97. Multitudes 97. Hiver 2024
A chaud 97.

Des héroïnes en transformation ?

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Le temps parait très loin où les femmes se devaient d’être parées des vertus cardinales du dévouement, du sacrifice, de la disponibilité, accompagnant leur devoir de maternité dans une conjugalité hétérosexuelle. Ce destin autrefois banalement héroïsé que d’aucunes, nombreuses, se choisissent néanmoins librement aujourd’hui, ne relève plus de l’obligation biologico-sociale et les modèles ont éclaté en mille morceaux, laissant place, aux côtés des stéréotypes, à une multitude d’imaginaires de sexuation ou de son refus. Les trad wives aux USA constituent désormais une de ces utopies en prônant ainsi la femme au foyer et sa soumission totale à son mari, y compris sexuelle. Parallèlement elles organisent d’énormes évènements au cours desquels la campagne pour l’élection de Trump en 2024 est mise en scène joyeusement. Les jeunes femmes qui y participent montrent un enthousiasme extraordinaire pour une vie de dépendance et de servitude au sens propre du terme et se rangent elles-mêmes dans la catégorie des conservateurs. Elles estiment que se plier à une volonté masculine les dégage d’une responsabilité fatigante et que « rester à la maison », préparer les repas familiaux, tenir son intérieur rangé et propre, surveiller ses enfants sont des tâches qui font d’elles des héroïnes, comme le leur répètent les leaders des trad wives. Influenceuses efficaces, filmant et donnant à voir chacun de leurs gestes quotidiens dans des vêtements ravissants qui mettent en valeur leurs corps sculptés et charmeurs, les trad wives se révèlent aussi de redoutables entrepreneures. Leur antiféminisme affiché les distinguent de celles qu’on dénomme les nouvelles féministes de droite1, en dépit du fait qu’elles ont avec ces dernières des points communs dans leur opposition aux migrations, à l’islam et leur défense de la « civilisation européenne, blanche ». Tous ces courants montrent à quel point les femmes sont devenues importantes sous la forme d’un item inesquivable qui dicte des programmes politiques.

L’unification capitalistique du monde, après la chute de l’URSS en 1991, avait aussi produit des héroïnes mais celles-ci étaient globales et hypermédiatisées aux quatre coins du monde. Elles s’avèrent très différentes de ces héroïnes de l’intime que sont les trad wives et les féministes de Nemesis qui se revendiquent aux côtés de l’extrême droite. Les héroïnes globales étaient en effet présentées comme des parangons de liberté et d’un mode spécifique d’inégalité, c’est-à-dire donnant l’illusion d’une égalité raisonnable dans l’inégalité irréfragable de la dualité sexuelle. Taslima Nasreen2 avait inauguré, dans les années quatre-vingt, à partir du Bangladesh, cette ligne de figures qui s’inscrivent dans un processus récurrent d’héroïnes globalisées dont Malala, du Pakistan, est l’une des meilleures et des plus brillantes représentantes en 20153, récompensée par le prix Nobel de la paix. Ces héroïnes globalisées – loin d’être des subordonnées volontaires à l’instar des trad wives – ont plusieurs caractéristiques qui illustrent les modèles d’inégalité en jeu.

Elles sont tout d’abord le produit des organisations internationales dans des contextes géopolitiques toujours particuliers dont elles sont l’un des instruments, incarné, personnifié, de représentation. Elles viennent d’ailleurs multiples, et leurs personnages sont marqués par une altérité forte dont la construction scénique est orientée vers une progressive proximité, un rapprochement positif apte à résorber la trop imposante altérité initiale. Elles appartiennent à des couches moyennes hors des pôles extrêmes de la richesse et de la pauvreté et permettent des jeux identificatoires rapides quel que soit l’interlocuteur et l’interlocutrice. Elles sont l’illustration d’un combat radicalement inégal dont elles sortent in fine victorieuses alors qu’elles partaient perdantes. Elles luttent tout à la fois contre des régimes iniques, corrompus, barbares, criminels, et pour la cause des femmes. Leur ennemi est constitué d’États patriarcaux, oppresseurs qui réduisent les femmes à l’esclavage économique, politique, sexuel.

