Ce numéro rend compte d’une réflexion que nous avons tissée ces dix dernières années, au fil de nos formations universitaires et de notre engagement militant, des rencontres que nous avons pu faire et des événements de l’actualité1.
En 2015, alors jeunes étudiants, nous assistons impuissants à la « crise migratoire » à laquelle fait face l’Union Européenne (UE), que nous apprenons bien vite à considérer plutôt comme une « crise de l’accueil2 ». Sur nos écrans de télévision et d’ordinateur, nous voyons ces navires par lesquels des enfants, des femmes et des hommes tentent de rejoindre les côtes de notre continent qui les repousse tout en se vantant de tant de valeurs humanistes. « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde3 » : cette sentence bien connue de Michel Rocard, utilisée par les opposants à l’accueil, nous rappelle pourtant que nous devons en prendre « fidèlement notre part » et « traiter le mieux possible la part qu’[on] a déjà ». Sous nos yeux, l’Europe se meut en forteresse, bien que rien n’empêche totalement celui qui fuit la guerre ou une situation désastreuse de passer. La traversée devient seulement plus difficile, et mortelle, comme les chiffres le rappellent, plus de 3 000 décès en Méditerranée pour l’année 20234. À partir de cette réalité la plus crue et la plus cruelle, la frontière apparaît comme le symbole d’une séparation non seulement arbitraire mais intrinsèquement néfaste. Tel est le constat de Vilém Flusser, philosophe juif tchèque ayant connu le péril de l’exil, dont la famille a été décimée par la Shoah : « Il n’y a pas de frontière ligne. Il n’existe pas au monde, deux phénomènes qui puissent être séparés par des lignes. Elles sont toujours une définition artificielle et mauvaise. […] Toute pensée systématique est une pensée fausse. Parce que tout système est une violation. La réalité est confuse et c’est par-là qu’elle est intéressante. Toute pensée cartésienne qui fait de l’ordre dans les choses est fasciste5. »
En mars 2020, notre appréhension de la frontière évolue alors qu’elle devient un élément majeur de la compréhension de la pandémie du Covid-19. En échange universitaire au Québec, nous assistons au discours du président Emmanuel Macron annonçant la fermeture des frontières françaises. Protégés par notre passeport et notre visa, il n’est pas moins déstabilisant d’apprendre la nouvelle à l’autre bout du monde. Le pays se ferme et nous sommes dehors. Dans ce contexte, la frontière dévoile toute son ambiguïté : la pandémie mondiale rend tangible l’hyper-globalisation et le virus devient le symbole d’une circulation quasi immédiate des flux. Dans le même temps, elle pousse les États à se refermer sur eux-mêmes, décidant, à l’intérieur de leurs frontières soudainement verrouillées, quelle politique mettre en place. La coopération internationale bat son plein, et pourtant la course au vaccin réaffirme d’infranchissables frontières entre les Nords et les Suds. Les frontières nous semblent avoir disparu et n’avoir jamais été aussi palpables.
Deux ans plus tard, quasiment jour pour jour, nous assistons en direct depuis une taberna catalane au franchissement des frontières de l’Ukraine par l’armée de la fédération de Russie. Cette opération dite « spéciale » par le pouvoir poutiniste relève d’un impérialisme faisant écho à d’autres situations dans le monde, mais elle nous touche différemment, sans doute par empathie sélective6 autant que par proximité géographique. Nous voyons également les Ukrainiens et Ukrainiennes traverser d’autres frontières pour se protéger, celles de l’UE et en particulier de la Pologne. Ainsi la forteresse européenne remplit sa double fonction : elle peut aussi, quand elle s’en donne les moyens, accueillir et protéger. Un autre exemple de la fonction protectrice de la frontière pourrait être son utilisation comme bouclier par les réfugiés des populations marrons lors de la guerre civile du Suriname (1986-1992) qui ont traversé le fleuve Maroni pour rejoindre la Guyane française. Les frontières peuvent alors être des remparts contre les pouvoirs impérialistes, bien qu’elles soient toujours en sursis, comme le rappelle le Venezuela menaçant aujourd’hui d’envahir le Guyana en revendiquant une grande partie de son territoire. D’ailleurs, certains demandent plus de frontières, afin de pouvoir se protéger, comme les populations indigènes (indígenas) du Brésil appelant à une « Demarcação já ! », une démarcation de leur terre face à l’agrobusiness écocidaire. Dans cette petite taberna espagnole, nous voyons également flotter des drapeaux indépendantistes exprimant une demande de frontière plus nette entre la Catalogne et l’Espagne.
