les implications de ces trafics mystico-ingéniériques, l’ontologie du futur se cherche en faisant du neuf avec de l’ancien (et l’inverse). En déclarant qu’il n’y avait rien de scandaleux à voir du métal se charger de psychisme, le Dalaï-Lama prendi le contre-pied de Nagasena qui déclarait, en 150 avant JC : « rien de l’ordre du Soi » ? Il suffit d’introduire de la machine là où le naturalisme a échoué à nous fournir une croyance convaincante pour que la tentation de découper l’être en parties composites revienne à grand pas. On imagine bien brahmanes et bouddhistes repartir dans d’autres polémiques à propos de la transmigration, au fur et à mesure que les machines et les algorithmes évolueront. Certains gourous indiens n’hésitent pas à d’ores et déjà mêler allègrement Veda-s et physique quantique. Les spéculations brahmaniques n’auraient pas seulement préfiguré, à travers les « concrétions karmiques », la notion d’algorithme, mais aussi celle de quantum. « Particules, nous retournerons à l’état de particules, et nos machines aussi ! », s’exclamait récemment Khulavaduta Satpurananda, dit Khyapa Baba (littéralement « le maître fou »), dans une conférence sur la réincarnation. Certains voient ici de quoi faire muter le transhumanisme vers quelque chose d’autre, de plus « transcendantal17 », mais on pourrait s’en servir au contraire pour en faire la critique radicale. Pilot Baba, un ancien commandant et pilote de l’armée indienne devenu un maître spirituel aussi douteux que médiatique, est connu pour avoir repoussé les limites de la mort en s’enterrant cent dix fois au fond d’un trou pour atteindre l’état de samadhi (éveil). Dans une interview postée sur le site d’Avatar 2045, il déclarait qu’il n’y a rien de plus facile que de prendre possession d’un autre corps (un cadavre de préférence), une pratique souvent citée comme un des pouvoirs psychiques que les yogis peuvent acquérir (Parakaya pravesa vidiya). Pas besoin de se machiner pour se projeter dans un autre corps que le sien. Il faut entraîner son psychisme et pratiquer une longue ascèse pour devenir vraiment « transhumain » ! Si on est sans doute loin ici des débats de haute teneur intellectuelle auxquels se sont livrés Varela et ses collègues avec le Dalaï-Lama18, ce dernier avait toutefois usé du même exemple pour bousculer leur conception de la conscience.
Doit-on se réjouir ou, au contraire, s’inquiéter que la transmigration électronique sorte enfin du giron des méthodistes et des libertariens américains où elle est née, que les adeptes du mind uploading se piquent de curiosité pour la faculté de téléportation des ascètes ou pour l’état de samadhi (éveil) des yogis hindous ? Admettons que le samsāra soit porteur d’un nouveau modèle pour penser les flux d’information. Reste à savoir lequel. Un samsāra du genre « quantique » qui remuerait les particules d’être de façon aléatoire ? Un autre qui permettrait tout de même le maintien de vraies personnalités même si celles-ci n’ont jamais conscience de leur transmigration, à l’exception de rares expériences d’hypermnésie ? Ou encore, un autre, impensé, exubérant et chimérique où les simulacres n’en font qu’à leur tête ? La technologie se cherche à coup d’estrangement, aux frontières de l’être, aux limites du vivant.
Elle n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle embarque ses usagers en zone trouble, sur le terrain de l’invisible, des vieilles énigmes ou des indétectables. Et c’est quand elle fait alliance avec (ou contre) la mort, comme une manière de la conjurer, que paradoxalement, elle est la plus vivante, elle devient plan-limite d’expérience. Accrochés à l’informatique comme à la clef de voûte céleste de l’univers qui vient, guettant l’éveil en elle d’une autre conscience, nous avons été, sans le savoir, protestants, remarquait Mark Alizart19. Plus nous fusionnons avec elle, plus nous devons chercher ailleurs d’autres appuis. La physique quantique semble, elle aussi, emportée dans ce drôle de maelström20 où sont plongés ceux qui travaillent à forger de nouvelles croyances à l’âge de l’informatique.
Elle est mobilisée pour diluer ou égaliser tous les êtres dans une forme de holisme atomiste, ou bien, pour faire des individus des « synchronicités aléatoires ». Dans ce contexte, la métempsycose des machines n’est pas qu’une fantaisie d’artiste ou un rêve de hacker, elle correspond à une étonnante phase expérimentale de l’histoire des machines, marquée par des trafics conceptuels entre ingénierie(s) et spiritualité(s), où les uns vont chercher éperdument chez les autres la clairvoyance qui leur manque.
