L’image du Covid 19 – petites taches orangées accrochées à des cils de cellules bleus sur un fond gris – renvoie à un imaginaire de peinture abstraite ou d’effets spéciaux : final halluciné de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968), ou plongée psychédélique dans l’explosion atomique de Twin Peaks : The Return de David Lynch (2017). À moins que le contraste chromatique (orange, bleu) ne corresponde à une imagerie thermique et au film Ni le ciel, ni la terre de Clément Cogitore (2015).

Les virus se soustraient au visible. Leur système de reproduction parasitaire fait qu’ils ne figurent en biologie sur aucun arbre de classification. Ils opèrent sous l’image, de manière rhizomique, par détournement des informations génétiques des cellules qui les accueillent, en leur commandant de nouveaux exemplaires, invisiblement altérés. D’où l’inquiétante étrangeté dont ils sont porteurs, et notre oscillation entre incrédulité et paranoïa.

Parmi les clichés du moment, nous comptons d’abord les gros plans sur des visages : des gens anonymes qui se self-filment chez eux, des stars et des journalistes confinés et sans maquillage. S’il ne fallait retenir qu’un visage, ce serait celui de Li Wenliang, ce médecin lanceur d’alerte de Wuhan, qui n’était pas virologue mais ophtalmologue. Viennent ensuite les images médiatiques, plans moyens et plans rapprochés : gens sans ou avec masques, représentants anonymes de l’État qui symbolisent leur fonction, cortège des officiels qui discourent, sur des estrades, devant les bâches vert kaki d’un hôpital militaire ou, plus traditionnel, les grands dirigeants à leur bureau : Macron à l’Élysée, Merkel avec une fenêtre donnant sur le Bundestag, Trump dans le bureau ovale, la reine d’Angleterre à Buckingham.

Concluons cette taxinomie par les plans d’ensemble sur les foules et les décors : gens insouciants dans les parcs, puis gens soucieux qui se ruent au supermarché, rayons pleins et vides, rues de quartiers populaires trop remplies et rues de Paris vides, où circulent des drones qui ordonnent de rentrer chez soi.

Des pelleteuses de Wuhan ont, picturalement, fait sortir de terre un hôpital en dix jours. Paysage du vide et du plein, de petites taches bariolées, orange, jaune, cyan, sur un fond de terre ocre marron.

Territoire, sécurité, population – comme le titrait Michel Foucault – contrôlés par le dispositif optique du drone, complément du microscope, de la caméra de surveillance et de ces systèmes de « reconnaissance faciale » qui se développent tandis que les visages s’anonymisent derrière les masques.

Deleuze écrivait que ce « n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film ». Notre mauvais film est un remake du Dawn of the Dead (1978) de George Romero. Notre anti-modèle du virus, rhizomatique et cinématographique, est le zombie, couplé au body snatcher, ces plantes venues d’outre-espace qui prennent apparence humaine dans le film éponyme de Don Siegel (1956).

Deleuze ajoutait : « on se demande ce qui maintient un ensemble dans ce monde sans totalité ni enchaînement. La réponse est simple : ce qui fait l’ensemble, ce sont les clichés, et rien d’autre1 ».

Dans une interview réalisée durant le confinement, Jean-Luc Godard complétait en déclarant : « Ça me dépasse… Ou quel est l’envers du mot dépasser ? Ça me soustrait ». Pas d’image juste ni juste des images, seulement une soustraction des images qui nous soustrait à la réalité et à nous-mêmes. Une image frappante du virus, celle de sacs mortuaires noirs, entassés dans une pièce, était une fake-news : un montage de cadavres emballés en Équateur, dans le décor extérieur d’un hôpital new-yorkais2.

[voir Asymptomatique, FacialeZombies]

1 Respectivement Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 223, et L’Image-mouvement, op. cit., p. 281.

2 Fabien Leboucq, « Cette vidéo d’un homme marchant sur des sacs mortuaires a-t-elle été filmée dans un hôpital new-yorkais ? », Libération, 4 avril 2020.