Ces quelques exemples sortent d’emblée la frontière d’un binarisme entre violence et protection, fascisme et cosmopolitisme, la révélant bien plus ambiguë qu’elle n’y paraît. Dans ce numéro, nous souhaitons la faire dialoguer avec la notion de lisière. Le poète Emmanuel Hocquard distingue trois figures de la traduction7. La première est une traduction-frontière qui sépare les langues qu’elle prétend réunir. La deuxième est une traduction-limite qui invite à penser un au-delà de sa propre langue et une rencontre avec l’altérité. La troisième est une traduction-lisière, construction d’un espace intermédiaire appartenant à deux territoires et à aucun des deux en même temps, aire de transition à réinventer et habiter. À partir de cette catégorisation du traduire, nous envisageons une réflexion transdisciplinaire sur la frontière, en nous demandant comment il serait possible de la traduire en lisière.
Les métaphores de la frontière
La frontière trace une ligne de séparation dans l’espace, entre différents ensembles humains et ainsi marque les limites de la souveraineté d’un État8. Telle est sa définition consensuelle, héritée de l’événement fondateur, quasi mythique en Europe, du traité de Westphalie de 1648. Réunis autour d’une carte, les souverains stabilisent les rapports de force qui les unissent et les opposent en délimitant sur le papier la bordure d’entités qui finiront par devenir ce que nous appelons aujourd’hui des États-nations. Ces mêmes États européens se réunissent deux siècles plus tard, toujours autour d’une carte, afin de délimiter les frontières coloniales de l’Afrique, lors de la conférence de Berlin de 1885. Au cours des trois dernières décennies, alors que la mondialisation et la Fin de l’Histoire prétendent abolir les frontières, elles n’ont fait que s’étendre, avec par exemple les 27 000 km de frontières supplémentaires en Eurasie depuis 19919, et un grand nombre de guerres territoriales. Pour la philosophe états-unienne Wendy Brown, ces frontières érigées comme des murs manifestent une tentative désespérée des États pour maintenir une illusion de contrôle et d’autorité, malgré leur capacité décroissante à réguler efficacement ce(ux) qui les traverse(nt)10.
En tant que ligne et limite, la frontière ainsi pensée s’inscrit d’emblée dans une tension entre abstraction et concrétude. Elle est une ligne désincarnée ne pouvant exister que dans un univers de représentation du territoire, celui de la carte. Elle est tout autant une limite réelle, potentiellement guerrière, apte à mobiliser des armées, des corps et toute une nation de citoyens unis par un sentiment d’appartenance commune. Au cœur de cette tension, les politiques bien réelles d’exclusion migratoire se fondent sur cette ligne imaginaire et automatisent la surveillance des personnes en migration par l’utilisation de méthodologies d’investigation en sources ouvertes11 qui souffrent d’un techno-déterminisme aux représentations mortifères12. La frontière témoigne du fait que les cartes mentent, comme nous l’apprennent les géographes13, et que la carte n’est pas le territoire, comme nous le rappellent les philosophes14. De plus, la frontière rend compte d’une position ambivalente d’attaque et de défense, étant l’expression de conflits géopolitiques, en même temps qu’elle représente ce qui en protège, révélant un potentiel de violence mais aussi de sécurité.
Depuis ses origines et jusqu’à aujourd’hui, la frontière oscille donc entre des acceptions contraires. Elle est une interface qui permet le passage, une ouverture qui rend possible le contact, tout autant qu’une barrière qui repousse l’altérité, un mur qui enferme. Plus qu’un espace, elle est un processus qui traverse un espace. Elle est en permanence une double dynamique d’ouverture et de fermeture. La question n’est pas de savoir si la frontière est ouverte ou fermée, puisqu’elle est nécessairement les deux à la fois, mais de savoir ce qu’elle ouvre et ce qu’elle ferme. Quelles sont les marchandises, les personnes et les idées qu’elle laisse passer ou retient, comment et pourquoi ? Pour répondre à ces questions, il devient nécessaire de ne pas penser la frontière dans l’absolu, mais plutôt la frontière particulière entre deux entités spécifiques ainsi séparées-connectées. La frontière y existe par des effets de frontiérisation, non plus en tant qu’une ligne sur une carte mais en tant qu’une configuration particulière des rapports sociaux, commerciaux, financiers, culturels, linguistiques, etc.