Ces femmes sont des médiatrices par excellence entre ici et là-bas, donnant un visage à la fois ferme et apaisé aux normes globales de genre4, cristallisant, dans leur idiosyncrasie, le rêve d’un monde régulé par la démocratie et le marché, qu’elles ont l’art de faire pénétrer avec douceur dans les consciences. De façon décisive, elles recréent un imaginaire de femme authentique, libre avec ses attributs d’inégalité modérée, restée féminine, avec ses propres armes liées à sa condition, engagée dans un combat non contre les hommes en général mais contre des hommes particuliers, détenteurs de pouvoirs arbitraires et maltraitants, qu’elles vont moraliser, civiliser. Ces héroïnes globalisées restaurent donc la vision d’une dualité sexuelle réconciliée mais modernisée, parée de vertus d’inégalités adéquates qui sont des leçons pour tous les champs sociaux globalisés.

Ce type d’héroïnes globalisées – bien que persistantes en raison de leur poids, en particulier dans la lutte mondiale contre l’islamisme politique et le terrorisme islamique – n’est plus vraiment à la mode. Passées les deux premières décennies du XXIe siècle, l’héroïsation des femmes marque un nouveau saut, en particulier avec le mouvement MeToo qui essaime dans tous les pays et ébranle les institutions publiques, privées, internationales, montrant à l’envi des portraits d’hommes dits terriblement prédateurs, agresseurs, harceleurs, violeurs, assassins. La lutte contre les violences sexuelles prend alors une ampleur notable, recouvrant l’ensemble des politiques spécifiques et tenant lieu éventuellement de programme politique. Les signifiants « sexualités » et « femmes » sont devenus majeurs, faisant prévaloir une catégorie d’héroïsation qui campe non plus sur le monde globalisé objectivé mais sur l’intimité subjective à globaliser. L’association des femmes à la nature et à la préservation de l’environnement confère une efficacité symbolique remarquable au signifiant qu’elles portent.

Dans cette perspective, le procès très médiatisé des viols répétés de Gisèle Pelicot par son mari, qui la droguait et la donnait en pâture à des inconnus recrutés sur une plateforme numérique, constitue à sa manière un fait social total, emblématique de la période présente. L’attitude de Gisèle Pelicot, assistant à son procès, acceptant qu’il soit public alors même qu’étaient montrées les archives numériques de son mari, donnant à voir les scènes de viol en détail, a été unanimement et à juste titre saluée comme extrêmement courageuse. L’horreur du comportement de Dominique Pelicot, l’ignominie des 50 accusés qui ont participé à ces viols proposés par le mari, défient la réflexion et leurs arguments de viol involontaire, inconscient, presque fortuit, paraissent pitoyables, plus que ridicules. Les articles de presse répètent les uns après les autres le même message qui tient en deux énoncés simples : le caractère banal, ordinaire, des protagonistes masculins de ces évènements effrayants conduit tout d’abord à déduire logiquement que tous les hommes sont susceptibles dans certaines circonstances de tels actes, et que la gent masculine dans son entièreté doit avoir honte et se sentir coupable. Deuxièmement, Gisèle Pélicot est une héroïne car une victime absolue, abyssale, quintessentielle. Ces deux énoncés, qui peuvent recueillir aisément l’assentiment de tous et toutes tant le dévoilement des faits semble au fur et à mesure du déroulement du procès de plus en plus abominable, appellent néanmoins la réflexion. La culpabilité, qui serait un attribut consubstantiel des femmes5, est en effet retournée dans un mouvement où la victime relève la tête.

Dans la continuité des révélations de MeToo, qui a eu pour effet de montrer et de démontrer à quel point la domination masculine se poursuivait partout, réduisant les femmes à en devenir les proies sans défense, sidérées et traumatisées à vie, Gisèle Pélicot parachève le modèle de la victimisation des femmes, en le poussant à un paroxysme insupportable et en hypostasiant cette figure victimaire, ce qui l’héroïse à une hauteur vertigineuse. Qu’une sexualité subie au plus haut point dramatique soit le socle de cette héroïsation doit être souligné, tout comme le fait qu’il s’agit d’une seule femme martyrisée et non de viols de masse si souvent perpétués comme au Kiwu, pour citer une guerre récente et interminable dans laquelle les femmes aux organes déchirés par les outils qui les ont perforées sont des handicapées et des parias à vie, rejetées par leur groupe social.