1 Lakshmi Kapani, La Notion de samskara dans l’Inde brahmanique et bouddhique. Deux volumes, Paris, Collège de France/Institut de civilisation indienne/De Boccard, 1993.
2 Voir sur ce point Michel Hulin, Comment la philosophie indienne s’est-elle développée ? La querelle brahmanesbouddhistes, Paris, Panama, 2008.
3 Question d’ingéniérie, de philosophie et d’éthique, le mind uploading a généré une spéculation considérable, sur la nature de la conscience, les limites de la personne et la question de savoir s’il y aurait continuité ou bien rupture entre l’original et sa copie. Pour une bonne introduction au débat, voir R. Blackford & D. Broderick (dir.), Intelligence Unbound : The Future of Uploaded and Machine Minds, Wiley, 2014.
4 Le texte du dramaturge Valère Novarina, L’homme hors de lui, Paris, POL, 2018, constitue sans doute l’une des plus belles déconstructions jamais opérées du transhumanisme,
la réponse du poète surréaliste à l’ingénieur de la Silicon Valley.
5 Ian Stevenson, Réincarnation et biologie, Dervy, 2002.
6 John Desmond Bernal, World, the Flesh and the Devil, 1929.
7 Lynn Margulis, L’univers bactériel, Points-Seuil, 1986.
8James Lovelock, La terre est un être vivant, L’hypothèse Gaïa, Champs Flammarion, Paris, 1993.
9James Lovelock, A Rough Ride to the Future, Penguin Books, 2015.
10 Mark Alizart, Informatique céleste, PUF, 2018.
11 Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, 1955
12 Alan Turing, Intelligent machinery. A heretical theory, 1951.
13 L’exposition When machines are dreaming, Musée polytechnique de Dresde (2017) réunissait des machines rêvantes, conçues par des hackers et des artistes, à partir d’algorithmes transformant les images du réseau en films psychédéliques.
14 René Guénon avait pointé ce malentendu dans l’Erreur Spirite (Paris, Marcel Rivière,1923) condamnant les « extravagances réincarnationnistes » des milieux spirites. Voir sur ce point Emmanuel Grimaud, « Renaître en temps réel. Techniques de régression de mémoire et expériences de vies antérieures », Terrain, 66, 2016, p.24-45.
15 Sur le riche dialogue entre bouddhisme ou « postbouddhisme » et sciences de l’esprit, voir les débats du Mind and Life Institute. Francisco Varela, Dalï Lama et alia, Passerelles : entretiens avec des scientifiques sur la nature de l’esprit, Paris, Albin Michel, 2000. Et sur l’alliance du numérique et du bouddhisme américain John Tresch, « Un Bouddha dans son smartphone », in E.Grimaud, AC.Taylor, D.Vidal, T.Dufresne (dir.) Persona, étrangement humain, Paris, Actes Sud / musée du quai Branly, 2016, p. 191-193.
16 Voir par exemple Andrew Cvercko, « No form, feelings, perceptions, mental formations, consciousness: A Buddhist perspective on AI », Institute for Ethics and Emerging Technologies, 2014. En ligne : http://ieet.org/ index.php/IEET/more/cvercko20130102 . Pour une critique de l’usage du bouddhisme par le transhumanisme dit « transcendental » voir Woody Evans, « If You See a Cyborg in the Road, Kill the Buddha: Against Transcendental Transhumanism », Journal of Evolution and Technology, Vol. 24 (2), Sept 2014, p. 92-97.
17 Pour mesurer l’ampleur de ce qu’on peut faire dire aux Veda-s, on peut consulter l’intervention d’un maître russe qui se fait appeler Swami Vishnudevananda Giri Ji Maharaj, « Transcendental Transhumanism as the Probable Future of Humankind », conférence, GF2045 Congress, 18 février 2012, Moscou, et disponible sur le site d’Avatar 2045 (http://2045.com/dialogue/30097.html).
18 Varela, Dalaï Lama et alii, Passerelles : entretiens avec des scientifiques sur la nature de l’esprit, Albin Michel, Paris, 2000.
19 Mark Alizard, Pop Theology, Protestantisme et postmodernité, PUF, 2015.
20 Voir par exemple le curieux texte du fondateur du parti transhumaniste russe, Alexey Turchin, « Forever and Again, Necessary Conditions for “Quantum Immortality” and its Practical Implications », Journal of Evolution and Technology, Vol. 28 (1), Dec 2018, p. 31-56.
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