L’article de Marilou Sarrut, dans le présent numéro, doctorante en géographie, illustre particulièrement bien ce point à travers une ethnographie de la frontière entre la Colombie et le Panama. Ce qui fait frontière, ce n’est ni la ligne visible sur le GPS des téléphones portables, ni l’épaisseur de la jungle ou la borne installée en son sein, c’est la manière dont l’ensemble des dynamiques sociales sont frontiérisées dans la région. Les villages autochtones qui repensent leur économie pour s’adapter aux innombrables traversées, les négociations entre États et narcotrafiquants, les dispositifs législatifs qui déterminent les limites non pas du territoire mais de l’accompagnement ou de l’abandon des populations dans leur migration : c’est cela qui fait frontière, en tant qu’un processus social perceptible à travers les traces qu’il laisse dans l’expérience vécue des individus.
Symbole de tensions et de paradoxes entre abstraction et matérialité, ouvertures et fermetures, la frontière est une interface si polymorphe qu’elle paraît pouvoir représenter tout et son contraire. On comprend alors pourquoi elle a été décrite par un très grand nombre de chercheurs et chercheuses, qui n’ont cessé de proposer des qualificatifs pour en spécifier certains enjeux. Si l’on repense aux origines mêmes de sa création – rendre visible sur la carte ce qui est intangible sur le territoire – on saisit mieux cette filiation et ce questionnement sans réponse quant à la représentabilité de la frontière. Elle stimule l’imaginaire de la recherche, au sens où elle appelle à produire des images, mais elle échoue à se laisser saisir par une délimitation claire de ses contours.
Elle peut être frontière-peau, en tant qu’enveloppe de protection et filtre organisant certains types de passages, ou même frontière-synapse 15. Elle est tout autant frontière-cicatrice, image proposée par Anne-Laure Amilhat Szary16 pour requalifier la métaphore de la peau. Aux antipodes de l’idée de filtre, la frontière est cul-de-sac là où elle ne laisse rien passer, là où elle est butée dans le parcours migratoire, telle celle de Calais. Dans le même ordre d’idées, la frontière est couture ou coupure, selon que le processus décrit est ouvrant ou fermant. Étymologiquement, elle est un front 17, et peut être tranchée, sillon militarisé, telle la ligne de démarcation militaire entre les deux Corées. De ligne à une dimension, elle peut acquérir une certaine épaisseur18, une zone d’incertitude et de négociations donnant consistance au territoire. Par exemple, la faixa de fronteira brésilienne s’étend sur une largeur de 150 km depuis la frontière, et possède un cadre économico-législatif particulier. Plongeant dans les profondeurs souterraines et s’élevant jusqu’au-delà des limites atmosphériques, elle devient frontière 3D 19 et pose la question du découpage des territoires maritimes et spatiaux. Au contraire de la ligne, elle est aussi frontière pixellisée 20, nuage de points 21. La frontière du Royaume-Uni, par exemple, est incarnée par la Manche, frontière en apparence « naturelle ». Elle existe cependant tout autant au sein de la Gare du Nord à Paris, à l’occasion des contrôles permettant l’accès à l’Eurostar, et cherche à laisser sa trace au Rwanda, avec la décision du précédent gouvernement britannique de Rishi Sunak d’y localiser les procédures de demandes d’asile. On retrouve cette question d’une frontière partout et en même temps nulle part dans la contribution de deux membres du collectif Border Forensics22, Elio Panese et Stanislas Michel, à propos de l’accueil des réfugiés en Suisse. Ils y analysent comment les effets de frontière s’incarnent dans l’architecture, le territoire et les corps, dévoilant leurs ramifications à chaque étape de la procédure d’asile.
On le voit, la frontière est si protéiforme qu’elle ne se suffit pas à elle-même pour être définissable. Ne risque-t-on pas de se perdre dans ce labyrinthe d’images et de métaphores, dont nous n’avons cité qu’une infime partie ? Comment préserver la capacité de la frontière à dire quelque chose de la réalité sociale, alors que toute tentative de saisie de sa définition paraît distordante et trompeuse ? Et pourquoi proposer le mot de lisière après tant d’autres concepts utilisés et opérants ? Qu’est-ce qui peut naître d’un dialogue entre la recherche sur les frontières et celle tout aussi foisonnante sur les seuils et la liminalité23 ?