Héroïne de l’intimité sexuelle, le cas de Gisèle Pelicot permet aussi de décrypter le processus actuel de libération numérique des pulsions qu’autorise internet. Les plateformes numériques invitent au passage à l’acte de tout fantasme sexuel, qu’il s’agisse de femmes, d’enfants, d’animaux ou de toute autre chose, sans aucune limite. Il n’y a donc pas plus de surprise dans le rajeunissement des petits criminels qui poignardent et brûlent vifs leurs adversaires ou leurs amantes dans les guerres de clans de la drogue que dans le vieillissement de tous ceux qui satisfont leurs désirs pulsionnels sur des êtres conscients ou inconscients, peu importe. Alors même que le capitalisme n’a jamais engendré autant de logiques de moralisation6, si on peut se féliciter que les sexualités aient été libérées de toute répression morale, en revanche l’immense permissivité qu’offre à l’inconscient la numérisation des vies et des sociétés doit être appréhendée. Il ne s’agit pas d’asséner simplement qu’il n’y a plus de différence entre le réel et des formes d’imaginées issues des vidéos disponibles. De façon plus complexe, il faut reconnaître que l’imaginaire se nourrit de l’imaginaire sur lequel il rebondit et que les scénarios pensables et reproductibles sont infinis, comme l’indique le cas de Dominique Pelicot, qui a patiemment classé, daté et filmé la diversité de ses abus sur son épouse.

Le très émouvant et délicat documentaire d’Arte Mères à perpétuité invite à se pencher sur une autre dimension des héroïnes de l’intime d’aujourd’hui, en portant le regard sur les femmes qui ont tué leurs enfants, pensant les accompagner dans la mort mais ratant souvent leur propre suicide. Ces mères infanticides, lorsqu’elles peuvent témoigner, disent que, par ce geste indéniablement criminel, elles ont voulu sauver leurs enfants d’une situation devenue à leurs yeux impossible à gérer. La mort donnée est donc un geste d’amour et la réalisatrice soutient ces femmes dans une parole qui hisse la contradiction à son niveau le plus haut. En les poussant à revenir sur la genèse de leur acte transgressif, elle leur fait avouer les agressions sexuelles dont elles ont été l’objet enfants. Elle en conclut que la violence subie par les femmes est reportée en continuité sur elles-mêmes et ceux qui sont une part d’elles-mêmes, leurs enfants. Il en irait autrement des hommes réactivant sur l’autre, les femmes, les comportements violents qui les ont atteints lorsqu’ils étaient petits. Si rien ne vient étayer au plan théorique cette supposée différence majeure entre hommes et femmes, en revanche les femmes infanticides sont déclarées héroïques et victimes, à l’épreuve de l’expérience unique de la maternité, qui en fait des mères comme condition ontologique d’être des femmes, ce qui aboutit à suivre les actrices dans leurs discours et à renverser radicalement le sens de leur geste létal. La victimisation apparait dans cette perspective désormais comme la principale ligne de décryptage de l’héroïsme féminin, appréhendé dans sa dimension strictement individuelle.

En effet, lorsque l’infanticide s’inscrit dans un cadre collectif comme celui du génocide rwandais, a contrario, il ne transforme pas en héroïnes les femmes qui, à la lecture de Tout les oblige à mourir 7, obéissent sans recul possible à un ordre étatico-racial qui frappe leur groupe de parenté et d’alliance au même titre que tous les membres de la société. L’ouvrage glacial de Violaine Baraduc s’attache, à partir de quelques exemples fouillés, à comprendre, dans l’articulation des processus objectifs et subjectifs, l’enchainement des meurtres en dehors de tout habitus de moralité et des préjugés usuels sur l’amour « naturel » des mères pour leurs enfants qui émaillent le documentaire précédemment cité. Les femmes ne sont pas considérées comme des victimes mais comme des sujets placés dans une configuration politique dramatique, mais malgré tout dotées de liberté. En effet les femmes infanticides se plient – dans le cadre des ordres génocidaires du moment – aux règles de la filiation patrilinéaire qui conduisent à considérer que l’enfant hérite de l’appartenance de son père et si ce dernier est tutsi, il doit donc mourir. Des grands-parents tuent similairement tous leurs petits-enfants les uns à la suite des autres, dès lors que ceux-ci s’inscrivent dans le lignage de leur père. Entre le Rwanda et la France, la question n’est pourtant pas celle de l’altérité du contexte social mais bien de la conception qui est livrée des femmes, estimées avant tout mères bénévolentes (même lorsqu’elles assassinent) ou êtres humains dotées de conscience et de liberté, se soumettant, contournant ou refusant la loi supérieure de l’État. Emprisonnées, puis jugées lors des procès ultérieurs, les femmes sont amenées à faire d’énormes efforts pour comprendre et prendre un peu de recul face à leurs infanticides.