La frontière comme métaphore
Si la frontière est issue de la géopolitique, elle fait également partie du langage courant et sert à décrire un très grand nombre de situations qui n’ont rien à voir avec les territoires étatiques24. En effet, pour Philippe Hamman et Pascal Hintermeyer, elle n’est pas uniquement un objet matériel de recherche auquel on s’intéresse, elle est aussi un objet cognitif, un analyseur de phénomènes25, une opération de l’esprit qui fait quelque chose. Penser la frontière, c’est penser du même coup la distinction et son échec. Dans cette position intenable, la frontière apparaît à la fois comme nécessaire et contingente, comme le développe Tristan Garcia dans un précédent numéro de Multitudes26. Elle est nécessaire dans le sens où l’esprit a besoin de distinguer des entités les unes des autres, de démarquer des espaces et de tracer des limites. Elle est contingente dans le sens où la séparation qu’elle opère est purement le fruit d’une construction sociale historisable, qu’il est légitime de remettre en cause. C’est en ceci que la frontière relève d’un « vœu pieux tragique », celui de devoir, mais de ne pas pouvoir, être tracée.
La frontière n’est donc bien sûr pas uniquement celle qui concerne les États. Elle est aussi frontière interne, psychique. La psychanalyse s’y est intéressée dès ses débuts, Freud définissant le Moi comme « un être de frontières27 » : frontière entre le monde interne et le monde externe, mais aussi à l’intérieur de l’appareil psychique, frontière entre ses différentes composantes en négociation. Aujourd’hui, la psychopathologie ne cesse d’aborder la frontière à travers le concept de borderline, ou de fonctionnement limite dans une traduction française. À travers l’intérêt grandissant pour ce trouble et son extension dans le langage courant, quelque chose du monde contemporain semble adresser au sujet une question concernant ses limites : celles entre soi et l’autre, celles de ses propres désirs et besoins, celles qui bordent et soutiennent mais aussi celles qui entravent. D’un point de vue psychologique, on pourrait dire que la frontière est viable dès lors qu’elle est solide mais traversable, souple mais non poreuse. Aborder la frontière dans son existence en nous-même amène à percevoir le besoin de la voir exister et de s’y confronter, tout autant que le besoin de la transgresser et d’aller au-delà. Elle semble là encore exister pour mieux être contestée. La frontière demeure quoi qu’il en soit un objet d’étude privilégié pour la psychologie clinique, notamment d’orientation psychanalytique, comme en témoigne la parution cette année d’un numéro de la Revue française de psychanalyse consacré aux frontières et aux voyages. Ce champ de recherche est particulièrement fécond lorsqu’il s’intéresse justement à ce que les processus géopolitiques frontaliers font à la psyché. C’est là toute la démarche d’Élise Pestre dans son livre La vie dans la jungle 28, questionnant cette homologie entre frontières psychiques et frontières territoriales à partir d’une recherche sur les conditions de vie dans le camp de Calais. Comment la brutalité d’une frontière physique infranchissable produit un délitement des frontières internes protectrices ? C’est l’une des questions centrales de cet ouvrage et l’objet de l’entretien présent dans ce numéro.
Un autre champ où l’image de la frontière est souvent mobilisée est celui des langues. Brutalité de la frontière : l’analyse linguistique des accents et manières de parler des demandeurs d’asile est utilisée pour établir la véracité de leurs témoignages29. Souplesse de la frontière : bon nombre de linguistes remettent en cause la distinction rigide entre différentes entités linguistiques et remarquent qu’il existe en réalité des continuums passant progressivement d’une langue à l’autre sans qu’il soit possible de tracer une limite claire entre elles30. À partir de ce constat, on ne s’étonne pas que les rapports entre les langues soient mobilisés par les géographes pour décrire ce qui se passe dans les situations frontalières. La traduction est en effet une manière possible de penser les expériences produites par la frontière. Dans leur contribution à ce numéro, Alexandra Galitzine-Loumpet et Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky analysent comment les effets de frontière travaillent le rapport aux langues des personnes en migration en Europe. Les femmes et les hommes en exil qui traversent les espaces de migration que sont les camps, campements, squats et centres d’hébergement font face avant tout aux processus violents de fermeture des frontières. Elles et ils font l’expérience d’une liminalité et d’un espace-temps d’entre-deux producteur, certes dans l’urgence et sous la contrainte, de transformations profondes, de réaménagements et de créativité. Ces phénomènes qui mettent en exergue le dépassement d’une binarité de la frontière s’inscrivent tout particulièrement dans les langues et les manières dont elles entrent en contact les unes avec les autres. Si la langue française s’impose dans certains espaces à travers un discours administratif corseté et excluant, l’expérience migratoire des personnes en exil est aussi le creuset de la création inventive et résistante de nouvelles manières de penser le plurilinguisme et la traduction. Les autrices l’appréhendent en particulier dans leur présentation du « migralecte31 », hybridation de langues assemblées en un lexique de l’exil polyphonique regroupant 2 500 termes, ainsi que du Diplôme Universitaire de l’INALCO Hospitalité, Médiations, Migrations, valorisant les compétences linguistiques, géopolitiques et administratives acquises au cours des parcours migratoires.
De la frontière à la lisière et vice-versa
Ce numéro, qui aurait pu s’intituler « Défense et illustration de la lisière », pense cette dernière à partir de l’image du dégradé et du spectre lumineux, auquel Tristan Garcia fait également référence dans son article32. La frontière, c’est le geste conceptuel qui sépare le jaune de l’orange, alors que dans l’expérience de la réalité, nous sommes face à une infinité de nuances. Nous souhaitons, avec la notion de lisière, nous intéresser à ce qui passe à l’intérieur de ce dégradé de couleurs. Cette analogie du spectre lumineux renvoie au film By the Throat du duo d’artistes Effi&Amir, qui interrogent l’arbitraire de la séparation à travers la métaphore de l’arc-en-ciel, en particulier dans le champ linguistique et les constructions communautaires. Ils s’entretiennent dans ce numéro avec Amalini Simon, psychologue et responsable du centre Babel33, dont le travail de recherche et de clinique appréhende ces langues qui séparent, tels des barbelés invisibles, tout comme celles qui rapprochent dans une pensée du métissage héritière de la psychologie transculturelle.
Avec la notion de lisière, il ne s’agit pas de penser un spectre sans séparation où règne l’indifférencié, mais bien de qualifier une dynamique source de vie qui réunit autant qu’elle sépare. La lisière évoque ainsi un écotone, zone de transition écologique entre deux écosystèmes, généralement très riche en biodiversité, car hébergeant à la fois des espèces provenant de ces deux écosystèmes ainsi que des espèces spécifiques à ce milieu de transition. En mobilisant le terme de lisière, nous cherchons donc à mettre en exergue ces formes de vie particulières.
En cela, la lisière est un espace de dégradés qui travaille à ne pas construire des représentations dégradantes des personnes qui l’habitent. Elle se construit également comme un espace transdisciplinaire, tentant de rendre compte des expériences vécues. Ainsi, ce numéro accueille, et ce fut une première pour les deux chercheurs, une rencontre entre la psychanalyse, avec la professeure des universités Marion Feldman, et la géographie, avec le directeur de recherches au CNRS Matthieu Noucher. Leurs expériences à l’île de La Réunion et en Guyane française, ainsi que la discussion qui en émerge, invitent à repenser les frontières, cette fois disciplinaires, et à envisager un complémentarisme34 des paradigmes et approches en sciences sociales. À partir d’un regard réflexif sur la position éthique du chercheur en interaction avec son terrain, ils renouvellent la manière d’appréhender l’ambivalence des frontières, entre espace d’entre-deux constructeur de diversité et dynamiques nécropolitiques.
Depuis l’éclairage qu’en donne l’image de la lisière, nous pouvons, à propos de la frontière, citer Régis Debray et son provocant Éloge des frontières : « Pour déjouer l’apartheid et la coupure, ne renâclons pas aux travaux de couture. La mixité des humains ne s’obtiendra pas en jetant au panier les cartes d’identité, mais en procurant un passeport à chacun35. » Procurer un passeport à chacun, car derrière les discours théoriques et politiques sur la frontière, il y a des situations vécues et concrètes d’enfermement, comme nous le rappelle l’article de Laure Palun, directrice de l’Anafé – Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, et Damien Simonneau, politiste à l’INALCO. Ils y décrivent les « zones d’attente » et l’enfermement qu’y subissent les personnes étrangères, dégradant leur santé tant physique que psychique. Une fois de plus, c’est la concrétude des rapports sociaux mis en exergue par les dynamiques de frontiérisation qui doivent guider toute tentative de conceptualisation.