Si, dans la période actuelle, la lutte contre les violences sexuelles est devenue politiquement principielle, corollairement l’intérêt pour les femmes auteures de violences et de meurtres s’est développé à travers une multitude de publications8 relevant de différentes sciences sociales et de la psychanalyse, sortant en partie les femmes de la simple victimisation mais les y replongeant aussi par d’autres biais en expliquant leurs gestes criminels par un passé victimaire. Soulignons à un autre niveau que l’héroïsation des femmes se joue aussi dans le cadre large et inversé de la déshéroïsation d’hommes célèbres dont l’immense bonté avait servi de modèle à plusieurs générations. L’abbé Pierre – qu’on redécouvre en obsédé sexuel impulsif et agressif – en est un exemple auparavant impensable, obligeant une fois de plus, après les héros coloniaux, staliniens et bien d’autres, à faire chuter les statues.

Les constats dressés ici sur une ligne constante de toujours plus de victimisation des femmes dans les médias, et les rapports politiques qui les instrumentalisent abondamment, ne s’inscrivent pas dans les antagonismes idéologiques actuels, qu’il s’agisse de regretter bêtement un âge d’or du féminisme combatif des années 70 ou au contraire de considérer qu’il offrait une fiction d’émancipation qui, sous couvert de libération sexuelle, profitait aux hommes. On ne saurait pas plus en déduire qu’une guerre idiote contre les hommes est aujourd’hui menée par les femmes, ou que ce qu’on désigne comme le masculinisme hégémonique devrait être abattu au profit des vertus féminines du care à étendre à la planète. Ces clivages idéels et bien d’autres oppositions chimériques dérivent en slogans creux continuellement rabattus et plaqués sur les terrains complexes des sociétés contemporaines numérisées. Ils donnent l’illusion d’appartenir au bon camp, celui qui défend les femmes contre la « terreur masculiniste9 », qui veut préserver tous les étants par le soin généralisé, qui s’érige contre l’extractivisme et adhère à l’ensemble des merveilleuses propositions éthiques du moment. Le mauvais camp est alors visionné dans un schème d’une simplicité lapidaire, tranchante, posant de tels interdits de réflexion que les débats et les luttes en cours s’en voient appauvries. De ces dichotomies démultipliées, les femmes ressortent accablées de dépendances tristement renaturalisées, quelques-unes volontairement, d’autres malgré elles, ne percevant pas le piège qui, au nom de leur bienheureux affranchissement, se referme sur elles. Pourtant le présent, avec toutes ses singularités inédites, mérite beaucoup plus d’analyses attentives et de distance concernant la condition des femmes, sur laquelle néanmoins semblent se renouveler en permanence les pires poncifs du passé.

1Magali Della Suda, Les nouvelles femmes de droite, éditions hors datteinte, 2022.

2Taslima Nasreen, Lajja, la honte, Stock, 1993.

3Malala Yousafzai, Moi Malala, Livre de poche littérature, 2014.

4Anne Querrien & Monique Selim, La libération des femmes, une plus-value mondiale, L’harmattan, 2015.

5Mona Chollet, En finir avec la culpabilisation, La Découverte, 2024.

6Bernard Hours & Monique Selim, Lempire de la morale, L’harmattan, 2020.

7Violaine Baraduc, Tout les oblige à mourir. Linfanticide génocidaire au Rwanda en 1994, CNRS éditions, 2024.

8Loïc Cadiet et alii, Figures de femmes criminelles de lAntiquité à nos jours, éditions de la Sorbonne, 2021 ; Geneviève Morel, Du crime féminin. Clinique, faits divers et thrillers, Eres, 2024.

9Stéphanie Lamy, La terreur masculiniste, éditions du Détour, 2024.