En mettant en regard frontière et lisière, nous prenons peut-être le risque d’ajouter une voix de plus à une polyphonie notionnelle déjà très étoffée, mais nous espérons initier un espace de discussion aux marges de plusieurs disciplines (anthropologie, géographie, psychologie, droit, sciences politiques, arts) et à la rencontre de conceptions parfois antagonistes de la séparation, de la bordure et de la différentiation. En ayant comme horizon constant la prise en compte du vécu des personnes concernées directement par les enjeux géopolitiques et sécuritaires que la frontière soulève, nous avons à cœur de penser une lisière habitable d’unité dans la multiplicité.
1La publication de cette Majeure a reçu un financement de la part du programme européen NesT MSCA-RISE no 101007915.
2Lendaro, A., Rodier, C., Vertonger, Y. L. (2019). La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances. La Découverte.
3Tevanian, P., Stevens, J.-C. (2022). « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » En finir avec une sentence de mort. Anamosa.
4Organisation internationale pour la migration.(2024). 2023 est l’année la plus meurtrière pour les migrants, avec près de 8 600 décès. [Communiqué du 06/03] www.iom.int/fr/news/2023-est-lannee-la-plus-meurtriere-pour-les-migrants-avec-pres-de-8-600-deces
5Flusser, V. (1991). Toute pensée cartésienne est fasciste, Calades.
6Brugeron, J., Deneuville, A., Mniaï, S. (2023). Analyser et subvertir les cadres de l’empathie sélective, Hybrid, no 10. URL : http://journals.openedition.org/hybrid/3014
7Hoquard, E. (2018). Le cours de Pise. P.O.L.
8Anderson, B. (1991). Imagined Communities. An Inquiry into the Origins and Spread of Nationalism. Verso.
9Foucher, M. (2010). Actualité et permanence des frontières. Médium, (no 24-25) (3), 12-34.
10Brown, W. (2017). Walled states, Waning Sovereignty. Zone Books.
11Pour comprendre ce qu’est l’OSINT, nous renvoyons à un précédent numéro de la revue Multitudes : Deneuville A., Hernández López G., Rasmi J., (2022). Un âge de nouvelles enquêtes ?, Multitudes, (no 89) (4), 58-66.
12Deneuville, A. (2023). Quelques impensés de l’open source intelligence. AOC [Analyse Opinion Critique].
13Monmonier, M. (1991). How to Lie with Maps. University of Chicago Press.
14Korzybski, A. (2007). Une carte n’est pas le territoire : Prolégomènes aux systèmes non aristotélicien et à la sémantique générale. Éclat, Paris, [1933].
15Saez, G., Leresche, J.-P. (1997). Identités territoriales et régimes politiques de la frontière. Pôle Sud, 7, p. 27-48.
16Amilhat Szary, A.-L (2015). Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? Puf.
17Flusser, V. (1991) op. cit.
18Hammam, P., Hintermeyer, P. (2012). Revisiter les frontières. Revue des Sciences Sociales, 48, 8-15.
19Amilhat Szary, A.-L (2015). op. cit.
20Bigo, D., Guild, E. (dir.). (2005). Controlling Frontiers: Free Movement into and within Europe. Ashgate.
21Amilhat Szary, A.-L (2015). op. cit.
22www.borderforensics.org
23Voir notamment les travaux de l’ANR Liminal (Linguistic and Intercultural Mediations in a context of International Migrations), en particulier le livre Lingua (non) grata, langues, violences et résistances dans les espaces de la migration, dirigé par Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky et Alexandra Galitzine-Loumpet.
24On peut constater les nombreux colloques universitaires mobilisant le terme de frontières pour parler de : littérature, genre, langues, disciplines, etc.
25Hammam, P., Hintermeyer, P. (2012). op. cit.
26Garcia, T. (2018). Logique de la frontière. Multitudes, (no 72) (3), 60-69.
27Freud, S. (1923). Le moi et le ça. Payot (2010).
28Pestre, E. (2022). La vie dans la jungle. PUF.
29Voir l’œuvre de l’artiste sonore Lawrence Abu Hamdan The Freedom of Speech Itself en 2012.
30Canut, C. (2021). Langues. Anamosa.
31www.migralect.org
32Garcia, T. (2018). op. cit.
33https://centre-babel.fr
34Devereux, G. (1972). Ethnopsychanalyse complémentariste. Flammarion.
35Debray, R. (2010). Éloge des frontières. Gallimard.

